Mag-log in
La lumiére de ce début d'automne caresse les boiseries sombres de mon cabinet avec une douceur trompeuse. Je suis assise dans mon fauteuil, celui qui a vu tant de confessions, tant de silences lourds de sens. Mes doigts effleurent le cuir usé, un geste rassurant, un ancrage. Je respire un grand coup. C'est l'heure.
La porte s'ouvre sans un bruit. Et le temps, d'un seul coup, semble se figer.
Il entre. Liam. C'est son nom. Un prénom ordinaire pour un homme qui ne l'est pas.
Mon premier réflexe est professionnel, une analyse rapide, presque froide. La trentaine, grand, une élégance décontractée qui ne doit rien au hasard. Mais c'est son regard qui fige l'air dans mes poumons. Gris-vert, d'une clarté troublante. Il ne fuit pas, ne cherche pas non plus à dominer. Il absorbe. Il pose sur moi un regard qui semble déjà tout connaître, un regard qui palpe l'âme.
— Bonjour, Docteur Valois.
Sa voix. Plus grave que je ne l'imaginais. Elle semble caresser chaque syllabe de mon nom, lui donnant une résonance nouvelle, presque intime. Une onde parcourt mon échine. Je m'éclaircis la gorge, espérant que le son qui en sortira sera neutre, contrôlé.
— Bonjour. Asseyez-vous, je vous en prie.
Il s'assied avec une grâce animale, déposant son manteau sur le bras du canapé. Pas de nervosité, pas de hâte. Comme s'il était attendu. Comme s'il rentrait chez lui. Le silence qui s'installe n'est pas un vide à combler. C'est une présence. Une entité palpable qui se love entre nous. Je sens mon pouls battre à mon poignet, un petit rappel discret de mon propre corps.
— Alors, qu'est-ce qui vous amène à moi, Liam ?
Il croise les jambes, ses mains se rejoignant sur son genou. Des mains longues, fines. Des mains de pianiste. Ou d'étrangleur. La pensée fuse, incontrôlable, et je la chasse aussitôt.
— Je crois que je me perds, Docteur.
Il dit cela avec un demi-sourire, comme s'il partageait une plaisanterie dont moi seule ignorais la chute. Ses yeux ne me quittent pas.
— Vous perdez ?
— Dans mes rêves. D'abord. Et maintenant, la frontière devient... poreuse.
Il penche légèrement la tête. La lumiére joue dans ses cheveux, soulignant des reflets châtains.
— Je ne sais plus très bien où commence le cauchemar et où finit ma vie.
Je hoche la tête, prenant des notes que je ne lis pas. Mon stylo glisse sur le papier, traçant des mots sans conviction. Tout mon être est tendu vers lui, captant chaque micro-expression, chaque inflexion dans sa voix.
— Pouvez-vous me décrire un de ces rêves ?
Son sourire s'accentue, mais il n'atteint pas ses yeux. Ses yeux restent sérieux, intensément fixes.
— C'est toujours le même au début. Je suis dans une forêt, la nuit. Je sais que je dois trouver quelque chose. Ou quelqu'un. Je cours, les branches me griffent le visage. Et puis j'arrive dans une clairière. Il y a une femme. Elle me tourne le dos. Elle porte une robe que je reconnais, mais je ne sais plus de où. Je l'appelle. Elle ne se retourne pas. Je fais le tour pour la voir... et c'est à ce moment-là que je me réveille. Le visage... c'est toujours le mien.
Un frisson me parcourt. Ce n'est pas le contenu du rêve, banal dans son étrangeté. C'est la façon dont il le raconte. Une confidence murmurée à un complice. Il ne s'adresse pas à une thérapeute. Il s'adresse à moi. Chloé. Personnellement.
— Et cette sensation de porosité, depuis quand l'éprouvez-vous ?
— Depuis que j'ai pris rendez-vous avec vous.
Le choc est sourd, physique. Mon stylo s'immobilise. Je relève la tête, forcant mon regard à rencontrer le sien. Il est toujours aussi calme, aussi lucide.
