J'enchaîne ensuite avec les autres patients. Chaque séance me laisse un peu plus vidée, comme si je donnais une part de moi-même à chacun d'eux. Mais au final, il ne me reste rien à conserver. Un sentiment étrange d'empreinte vide, où l'on s'oublie soi-même au profit de l'autre.
Il est quatorze heures lorsque Gabriel vient frapper à la porte pour m'informer que c'est l'heure de la pause. Mon bureau sent encore le mélange de café et de dossiers ouverts, et sur la table trônent des plats emportés : des nouilles thaïlandaises encore fumantes. — Quelle journée. Quatre rendez-vous d'affilée, lançai-je en remuant mes nouilles d'un geste mécanique. Gabriel se sert un verre d'eau, s'adossant à la table avec cette décontraction qui contraste avec mon agitation intérieure. — Oh oui. À ce propos, nous devons revoir ton agenda. Et peut-être confier certains patients à d'autres psychologues de la clinique. Comme ce jeune Cole, par exemple. Tu pourrais le transférer à Jessica. Cole. Son nom me traverse l'esprit comme un écho. Il me rappelle moi, adolescente. Timide, réservée, invisible aux yeux du monde, comme si la vie continuait autour de moi tandis que je restais figée. Je le comprends. Tout ce qu'il lui faut, c'est une oreille attentive, une présence qui ne juge pas et qui sait attendre. Sa tante pourrait être un soutien... mais d'après ce que j'ai observé, ils ne sont pas vraiment proches. Elle le dépose, puis revient le chercher. Elle ne s'enquiert jamais vraiment de ce qu'il ressent. Je sais que gérer un enfant seul n'est pas facile, et qu'elle fait de son mieux. Mais Cole a besoin de plus. Il a besoin de complicité, de quelqu'un qui sache écouter ses silences autant que ses mots. — On verra ça plus tard. J'aimerais continuer avec lui. Il commence à se sentir un peu plus à l'aise avec moi. Le changer de psy maintenant, ce serait tout chambouler. Il aurait l'impression de repartir à zéro. — Tu as raison, concède Gabriel. Nous en discuterons plus tard. Laissons un peu le boulot de côté maintenant. Et toi, comment tu vas ? Je ris légèrement, un son léger et sincère. C'est presque drôle, cette question lorsqu'on est psychologue. On sait que ce n'est pas une simple formalité : c'est une main tendue, une invitation à se livrer. Gabriel reste suspendu à mes lèvres, attendant une vérité. Je lui offre mon sourire le plus naturel : — Je vais bien. — Je n'y crois pas une seconde, dit-il en haussant les sourcils. Tu sors à peine, tu te concentres sur ton travail... et Frost... il vient de moins en moins à la clinique. Frost. Encore lui. Je repense à ses visites passées, aux déjeuners improvisés au restaurant du coin, aux discussions qui semblaient flotter dans l'air de mon bureau. Maintenant, il est absent. Comme s'il m'évitait volontairement. Je sens une boule d'appréhension se former au creux de mon estomac : la confrontation que je redoute semble inévitable, et je sais qu'elle devra avoir lieu, tôt ou tard. Mais pour l'instant, j'ai besoin de me confier, et Gabriel est un ami précieux. Ma langue se délie. Je parle de tout, sauf de la vie intime avec mon mari. — Ça ne va pas entre nous, avouai-je. Frost est très distant. — Je comprends, répond-il doucement. Il me semble que tu en avais déjà parlé à une patiente. Celle qui venait pour le même problème... elle évoquait son mari distant, et tu lui avais parlé de la théorie des trois ans après le mariage. Cette théorie. Elle flotte dans mon esprit, comme un rappel amer. Trois ans... le moment où la routine s'installe, où les distances se creusent. Une évidence que je voulais éviter, mais que la réalité me renvoie maintenant en pleine figure. Je laisse flotter dans l'air l'évocation de cette "théorie des trois ans". Gabriel me regarde attentivement, comme s'il voulait mesurer l'effet de ses mots sur moi. Je reprends, presque pour moi-même : — La théorie des trois ans... tu sais, c'est cette idée que beaucoup de couples traversent un tournant à peu près trois ans après le mariage. Les premières illusions s'estompent, la routine s'installe, et la proximité se fragilise. Les gestes deviennent mécaniques, les silences plus lourds. Les paroles qu'on échange sont souvent moins sincères, ou