J'insère la clé dans le contact et la tourne. Le moteur vrombit, couvrant un instant le battement lourd de mon cœur. Quelques secondes plus tard, je m'élance sur la route.
Ce matin, une journée chargée m'attend. Plusieurs rendez-vous, certains avec des patients réguliers que j'accompagne depuis des mois. Écouter. Comprendre. Aider à démêler les nœuds des pensées . C'est ma mission. Mon refuge aussi, d'une certaine manière. J'ai toujours été sensible. Trop sensible, diraient certains. Mais c'est cette sensibilité-là qui m'a permis de tendre la main à ceux qui en avaient besoin. Elle m'a menée jusqu'à ce diplôme de psychologie décroché à l'université de Cleavers. J'avais vingt-cinq ans et l'impression de tenir le monde entre mes mains. Réaliser un rêve aussi tôt, c'était un privilège. Trois ans plus tard, je me surprends encore à remercier mes parents pour le soutien indéfectible qu'ils m'ont offert. Sans eux, je ne serais pas là. La route s'ouvre devant moi, baignée par un soleil éclatant dans un ciel d'un bleu limpide. Une belle journée s'annonce. Enfin... j'essaie d'y croire. Un sourire timide étire mes lèvres. Sans savoir pourquoi, j'appuie sur le bouton de la radio. Une chanson de Taylor Swift envahit l'habitacle, ses accords familiers résonnant comme une bouffée d'air frais. La chance. Écouter du Taylor Swift quand on a le cœur en miettes... c'est presque thérapeutique. Je fredonne, hochant la tête au rythme, me laissant aller à quelques sourires. Je n'ai peut-être pas une belle voix, mais sur une piste de danse, je sais faire des ravages. Cette pensée me tire un petit rire, vite étouffé. Peut-être devrais-je recommencer à sortir, à m'amuser. Retrouver des amis. Depuis Frost, je me suis tellement renfermée... Le trajet défile, léger, joyeux malgré le poids en moi. Finalement, je me gare devant la clinique. Mon refuge professionnel. Mon royaume. Le bâtiment s'élève sur deux étages, moderne, aux vitres lisses et aux couloirs lumineux. À l'intérieur, des bureaux spacieux, une équipe de professionnels de santé : des psychologues qui travaillent à mes côtés. Mais les cas les plus complexes... c'est moi qui les prends en charge. Toujours moi. Je descends de la voiture, ajuste mon sac sur mon épaule et franchis les portes. Mes talons résonnent sur le carrelage brillant, chaque pas est un rappel de la façade impeccable que je m'impose ici : rester droite. À l'accueil, Mireille Ferrot s'affaire déjà derrière son écran. Une jeune femme à la peau caramel, aux yeux dorés qui accrochent la lumière, concentrée, mais toujours avec ce petit sourire bienveillant lorsqu'elle me voit passer. Puis, soudain, je sens une présence derrière moi. — Bonjour Madame Harel. Voici votre café. Je me raidit à l'entente de ce nom, puis me tourne. Gabriel Happs me tend un gobelet kakis avec mon prénom écrit dessus. Ses lunettes glissent un peu sur son nez, et son sérieux contraste avec son air juvénile. Gabriel est un ami de longue date, devenu mon assistant. Nous nous connaissons depuis la fac. Mais il est toujours si consciencieux, trop rigide parfois. — Pitié, Gab', appelle-moi simplement Anna, dis-je en prenant le café. Il se place devant moi, droit comme un piquet. — Nous sommes au bureau, Anna... enfin, madame. Je dois t’appeler Madame, je suis ton employé. Je roule des yeux. — Tu es avant tout mon ami. Et puis, tu sais très bien que je ne considère pas ceux qui travaillent ici comme de simples employés. Nous formons une équipe. Presque une famille, non ? Ses lèvres s'étirent en un sourire discret. — Hum... tu as peut-être raison. Je ferai un effort. — Bien, je soupire en reprenant ma marche. Gabriel emboîte le pas. — Alors... tes premiers rendez-vous sont déjà arrivés, m'informe-t-il. Le jeune Cole Matevens est là, et aussi Madame Sol Thompson... Je hoche la tête en silence, serrant mon café. La journée commence. Et avec elle, mon rôle. Celui de psy. Celui qui écoute les douleurs des autres pour mieux oublier les siennes. Nous arrivons devant les portes de l'ascenseur. Gabriel, toujours droit comme un soldat, me devance d'un pas. J'appuie sur le bouton par réflexe, mais il s'est déjà occupé de tout. Les portes s'ouvrent dans un chuintement métallique, et nous pénétrons à l'intérieur. Le trajet est court. Nous atteignons le premier