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Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu
Quatre-vingt-huit faire-part pour un non-lieu
Author: Noëlle Lecocq

Chapitre 1

Author: Noëlle Lecocq
À la énième annonce de suicide de Claudine, Gauthier a une fois de plus mis notre mariage en pause sans la moindre hésitation.

Serrant ma robe de mariée, symbole de bonheur et de pureté qui m'avait coûté si cher, je me suis placée devant lui : « Et si tu y allais après la cérémonie ? C'est la quatre-vingt-huitième fois. » Les larmes me montaient déjà aux yeux.

Gauthier a poussé un soupir et, le cœur lourd de remords, m'a serrée contre lui : « Accorde-moi encore un peu de temps, Léone. Tu sais bien que depuis cet accident, Claudine est si fragile… J'ai tellement peur qu'elle fasse une bêtise. Cette fois, je vais avoir une conversation claire avec elle. Ensuite, nous officialiserons notre union, immédiatement. »

C'était la quatre-vingt-huitième fois que j'entendais cette phrase.

Les quatre-vingt-sept fois précédentes, j'avais accueilli ces promesses creuses avec la ferveur d'une croyante, me répétant qu'un report n'avait pas d'importance, tant que Gauthier m'aimait.

Mais au final ? Chaque fois, notre mariage était annulé ou reporté. En quatre-vingt-sept occasions, nous n'avions même pas pu nous approcher de l'autel.

Tout cela était « grâce au » timing impeccable de Claudine, qui multipliait les crises : accident de voiture, dépression, menaces suicidaires… Et Gauthier, toujours dupé, se précipitait à son chevet pour, miraculeusement, apaiser son cœur « au bord du gouffre ».

N'était-ce pas ridicule ? Une personne prétendument assoiffée de mort, capable de s'entailler les veines, d'avaler des somnifères, de hurler son désespoir… retrouvait soudainement le goût de vivre dès que mon fiancé apparaissait.

Je suis restée silencieuse, le serrant de toutes mes forces, espérant le retenir.

Tandis que Gauthier tentait encore de me réconforter, ma mère, impatiente, le pressait déjà d'aller voir sa fille adoptive préférée : « Léone, ne sois pas capricieuse. Laisse Gauthier partir ! Claudine est montée sur le toit ! »

Mon père, le visage sombre, s'est joint à ses reproches : « Pourquoi tu dramatises encore ? Si Claudine n'avait pas été kidnappée à cause de toi, elle ne souffrirait pas de dépression ! Tu peux être égoïste d'habitude, mais là, une vie est en jeu, montre un peu de maturité ! »

Quand le téléphone a sonné une fois de plus, Gauthier a fini par lâcher ma main : « Léone, je dois y aller. Tu me comprends, n'est-ce pas ? »

Sans même attendre ma réponse, il m'a écartée et s'est précipité vers la sortie. J'ai trébuché, mon talon aiguille a vrillé, et j'ai perdu l'équilibre pour m'écrouler au sol. Mon bras a heurté violemment une décoration métallique sur le présentoir floral, s'ouvrant sur une large entaille.

Une douleur aiguë m'a transpercée tout entière, et un cri m'a échappé.

Mais mon futur mari a continué sa course vers la porte, comme si de rien n'était, sans un regard en arrière.

Voyant son dos qui s'éloignait, j'ai crié, brisée et désespérée : « Gauthier ! Je t'attendrai ici jusqu'à minuit ! Si tu n'es pas revenu d'ici là… inutile de penser à un mariage ! »

Il a entendu mes mots. Son pas a hésité une fraction de seconde. Mais il n'a pas tourné la tête.

Mes parents se dépêchaient aussi de sortir. En passant près de moi, mon père a eu un ricanement glacial : « Pour qui joues-tu la comédie ? Sache-le : même si on te demandait de céder Gauthier à Claudine, tu n'aurais pas ton mot à dire ! Ton bonheur prétendu est-il plus important que sa vie ? »

« Sois raisonnable, Léone », a enchaîné ma mère sur un ton de reproche, son regard étrangement complexe, « ce n'est qu'une cérémonie. Vous pourrez la reporter. Mais Claudine, elle, est au bord du gouffre. D'habitude, on te laisse rivaliser avec elle, mais là… on n'a pas le temps de céder à tes caprices. »

Ces mots, je les avais entendus d'innombrables fois depuis mon retour.

À l'époque, lorsque j'avais été retrouvée, Claudine vivait déjà depuis quinze ans dans ma propre famille en tant que leur fille adoptive.

Je ne leur avais pas demandé de la renvoyer. Au contraire, je l'avais sincèrement considérée comme une sœur. Mais elle aimait me prendre ce qui m'appartenait. Même une peluche qu'elle détestait ou une robe rouge qu'elle ne portait jamais, si j'en manifestais le moindre intérêt, elle s'en emparait.

Je lui avais demandé pourquoi elle agissait ainsi.

Sa réponse m'avait glacée jusqu'à la moelle : « Aucune raison. J'aime juste voir l'expression désespérée sur ton visage, quand je te prends tout. »

À l'époque, j'étais encore naïve. Je croyais qu'en répétant ces mots à mes parents, ils verraient la vraie nature de Claudine et cesseraient de me reprocher mon immaturité.

Mais au lieu de la compréhension que j'espérais, je n'avais reçu que des reproches glaçants : « Léone, comment as-tu pu devenir une fille aussi égoïste et menteuse ? Tu nous déçois tellement. »

Oui, j'avais sous-estimé l'emprise de Claudine et la place qu'elle occupait dans le cœur de mes parents.

Qu'ils soient déçus ou dégoûtés par moi, peu importait. J'étais trop épuisée pour me défendre, envahie par un froid et un engourdissement qui me transperçaient les os.

Je me suis relevée et ai pressé un mouchoir sur ma blessure qui saignait toujours. « Allez vérifier l'état de Claudine », ai-je murmuré, « elle est toujours sur le toit. »

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