— Expliquez-moi.
— J'ai vu votre photo sur le site de la clinique. Et cette nuit-là, dans le rêve... la femme dans la clairière portait cette robe bleue. La vôtre.
Le sang se retire de mon visage. Je porte effectivement une robe bleue aujourd'hui. Celle de la photo sur le site. Un détail. Un insignifiant détail. Cela pourrait être une coïncidence. Une construction de son esprit. Mais la précision, le timing... C'est impossible. Et pourtant.
Je sens un vertige me gagner. Les murs de mon cabinet, mon sanctuaire, semblent se rapprocher, puis s'éloigner. Le sol se dérobe sous mes pieds. Je suis en train de perdre le contrôle de la séance. De moi-même.
Je fixe Liam. Il n'a pas bougé. Il attend. Il observe l'effet de ses mots sur moi avec une curiosité détachée, presque scientifique. Comme s'il était de l'autre côté du miroir sans tain. Comme s'il était en train de m'analyser.
Et la pensée, terrifiante et irrépressible, explose dans mon crâne.
Qui est le patient ici ?
La séance vient à peine de commencer, et je sens déjà, avec une certitude viscérale, que rien ne sera plus jamais comme avant.
ChloéUne semaine s’est écoulée. Sept jours d’un silence de plomb. J’ai verrouillé ma porte, désactivé mon téléphone professionnel, vécu en autarcie dans mon appartement devenu une forteresse. J’ai essayé de lire, de regarder des films, de cuisiner. Rien n’y fait. Le silence est habité. Il est peuplé de ses mots, de son regard, du souvenir de ce baiser qui me hante plus que la gifle qui l’a suivi.Je n’ai signalé personne à la police. Son ombre souriante me nargue : « Nous savons tous les deux que vous ne le ferez pas. »Ce matin, le huitième jour, je me surprends devant mon téléphone éteint, la main tremblante au-dessus du bouton de mise en marche. J’ai soif de nouvelles. De sa voix. De la confrontation. De la brûlure.Je résiste. Je sors faire les courses, marchant vite dans les rues ensoleillées comme si je pouvais fuir mon propre esprit. Je rentre, les bras chargés de sacs que je pose à peine dans l’entrée.C’est alors que je la vois.Une simple enveloppe blanche. Glissée sous ma
ChloéLe jour se lève, impitoyable. La lumière froide de l'aube inonde mon appartement, soulignant chaque détail de mon désordre intérieur. Je n'ai pas dormi. Le goût de Liam est toujours là, un mélange de menthe et de quelque chose de sauvage, incrusté dans ma mémoire gustative. Ma joue droite, celle qui a porté le choc de ma propre gifle, picote étrangement.Je me lève, les membres lourds, et me dirige vers la salle de bain. Mon reflet dans le miroir me fait frémir. Je ressemble à une étrangère. Mes yeux sont cernés, mon regard fiévreux. Je passe l'eau froide sur mon visage, encore et encore, comme si je pouvais laver cette nuit, ce baiser, cette faille qui s'est ouverte en moi.Mais on ne lave pas une brûlure à l'eau froide.Je me prépare un café, les gestes mécaniques. Ma main tremble en portant la tasse à mes lèvres. Ses lèvres. Je revois son visage à la seconde où ma paume a claqué contre sa peau. La surprise, puis cette fascination sombre. Il avait aimé ça. Il avait aimé ma vio
