MasukNaya
Mon premier jour.
Le siège de Varnier-Berthelot est une tour de verre qui se reflète dans la Seine, comme une épée de cristal plantée dans le ciel parisien. Dans le hall d’entrée, un atrium de plusieurs étages, des plantes tropicales touffues côtoient des sculptures métalliques abstraites. L’air y est encore plus conditionné, parfumé discrètement. Des hommes et des femmes en tenue impeccable glissent sur le sol de marbre, des tasses de café à la main, parlant d’un ton vif et assuré. Je me sens transparente, puis horriblement visible.
Claire m’attend, l’air aussi impatient que la veille.
— Suivez-moi. Vous êtes assignée au pôle Innovation, étage 24. Vous serez l’assistante de support pour M. Varnier. Ne parlez que si on vous interroge. Observez. Apprenez.
L’ascenseur est un habitacle de verre qui s’élance dans les airs, la ville qui s’affaisse sous nos pieds. Mon estomac se soulève. L’open space du 24e est un plateau immense, inondé de lumière. Les bureaux sont des îlots de design minimaliste. Tout est blanc, gris, bois clair. On entend le cliquetis feutré des claviers, le bourdonnement bas des conversations téléphoniques.
Mon bureau est petit, dans un coin, mais il a une vue. Une vue à couper le souffle sur les toits de Paris. Je m’assois sur la chaise ergonomique, qui semble m’envelopper. L’ordinateur est allumé, son écran lisse et noir.
Et c’est là qu’il arrive.
Pas comme une tempête, mais comme un changement de pression dans la pièce. Une attention se déplace vers la porte. Lysandre Varnier entre d’un pas rapide, vêtu d’un jean sombre et d’une chemise blanche aux manches déjà retroussées. Il parle à quelqu’un derrière lui, d’une voix calme mais qui porte. Son regard balaie la pièce, s’arrête une micro-seconde sur moi. Un point d’intérêt dans un champ de données connues.
Il se dirige vers son bureau, puis semble changer d’avis. Il vient vers moi. Je me redresse, les mains moites.
— Vous êtes la nouvelle. Naya, c’est ça ?
— Oui, monsieur.
— Lysandre. Personne ne m’appelle « monsieur » ici sans que je le prenne pour une insulte. Vous savez utiliser un logiciel de gestion de données propriétaire ? Celui qui fait hurler les gens normaux ?
— Je… J’ai lu le manuel en ligne. Hier soir.
Un sourcil se lève. Une lueur dans ses yeux gris-vert.
— Vous avez lu le manuel. Volontairement. C’est soit très courageux, soit très stupide. On va voir. Venez.
Il ne demande pas, il constate. Je le suis jusqu’à son bureau, qui est étrangement… vivant. Désordonné. Des feuilles couvertes de formules, un prototype électronique démonté, une tasse de café froid. Pas le décor aseptisé des autres.
Il se penche sur mon épaule pour montrer quelque chose à l’écran. Sa présence est une onde de chaleur. Il sent le savon noir, le café, et quelque chose d’électrique, comme l’air avant un orage. Sa voix, un ronronnement grave à mon oreille, explique la logique du logiciel. Je ne comprends pas tout, mais j’écoute chaque inflexion, je capte chaque mouvement de ses mains – des mains fortes, aux doigts longs, avec une fine cicatrice sur l’articulation du pouce.
— Ici, il faut le persuader, pas lui ordonner, dit-il. Il déteste les ordres.
Il parle du programme comme d’une entité vivante, capricieuse. Je hoche la tête, hypnotisée.
— Pourquoi êtes-vous venue ici, Naya Mendes ?
La question me percute. Je mens, instinctivement, avec la facilité de celle qui a caché sa pauvreté toute sa vie.
— Pour l’opportunité. Pour apprendre.
Il tourne la tête. Son regard, de si près, est insoutenable. Il scrute, il sonde.