du moins moins nourrissantes. On n'y prête pas forcément attention, au début, mais ça s'installe. Gabriel hoche la tête. — Et toi, tu la vis, cette théorie...? Je détourne le regard, mon bol de nouilles entre les mains. Je sens la morsure de la fatigue, mais aussi celle de la déception. Trois ans... ça me semble à la fois court et interminable. Et c'est là, dans ces détails de la vie quotidienne — les silences, les distances, les gestes qui ne touchent plus — que je sens ce que cette théorie a de cruel. — Oui... souffle-je finalement. Ce n'est pas dramatique, mais... ça me pèse. Ce n'est pas qu'il m'ignore complètement, mais il est distant, ailleurs, et je... je me sens seule dans tout ça. Gabriel me tend un verre d'eau et me sourit avec cette douceur tranquille qui m'apaise un peu. — Parfois, explique-t-il, connaître la théorie ne change rien à ce qu'on ressent. Mais parler, réfléchir, se confier... ça permet de ne pas rester seule face à cette distance. Je bois une gorgée d'eau, sentant la chaleur revenir doucement dans mes mains. Oui, c'est ça. Même si Frost semble s'éloigner, même si cette théorie se vérifie dans ma vie, je ne suis pas obligée de porter tout ça seule. De toute évidence, je sais pertinemment que ce n'est pas uniquement une question de théorie ou de distance. Mais je choisis de ne pas l'évoquer pour l'instant. Je cogite, je rumine, comme un vieux moteur qui tourne sans fin, et ça me bouffe de l'intérieur. Chaque pensée tourne en boucle, chaque détail devient une obsession silencieuse. Tout ce que j'ai vécu aujourd'hui, toutes ces personnes que j'ai écoutées, soutenues, guidées... tout cela se mélange dans mon esprit. Et je réalise, avec une clarté presque brutale, que moi aussi, j'ai besoin d'aide. Moi aussi, j'ai besoin de me libérer de ce poids qui m'étouffe. Alors ce soir, je le confronterai. Frost. Je ne reculerai plus. Je lui montrerai les preuves que je détiens, au cas où il tenterait de nier les faits. Il n'y aura pas d'esquive possible. C'est la seule issue. Je sens déjà l'adrénaline et la peur se mêler, mais elles m'ancrent aussi dans une détermination nouvelle. Ce sera mon premier pas vers la guérison. Un geste pour écrire mes propres mots sur mes angoisses, pour reprendre possession de ce que je ne peux plus laisser en suspens. Ce soir, je ne resterai plus prisonnière de ce silence. Ce soir, je choisirai de me libérer.Je descends les escaliers, le cœur battant, encore enveloppée dans cette décision qui a germé en moi la nuit précédente. Je porte une chemise de nuit et une paire de pantoufles. Tout est rose. Pourtant mon cœur lui, est sombre. Quand j'entre dans le salon, je le trouve là. Frost. Assis dans son fauteuil en cuir, le dos raide, le regard fuyant. Ses doigts tambourinent nerveusement sur l'accoudoir, comme s'il répétait mentalement un discours qu'il n'arrivait pas à se convaincre lui-même de croire. Il se lève aussitôt en me voyant. Le mouvement est brusque, maladroit. Il me fixe droit dans les yeux. Sans flancher. Et ce qui me frappe c’est le fait que son visage soit aussi…radieux le matin. Cela se voit qu’il n’a même pas verser une seule larme. Il ne regrette pas. Il ne souffre pas. Il tient un papier dans sa main droite. Quand il arrive devant moi, il inspire profondément, le regard fuyant tout à coup. Au fond, je sais ce qui écrit sur ce papier. J’y ai pensé hier soir et j’y pe
L'eau ruisselle, elle glisse sur ma peau. C’estglaciale, et je reste immobile. Comme une statue fissurée. Comme si j'attendais que ce froid m'achève, qu'il m'emporte avec lui.Je ferme les yeux et, malgré moi, les souvenirs affluent.Le jour du mariage. Les fleurs blanches, le parfum entêtant du jasmin. La salle pleine à craquer. Mon père qui tenait mon bras, tremblant d'émotion. Et Frost... Frost qui m'attendait là, au bout de l'allée, les yeux humides, le sourire fragile. Son regard m'avait transpercée. Je m'étais dit : « C'est lui. L'homme de ma vie. » Ce jour-là, j'y ai cru de toutes mes forces.Mais aujourd'hui... je ne sais plus. Était-ce moi qu'il regardait avec amour ? Ou juste une illusion qu'il se forçait à jouer ? Une pièce de théâtre dont j'étais le premier rôle... et la première victime.Je laisse un sanglot s'échapper, étouffé par le bruit de l'eau. Mes doigts tremblent quand je les plaque contre le carrelage glacé.Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Tous les signes