ChloéSa main sur ma peau. C’est devenu l’unique point de référence dans mon existence. Une marque au fer rouge, invisible mais plus réelle que le sol sous mes pieds. Pendant deux jours, je n’ai fait que ressasser ce contact. Cette chaleur. Cette trahison de mon propre corps qui n’a pas sursauté, qui n’a pas fui.Je suis perdue. L’éthique n’est plus qu’un vieux parchemin poussiéreux. La peur a muté en une attente fébrile, coupable. Je suis assise dans mon salon, les lumières éteintes. La clé de laiton est posée sur la table basse, devant moi. Elle n’ouvre plus un simple passé. Elle ouvre un abîme en moi.Un bruit. Léger. À la porte.Mon corps se fige, puis se met en alerte. Je m’approche, je colle mon œil au judas.Le couloir est vide.Mais par terre, une enveloppe.Je la ramasse, les doigts tremblants. Je la déchire.Une photo de moi. Prises il y a quelques jours, au volant de ma voiture. Mon visage est tendu par la peur.Au dos, son écriture.« 127, rue de la Lune. 21h. Viens sans t
ChloéLa découverte du vieux dossier a transformé ma peur en quelque chose de plus dense, de plus organique. Une terreur ancienne, enfouie, qui remonte à la surface après dix ans de latence. Liam n’est pas un prédateur random. C’est une créature de mon passé que j’ai moi-même créée en l’abandonnant. Et il est de retour, non pas pour me tuer, mais pour me faire payer. Pour me faire ressentir.La séance d’aujourd’hui est différente. Je ne suis plus la thérapeute. Je suis la condamnée attendant son bourreau. Quand il entre, je ne lève même pas les yeux. Je fixe le dossier ouvert sur mon bureau. Son dossier.— Bonjour, Docteur Valois.Sa voix est douce, presque caressante. Il sait. Il sait que j’ai trouvé.— Liam.Il s’assoit, mais au lieu de se caler dans le fauteuil, il se penche en avant, les coudes sur les genoux. Son regard pèse sur moi.— Vous avez l’air fatiguée. Avez-vous mal dormi ?— Arrêtez.Le mot sort, tranchant, cassant le vernis professionnel.— Arrêter quoi ?— Ce jeu. Je
ChloéLa clé. Elle est devenue le centre de mon univers, un soleil noir autour duquel toutes mes pensées gravitent. Je la sens à travers le bois du tiroir, son poids magnétique déformant la réalité autour de moi.Je n'ai pas mis fin à sa thérapie.Ses mots résonnent encore en moi — Vous avez trop peur de ce qui se passera après. — Il a visé juste. La peur de l'inconnu est plus forte que celle de le revoir.Alors je garde le silence. Son prochain rendez-vous reste dans mon agenda. Une capitulation. Une folie.Trois jours se sont écoulés. Trois jours à sursauter au moindre bruit, à inspecter ma porte chaque matin. Je ne vis plus, je suis en état de siège.Et la clé, dans son tiroir, m'appelle.Ce soir, je craque. L'appartement est silencieux, plongé dans l'obscurité. Seule la lueur de la lune éclaire mon bureau. Mes doigts trouvent la petite clé du tiroir, puis la serrure.Le tiroir coulisse sans un bruit. À l'intérieur, le sachet avec le bouton de nacre, et à côté, la clé de laiton. El
ChloéMercredi. Le jour est arrivé, pesant comme une sentence. J’ai passé les deux derniers jours dans un état second, à la fois hyper-lucide et complètement détachée de la réalité. La clé est toujours dans mon tiroir. Son poids hante chacun de mes gestes.J’ai longuement envisagé d’annuler la séance. De lui envoyer un mail laconique mettant fin à sa thérapie pour « raisons personnelles ». C’eût été la solution logique, professionnelle, saine.Mais ce serait fuir. Et fuir, c’est perdre.Alors me voilà. Assise dans mon fauteuil, les mains posées à plat sur mon bureau pour qu’il ne voie pas qu’elles tremblent. J’ai revêtu mon armure beige. J’ai remis la photo de ma sœur sur l’étagère. Un acte de défi. Je refuse de laisser mon sanctuaire être modifié par sa présence.Quand Sophie l’annonce, ma gorge se serre. Mais ma voix est d’un calme surprenant, presque métallique.— Faites entrer.La porte s’ouvre. Il entre. Liam. Il porte une veste différente, bien sûr. Un léger sourire aux lèvres.