— Tout le monde ment, dit-il doucement. Mais ta bouche dit « opportunité » et tes yeux disent « survie ». C’est plus intéressant.
Personne ne m’a jamais vue ainsi. Pas même Mama, qui voyait en moi sa force, son espoir, mais pas cette lutte animale pour la surface. Je me sens mise à nu. Terrifiée. Et incroyablement vivante.
C’est à ce moment qu’elle apparaît.
Liora
Je les observe depuis mon bureau, derrière la vitre teintée de mon bureau d’angle, un étage au-dessus. Lui. Et elle.
Lysandre est penché sur le bureau de la nouvelle, dans l’open space. Naya Mendes. Son nom est simple, trop simple pour cet endroit. Elle est arrivée ce matin, je l’ai vue traverser le hall. Elle portait une robe bleu marine cheap, ses yeux grands ouverts buvant tout, effrayés et déterminés. Une biche dans un abattoir climatisé. Mais elle avait une façon de se tenir, droite malgré tout, qui m’a agacée.
Et maintenant, elle est avec lui. Et ce n’est pas la peur que je vois sur le visage de Lysandre. C’est de l’intérêt. Une curiosité intense, presque clinique. Il lui explique quelque chose, son doigt traçant des lignes sur l’écran, et elle écoute, absorbée, mordillant sa lèvre inférieure. Un geste d’une vulnérabilité frustrante, presque indécente.
— Tu la dévores des yeux.
LioraLe sujet de Naya, lancé ainsi, est comme une pierre dans l’eau stagnante.—Anaïs ? Elle était incompétente. J’ai exposé cette incompétence. C’est une leçon.— Une leçon, répète-t-il, avec une nuance d’ironie. Ou un avertissement ?Je le fixe, essayant de percer à jour son jeu.—Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Elle n’est rien.Il prend une gorgée d’eau, son regard perdu dans les profondeurs bleutées de l’aquarium.—Parce que « rien » est souvent la chose la plus intéressante. Elle ne fait pas partie de votre échiquier. Elle n’en connaît pas les règles. Cela la rend… imprévisible. Et l’imprévisible est la seule vraie variable dans toute équation.Je sens une pointe de cette jalousie méprisable, acide, me transpercer.—Vous aimez les projets, c’est ça ? Les choses à réparer, à façonner ?Il tourne enfin son regard vers moi. C’est un regard qui me déshabille, non pas de mes vêtements, mais de mes couches d’assurance, de mes titres, de mon nom.—Je n’aime pas les projets. Je c
LioraLa limousine glisse dans la nuit parisienne, un cocon de cuir et de silence. Mon reflet, parfaitement net dans la vitre teintée, me fixe. J’essaye de retrouver en moi la froide satisfaction de ce matin, après avoir relégué Naya à son insignifiance dans la salle Atlas. Elle devait se sentir minuscule, perdue, brisée.Pourtant, la victoire a un goût de cendre.Parce que lui était là.Lysandre.Le souvenir de sa présence dans la pièce me brûle encore. La façon dont il s’est dressé, sans une note, et a tenu toute l’assemblée en haleine. Pas avec des menaces ou des cris. Avec l’implacable logique d’un scalpel. Il a opposé à mon avancée stratégique, à mes arguments financiers, une vérité plus fondamentale : la survie.Il ne pense pas en termes de pouvoir. Il pense en termes de danger.Cette pensée est un vertige. Dans mon monde, tout est pouvoir. L’argent, les relations, le nom, l’apparence. Des armes que je manie depuis l’enfance. Lysandre, lui, semble manier des forces plus primitiv