étage. Un léger ding retentit, et les portes s'écartent pour dévoiler le vaste couloir de la clinique. Les murs, d'un beige apaisant, sont ponctués de tableaux abstraits aux couleurs douces. Le carrelage lisse reflète la lumière des néons, et déjà, l'odeur familière de désinfectant m'enveloppe. Sur la gauche, un espace lumineux sert de salle d'attente. Quelques fauteuils confortables en velours gris sont disposés autour d'une table basse garnie de magazines soigneusement rangés. Le bruissement discret des pages qu'on feuillette se mêle au tic-tac régulier d'une horloge murale. Des visages que je connais s'y lèvent brièvement vers moi : des patients fidèles, familiers, porteurs de leurs propres fêlures. Certains m'adressent un sourire timide, d'autres détournent rapidement le regard, perdus dans leurs pensées. Au fond, le bureau de Gabriel se dresse, comme un point d'ancrage. Un comptoir en bois clair, derrière lequel il s'installe aussitôt, ajustant ses lunettes et pianotant déjà sur son clavier. Son efficacité m'arrache un sourire en coin : décidément, il prend son rôle bien trop à cœur. Je continue mon chemin jusqu'à mon propre bureau. La poignée froide glisse sous ma main, et en franchissant le seuil, je retrouve l'espace qui est le mien. Un soupir m'échappe. Ici, tout est pensé pour apaiser. La pièce est grande, baignée par une lumière chaleureuse qui filtre à travers de larges rideaux en lin clair. L'air porte une légère fragrance de vanille et de bois, subtile, presque imperceptible. Mon bureau, une solide table en chêne, trône au centre, flanqué d'étagères garnies de livres aux reliures usées : psychologie, philosophie, mais aussi quelques romans glissés çà et là. Je dépose mon sac Burkin sur le bois lisse et passe distraitement la main sur sa surface. Deux fauteuils moelleux, recouverts de tissu beige, font face à mon siège. Entre eux, une petite table basse où repose toujours une boîte de mouchoirs et un carnet pour ceux qui aiment griffonner. Sur le mur du fond, une plante verte grimpe le long d'un tuteur, apportant une touche de vie à l'ensemble. Tout ici respire la chaleur, la sécurité. J'ai voulu que mes patients s'y sentent chez eux, qu'ils puissent déposer leurs fardeaux sans craindre le jugement. Et pourtant, parfois, je me surprends à penser que je suis celle qui aurait le plus besoin de s'asseoir dans un de ces fauteuils. Je me prépare pour mon premier rendez-vous : Cole Matevens. Un adolescent de seize ans, le regard sombre et les gestes brusques. Derrière sa carapace de provocation se cache une douleur qu'il n'a pas encore su nommer.Je descends les escaliers, le cœur battant, encore enveloppée dans cette décision qui a germé en moi la nuit précédente. Je porte une chemise de nuit et une paire de pantoufles. Tout est rose. Pourtant mon cœur lui, est sombre. Quand j'entre dans le salon, je le trouve là. Frost. Assis dans son fauteuil en cuir, le dos raide, le regard fuyant. Ses doigts tambourinent nerveusement sur l'accoudoir, comme s'il répétait mentalement un discours qu'il n'arrivait pas à se convaincre lui-même de croire. Il se lève aussitôt en me voyant. Le mouvement est brusque, maladroit. Il me fixe droit dans les yeux. Sans flancher. Et ce qui me frappe c’est le fait que son visage soit aussi…radieux le matin. Cela se voit qu’il n’a même pas verser une seule larme. Il ne regrette pas. Il ne souffre pas. Il tient un papier dans sa main droite. Quand il arrive devant moi, il inspire profondément, le regard fuyant tout à coup. Au fond, je sais ce qui écrit sur ce papier. J’y ai pensé hier soir et j’y pe
L'eau ruisselle, elle glisse sur ma peau. C’estglaciale, et je reste immobile. Comme une statue fissurée. Comme si j'attendais que ce froid m'achève, qu'il m'emporte avec lui.Je ferme les yeux et, malgré moi, les souvenirs affluent.Le jour du mariage. Les fleurs blanches, le parfum entêtant du jasmin. La salle pleine à craquer. Mon père qui tenait mon bras, tremblant d'émotion. Et Frost... Frost qui m'attendait là, au bout de l'allée, les yeux humides, le sourire fragile. Son regard m'avait transpercée. Je m'étais dit : « C'est lui. L'homme de ma vie. » Ce jour-là, j'y ai cru de toutes mes forces.Mais aujourd'hui... je ne sais plus. Était-ce moi qu'il regardait avec amour ? Ou juste une illusion qu'il se forçait à jouer ? Une pièce de théâtre dont j'étais le premier rôle... et la première victime.Je laisse un sanglot s'échapper, étouffé par le bruit de l'eau. Mes doigts tremblent quand je les plaque contre le carrelage glacé.Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Tous les signes
