EmilyL’enveloppe repose sur mon bureau. Froide, muette, presque insolente dans son anonymat, elle capte toute la lumière blafarde de la pièce sans rien renvoyer. Une simple feuille glissée dans un rectangle de papier, et pourtant, elle contient le poids de mille vérités. Elle semble défier le temps lui-même, suspendue dans l’ombre d’un silence que rien ne viendra apaiser.Je la fixe longuement, le regard perdu dans cette forme ordinaire, mais capable de ravager des vies. Mon cœur se serre douloureusement, comme si ce papier pressait sur ma poitrine, comprime mon souffle. Ce poids-là, ce n’est pas juste du papier. C’est une bombe empaquetée, prête à exploser au moindre souffle. Une vérité qui se dérobe, qui menace de tout bouleverser.Je repense à Lorenzo, à ses silences lourds, pesants, à ses absences longues, à ce masque d’indifférence qu’il porte à présent et qui cache mal une tempête intérieure. À cette fracture subtile, presque imperceptible, mais tangible dans son regard fatigué
SandroIl y a quelque chose qui ne va pas.Je le sens. Ce n’est pas flagrant, pas brutal. C’est diffus, insidieux. Comme une vibration sourde dans les murs. Une inquiétude muette qui flotte dans l’air.Je la ressens au réveil, dans la façon dont Lorenzo me salue — ou ne me salue pas. Dans ses silences trop longs. Dans ses réponses mécaniques.Il ne me regarde plus comme avant.Il ne regarde plus personne comme avant.Même Alessia, il l’évite à moitié. Comme s’il avait peur de la toucher. De croiser ses yeux. Ou peut-être… de s’y reconnaître.Je ne comprends pas. Je ne veux pas tirer de conclusions hâtives, mais chaque cellule de mon corps me hurle que quelque chose s’est déplacé.C’est subtil. Une pause de trop entre deux mots. Une main qui ne se tend plus. Un regard qui passe à côté au lieu de s’arrêter.Je suis censé aller mieux. Reprendre vie, poser des repères.Mais tout ce que je pose semble glisser.Le sol est mouvant. Les murs respirent de travers. Même le café a un goût étrang
LorenzoIls dorment.Ou font semblant.Moi, je ne dors plus depuis deux nuits.Je suis resté là, dans ce fauteuil trop raide, à observer l’aube se lever sans jamais la voir vraiment. La pièce pue la fatigue, la tension sèche, le cuir vieilli de mes doutes. L’air est irrespirable et pourtant je ne bouge pas. Je m’accroche à ce silence, comme on s’accroche à un vertige.Le dossier est là, devant moi, toujours entrouvert. Une feuille dépasse, comme une langue moqueuse.Je n’ai même pas besoin de l’ouvrir. Je sais. Je sais déjà ce qu’il me raconte.Mais ce que je refuse encore d’admettre… c’est ce qu’il me suggère.Je serre les dents. Je me lève.Mes pas résonnent dans le parquet comme des coups de marteau dans ma cage thoracique. Je tourne. Je m’arrête. Je reprends. Une bête enfermée.Sandro dort. Il parle dans son sommeil. Un murmure à peine audible, comme un appel qu’on ne veut pas vraiment qu’on entende.Et puis il y a elle.Alessia.Allongée dans le canapé-lit de la chambre voisine,
SandroJe suis assis.Pas allongé. Pas couché. Pas attaché.Assis, droit, comme un homme qu’on ne peut plus endormir.Et déjà, ça change tout.Le monde a encore la texture du rêve.Mais un rêve que je perce avec les ongles, les dents, les silences que je n’accepte plus.Je sens chaque respiration comme une lame dans ma poitrine.Alessia est là, à mes côtés.Sa main reste posée sur la mienne comme une ancre. Un rappel : tu n’es plus seul.Lorenzo aussi est là.Il joue le calme. Il distribue les vérités comme des cartes dans un jeu où il ne veut pas perdre.Mais je vois son regard.Il sait qu’il est trop tard pour retenir ce qui monte en moi.— Tu veux la vérité ? me dit-il.Je hoche la tête. Lentement.Il sort un dossier. Épais. Abîmé sur les bords.Pas une relique. Une preuve.Il le pose devant moi avec le même soin qu’un médecin poserait une radio cancéreuse.— C’est ici que commence ton histoire.Pas dans une berceuse.Dans un rapport classé.Il tourne les pages. Et moi, je m’enfonc
AlessiaIl dort de nouveau.Pas dans l’oubli. Pas dans la fuite.Il dort avec ce poids dans les yeux cette lucidité neuve qui fait mal, qui mord jusque dans les rêves.Je n’ose pas le lâcher.Je sens encore ses doigts refermés sur les miens tout à l’heure, comme une déclaration silencieuse. Une manière de dire : je suis revenu.Lorenzo est là. Il ne s’est pas éloigné.Il s’est installé dans l’ombre, une chaise renversée contre le mur, et il fume dans le silence. Pas pour se détendre. Pour garder le contrôle.Il est comme ça, Lorenzo : chaque geste est une tension contenue.Je me lève, lentement, et je le rejoins.— Merci.Il écrase sa cigarette. Ne dit rien tout de suite.— Ce que tu viens de faire… ça n’a pas de prix, j’ajoute.— Ce n’est pas pour toi que je l’ai fait.Je le regarde. Puis je murmure :— Non. C’est pour moi… mais pas celle que tu croyais connaître.Il me fixe. Vraiment. Ses yeux n’ont jamais été aussi nets.— Tu changes, Alessia.— Je redeviens.Il hoche la tête. Une
SandroC’est comme une noyade.Je flotte dans une mer grise.Ni air, ni son.Juste le battement lourd d’un cœur oublié.Un cœur que j’aurais dû perdre depuis longtemps.Parfois, une voix traverse l’eau.Douce. Tremblante. Brisée.Elle se heurte aux parois de ma mémoire, comme un écho d’avant."Sandro…"Je ne sais pas qui je suis.Je ne sais pas pourquoi je suis encore là.Mais cette voix…Elle arrache quelque chose.Elle me tire vers le haut.Un parfum.Des doigts sur ma peau.Un mot. Encore. Plus fort cette fois.Sorellina.Et soudain… je me souviens.Une balançoire rouillée. Des cheveux attachés en deux couettes.Un rire clair. Une main qui serre la mienne.Des promesses d’enfants qu’on n’a jamais tenues.Et puis… le vide.Le cri. L’arrachement.Le néant.AlessiaJe ne sais pas depuis combien d’heures je suis là.Assise au bord de ce lit.À attendre qu’il ouvre les yeux.À le supplier de revenir.Chaque tic de l’électrocardiogramme me cloue un peu plus dans le réel.Celui où il est