NayaLe réveil sonne à six heures. Le son est un poignard dans le silence de mon sommeil lourd, agité. Je n’ai pas fermé l’œil avant trois heures du matin, mon cerveau tournant en boucle entre les humiliations de la veille, la voix de Lysandre, et le code pour un falafel.Une arme. C’est ce que j’ai décidé.Je me lève, le corps raide, les yeux cernés. Je prends une douche glacée, la seule façon de me réveiller vraiment, de chasser la peur qui veut s’incruster dans mes os. Sous le jet, je répète ma nouvelle résolution, comme une prière laïque : Je ne suis pas une victime. Je suis une survivante. Je vais apprendre.Dans le miroir embué, mon reflet est pâle, déterminé. Je m’habille avec soin, la même robe modeste mais propre. Je passe dix minutes sur internet, à apprendre les bases d’un logiciel de présentation. Ce n’est pas suffisant, mais c’est un début.À huit heures, je suis à mon poste. Avant même de m’asseoir, Claire, l’assistante aux lèvres pincées, s’approche.— Vous avez une réu
LioraLa lueur bleutée de l’écran de mon ordinateur est la seule source de lumière dans mon bureau du trente-deuxième étage. Le silence est absolu, à peine troublé par le bourdonnement lointain de la ventilation. Il est vingt-et-une heures dix-sept. Paris scintille à mes pieds, un tapis de diamants noirs.Je ne suis pas ici pour travailler. Je suis ici pour penser.Mon doigt effleure le trackpad, faisant défiler les pages du rapport que Naya ou plutôt, Anaïs a finalement envoyé à dix-huit heures vingt. Le document est médiocre. La mise en forme est bancale, l’analyse superficielle, le style hésitant. Un travail d’amateur. Le genre de chose que j’aurais jeté à la poubelle sans un second regard si elle venait de n’importe qui d’autre.Mais cela ne vient pas de n’importe qui.Je ferme le fichier. Mes paupières sont lourdes, mais mon esprit est un volcan en activité. Son visage m’obsède. Pas sa maladresse, ni ses vêtements bon marché qui sentent la sueur et la peur. Non. Ce qui me hante,
NayaJe reste un moment interdite. Puis un sourire, minuscule, fend mes lèvres sèches. Il m’a vue. Il a vu les assauts, et il ne m’a pas jugée vaincue. Il m’a donné un code pour un falafel. C’est la première marque d’humanité, de bonté même, que je reçois depuis mon arrivée. Elle vient de l’homme qu’on dit le plus dangereux de la tour.L’après-midi est un champ de mines.14h00 : Claire me demande de refaire toute la numérisation du matin parce que « les métadonnées sont mal renseignées ». Je m’exécute, plus lentement, en vérifiant chaque case.15h30 : Une tempête éclate parce qu’un rapport urgent pour le conseil d’administration n’a pas été imprimé sur le papier « vergé prestige 120g » mais sur du banal 90g. Je dois courir jusqu’au service logistique, supplier pour avoir les bonnes rames, et réimprimer 50 pages sous le regard noir de l’assistante du directeur général.16h45 : Liora repasse. Elle s’arrête devant mon bureau.— Les notes de la visio de Singapour. Je les veux synthétisées
NayaLes spécifications font trois pages. Des protocoles de connexion obscurs, des logiciels de visio que je n'ai jamais vus. La salle Omega est au 28e étage, un aquarium de verre avec une vue à 360 degrés sur Paris. J'arrive à 10h40, le cœur battant. L'équipement est un monstre de technologie : écrans tactiles, tableaux interactifs, une forêt de micros.Je tâtonne. Un écran reste noir. Le logiciel de traduction simultanée demande un code d'accès que je n'ai pas. La sueur perle dans mon dos.À 10h44, Liora entre. Elle est vêtue d'un tailleur couleur crème qui épouse ses formes à la perfection. Ses cheveux sont un casque de soie blonde. Elle me jette un regard.— Tout est prêt ?— Le… l'écran principal ne s'allume pas. Et le logiciel de traduction…— Trouvez une solution. Maintenant.Sa voix est un couteau de glace. Elle s'installe à la tête de la table, affiche un sourire professionnel parfait pour la caméra qui va s'allumer. Je suis en panique totale. Je presse des boutons au hasard.