Je tiens à peine debout. Mes jambes tremblent comme si elles ne m'appartenaient plus, prêtes à céder sous le poids de la colère. Ma respiration se fait courte, sifflante, comme si l'air refusait d'entrer dans mes poumons. Ma vision se brouille, noyée par des larmes brûlantes qui se mélangent à la morve qui coule de mon nez. Je dois avoir l'air pitoyable, un spectacle lamentable de désespoir, et le pire, c'est que je me fais pitié à moi-même.Face à moi, Frost reste immobile, gardant une distance glaciale, comme s'il craignait de se salir en me touchant. Pas même une main tendue, pas même une étreinte pour m'assurer que ce qu'il dit – son soi-disant amour – est réel. Son silence me tue. Chaque seconde qui passe sans un mot de lui résonne comme une gifle supplémentaire. Je l'attends, encore. J'attends qu'il me dise quelque chose qui apaise ma douleur, une vérité qui justifie le cauchemar. Mais je sais déjà qu'aucune excuse ne sera suffisante.— Parle, bordel de merde ! hurlais-je d'une
Le ciel se teinte de gris et d'orange, un tableau presque apaisant, comme une promesse de sérénité. Mais en moi, ce n'est que chaos. Mon pied s'enfonce sur l'accélérateur, mon regard fixé droit devant, alimenté par cette détermination brûlante qui me pousse, qui me consume, qui me tient debout.Je jette un coup d'œil vers la boîte à gants. Les photos y sont rangées, ces preuves silencieuses de la trahison de Frost, de sa double vie. Trop dangereux de les garder à la maison, alors je les transporte ici, dans ce coffre à secrets roulant. Ma voiture est devenue le seul sanctuaire où personne n'oserait fouiner. Ironie cruelle : Frost n'a pas de soucis à se faire. Avec moi, son secret est bien gardé.Le moteur cesse de rugir. Je coupe le contact et reste immobile, les yeux rivés sur la porte de notre maison. Ma gorge se serre, mon estomac se retourne. La difficulté de ce moment me frappe de plein fouet. J'espère trouver la force de lui tenir tête. De ne pas m'effondrer. Pas ce soir. Pas ma
J'enchaîne ensuite avec les autres patients. Chaque séance me laisse un peu plus vidée, comme si je donnais une part de moi-même à chacun d'eux. Mais au final, il ne me reste rien à conserver. Un sentiment étrange d'empreinte vide, où l'on s'oublie soi-même au profit de l'autre.Il est quatorze heures lorsque Gabriel vient frapper à la porte pour m'informer que c'est l'heure de la pause. Mon bureau sent encore le mélange de café et de dossiers ouverts, et sur la table trônent des plats emportés : des nouilles thaïlandaises encore fumantes.— Quelle journée. Quatre rendez-vous d'affilée, lançai-je en remuant mes nouilles d'un geste mécanique.Gabriel se sert un verre d'eau, s'adossant à la table avec cette décontraction qui contraste avec mon agitation intérieure.— Oh oui. À ce propos, nous devons revoir ton agenda. Et peut-être confier certains patients à d'autres psychologues de la clinique. Comme ce jeune Cole, par exemple. Tu pourrais le transférer à Jessica.Cole.Son nom me trav
Je m'installe sur un siège, le carnet posé sur mes genoux, le stylo prêt à capturer ce qui se cache derrière les mots. Quelques secondes plus tard, la porte du bureau s'ouvre doucement. Le visage de Gabriel apparaît dans l'embrasure, ses yeux hésitants.— Je fais entrer le premier patient ?— Oui, vas-y !Il hoche la tête, un simple mouvement, presque imperceptible. Puis la porte s'ouvre un peu plus et Cole apparaît. Dès qu'elle se referme derrière lui, il sursaute légèrement, les mains crispées, les doigts entrelacés comme pour se retenir lui-même. Sa tête reste baissée, comme si lever les yeux serait trop demander.Il porte un jean bleu délavé, des baskets légèrement usées, un t-shirt blanc surmonté d'un sweat vert. Ses cheveux noirs sont en brosse, mais quelques mèches retombent sur son front. Ses lunettes rondes glissent un peu sur son nez, masquant des yeux où se lisent une inquiétude et une fatigue qui ne devraient pas appartenir à un adolescent.Je penche légèrement la tête, ch