Je tiens à peine debout. Mes jambes tremblent comme si elles ne m'appartenaient plus, prêtes à céder sous le poids de la colère. Ma respiration se fait courte, sifflante, comme si l'air refusait d'entrer dans mes poumons. Ma vision se brouille, noyée par des larmes brûlantes qui se mélangent à la morve qui coule de mon nez. Je dois avoir l'air pitoyable, un spectacle lamentable de désespoir, et le pire, c'est que je me fais pitié à moi-même.Face à moi, Frost reste immobile, gardant une distance glaciale, comme s'il craignait de se salir en me touchant. Pas même une main tendue, pas même une étreinte pour m'assurer que ce qu'il dit – son soi-disant amour – est réel. Son silence me tue. Chaque seconde qui passe sans un mot de lui résonne comme une gifle supplémentaire. Je l'attends, encore. J'attends qu'il me dise quelque chose qui apaise ma douleur, une vérité qui justifie le cauchemar. Mais je sais déjà qu'aucune excuse ne sera suffisante.— Parle, bordel de merde ! hurlais-je d'une
Le ciel se teinte de gris et d'orange, un tableau presque apaisant, comme une promesse de sérénité. Mais en moi, ce n'est que chaos. Mon pied s'enfonce sur l'accélérateur, mon regard fixé droit devant, alimenté par cette détermination brûlante qui me pousse, qui me consume, qui me tient debout.Je jette un coup d'œil vers la boîte à gants. Les photos y sont rangées, ces preuves silencieuses de la trahison de Frost, de sa double vie. Trop dangereux de les garder à la maison, alors je les transporte ici, dans ce coffre à secrets roulant. Ma voiture est devenue le seul sanctuaire où personne n'oserait fouiner. Ironie cruelle : Frost n'a pas de soucis à se faire. Avec moi, son secret est bien gardé.Le moteur cesse de rugir. Je coupe le contact et reste immobile, les yeux rivés sur la porte de notre maison. Ma gorge se serre, mon estomac se retourne. La difficulté de ce moment me frappe de plein fouet. J'espère trouver la force de lui tenir tête. De ne pas m'effondrer. Pas ce soir. Pas ma
J'enchaîne ensuite avec les autres patients. Chaque séance me laisse un peu plus vidée, comme si je donnais une part de moi-même à chacun d'eux. Mais au final, il ne me reste rien à conserver. Un sentiment étrange d'empreinte vide, où l'on s'oublie soi-même au profit de l'autre.Il est quatorze heures lorsque Gabriel vient frapper à la porte pour m'informer que c'est l'heure de la pause. Mon bureau sent encore le mélange de café et de dossiers ouverts, et sur la table trônent des plats emportés : des nouilles thaïlandaises encore fumantes.— Quelle journée. Quatre rendez-vous d'affilée, lançai-je en remuant mes nouilles d'un geste mécanique.Gabriel se sert un verre d'eau, s'adossant à la table avec cette décontraction qui contraste avec mon agitation intérieure.— Oh oui. À ce propos, nous devons revoir ton agenda. Et peut-être confier certains patients à d'autres psychologues de la clinique. Comme ce jeune Cole, par exemple. Tu pourrais le transférer à Jessica.Cole.Son nom me trav
Je m'installe sur un siège, le carnet posé sur mes genoux, le stylo prêt à capturer ce qui se cache derrière les mots. Quelques secondes plus tard, la porte du bureau s'ouvre doucement. Le visage de Gabriel apparaît dans l'embrasure, ses yeux hésitants.— Je fais entrer le premier patient ?— Oui, vas-y !Il hoche la tête, un simple mouvement, presque imperceptible. Puis la porte s'ouvre un peu plus et Cole apparaît. Dès qu'elle se referme derrière lui, il sursaute légèrement, les mains crispées, les doigts entrelacés comme pour se retenir lui-même. Sa tête reste baissée, comme si lever les yeux serait trop demander.Il porte un jean bleu délavé, des baskets légèrement usées, un t-shirt blanc surmonté d'un sweat vert. Ses cheveux noirs sont en brosse, mais quelques mèches retombent sur son front. Ses lunettes rondes glissent un peu sur son nez, masquant des yeux où se lisent une inquiétude et une fatigue qui ne devraient pas appartenir à un adolescent.Je penche légèrement la tête, ch