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Chapitre 1

Author: lerougeecrit
last update Last Updated: 2025-06-09 03:45:41

Ava

Le Manoir De Luca, une forteresse ancestrale, érigée en pierre blonde, perchée comme un vautour sur la côte napolitaine, dominant la mer Tyrrhénienne. Il n’était pas juste vieux ; il était un vieux lion endormi, figé dans le temps, majestueux et menaçant, dont les rugissements s’étaient mués en murmures sensuels. Ses murs, polis par les siècles de soleil et de désirs inavoués, étaient surmontés de volets sombres, semblables à des paupières closes sur des secrets trop lourds pour être révélés.

L’ancienne bâtisse, transmise de père en fils comme une malédiction de velours, portait en ses fondations l’écho de générations de murmures et de désirs : secrets chuchotés à l’heure bleue, quand les corps se cherchaient dans l’obscurité moite des draps froissés, leurs peaux échangeant des frissons interdits ; pactes scellés dans la moiteur des caves voûtées, où les passions s’enflammaient comme des feux sacrilèges, laissant derrière elles des effluves de soufre et de jouissance ; et désirs étouffés, mais jamais éteints, sous des dentelles tremblantes, des souffles coupés et des peaux à vif, marquant les pierres de leur empreinte sensuelle. Une aura troublante émanait de ses pierres, un mélange de faste ancestral et de la pourriture sensuelle d’une âme tourmentée, une grandeur imposante et une menace latente qui électrisait l’air, promesse de volupté et de danger, un cocktail enivrant que seule Naples sait servir.

Les jardins en terrasses, taillés avec une rigueur quasi militaire, surplombaient les falaises abruptes. Les cyprès centenaires, dressés comme des sentinelles de pierre verte, défiaient les bourrasques marines et les souvenirs dérangeants qui s’accrochaient à chaque feuille, porteurs de secrets indicibles. Rien ne bougeait, sinon le vent, qui soupirait des promesses à peine effleurées, et l’oubli, cette caresse froide qui tentait d’apaiser les cœurs meurtris, sans jamais y parvenir tout à fait, laissant une trace de mélancolie tenace, comme un baiser amer sur des lèvres asséchées.

Je m’étais réfugiée sur la terrasse d’hiver, un espace vitré à la structure de fer forgé, où la lumière du soleil pâle caressait les courbes délicates de mon corps. Le lieu offrait une vue imprenable sur les vagues indociles, qui venaient se briser contre les roches avec la rage de celles qui n’avaient jamais appris à se soumettre, pareilles à des amants éconduits dont les caresses se faisaient violentes, écumantes. Pour un mois d’octobre, l’air restait d’une douceur trompeuse, une promesse éphémère de chaleur. La caresse salée du vent marin éveillait sur ma peau claire couleur pêche une chair de poule délicate, presque pudique, qui trahissait une sensibilité à fleur de peau, une attente silencieuse, un appel incandescent du corps. Mes longs cheveux bruns glissaient comme de la soie sur mes épaules nues, et j’étais enveloppée dans un long gilet de laine ivoire, tombant mollement sur mes épaules découvertes — une protection bien dérisoire contre l’immensité qui grondait à l’horizon, et celle qui grondait en moi, un feu sourd et insatisfait, une braise cachée sous la cendre, prête à s’embraser au moindre souffle. Mes yeux, d’un bleu saphir profond, reflétaient un vide sidéral, l’écho d’une âme que l’on avait dépouillée de toute substance, une poupée sans âme, vidée de toute étincelle, mais dont le cœur battait encore, férocement.

Entre mes doigts fins, je tenais un fusain, mes gestes précis et gracieux, empreints d’une délicatesse qui cachait une faim insatiable. Je dessinais en silence, mes pensées se mêlant aux traits noirs sur le papier. La mer, le ciel, la solitude. Des paysages de l’âme, plutôt que de la côte, des fragments de mon cœur esquissés dans la pénombre de mon art, chaque ligne une confession silencieuse, un désir contenu, une prière muette pour l’obscurité.

Le calme du manoir était trop parfait, un silence glacial, presque suspicieux, comme celui d’un amant qui attend son heure, le souffle court et le désir en embuscade, prêt à bondir. Ce genre de silence qui semble écouter, enregistrer, juger chaque frisson, chaque soupir, chaque battement de cœur. Chaque pierre me murmurait que je n’étais pas d’ici. Pas vraiment. Pas encore. Même si mon prénom, désormais, avait été greffé à celui du clan, comme une greffe délicate mais non encore acceptée, une possession récente mais non encore consommée, une toile vierge attendant d’être marquée par des mains expertes.

La porte vitrée derrière moi s’ouvrit lentement dans un léger crissement, brisant la quiétude, comme un voile qui se lève sur une vérité latente, sur une promesse cachée, et une menace exquise.

Madame Costa, la gouvernante, entra comme une ombre bienveillante et déposa une tasse fumante sur la table, la chaleur se répandant doucement dans l’air, m’enveloppant d’une tendresse inattendue, presque maternelle, une chaleur que mon corps réclamait. Ses traits marqués par les années de service, mais ses yeux vifs et bienveillants, trahissaient une loyauté discrète envers la jeune Madame De Luca que j’étais, et une compréhension silencieuse de ma prison dorée.

« Madame De Luca, vous allez attraper la mort avec ce vent... » dit la gouvernante d’une voix douce, empreinte de l’accent chantant de Naples, en refermant la baie vitrée avec un soin presque maternel. « Je vous ai préparé du thé au jasmin, il vous réchauffera le corps et l’âme. »

« Merci, Madame Costa... Vous en faites toujours trop, » murmurai-je, sans détacher mon regard de l’horizon, comme si l’immensité de la mer était le seul confident que je pouvais encore oser affronter, le seul reflet de mon propre vide, de ma faim inassouvie, d’un corps qui languissait.

« Je suis à votre service, Madame. C’est mon devoir. » Son regard s’attarda un instant sur ma silhouette frêle, une lueur de pitié et de compréhension y dansant, comme si elle lisait les secrets dans mes yeux.

« Quelle heure est-il ? »

« Presque dix-sept heures, Madame. »

« Je vois... Pourriez-vous me préparer quelque chose de léger pour dix-neuf heures ? Juste quelques olives et un peu de mozzarella, je n’ai pas grand appétit. »

« Vous n’attendez pas Monsieur ? » La question fut posée avec une délicatesse qui cachait une curiosité à peine voilée, un murmure d’interdit, une ombre de soupçon.

« Non. » Le mot tomba, simple, définitif, teinté d’une lassitude profonde, d’une résignation amère.

Un silence complice flotta un instant, chargé de non-dits et de l’ombre d’une vérité amère. Madame Costa inclina la tête, ses lèvres se pressant légèrement, puis s’éclipsa sans un mot de plus, me laissant, l’épouse de Vincenzo, seule avec mon thé et mes pensées — un thé trop doux, comme ma vie, désormais : sucrée en surface, mais amère dans le fond, une saveur de résignation qui me serrait la gorge, une faim inassouvie, un désir ardent et inexploré qui me brûlait de l’intérieur.

Je n’avais jamais prétendu vivre un mariage d’amour. Avec Vincenzo, les mots étaient rares, les regards vides, les gestes mesurés, presque absents. Pas de tendresse. Pas de complicité. Pas même de nuit partagée, de draps froissés par nos corps enlacés, de souffles mêlés, de peaux offertes à la fureur ou à la douceur du désir. Il dormait dans l’aile Ouest, moi dans l’aile Est, des continents séparés par une mer de non-dits et de froideur. Nos trajectoires ne se croisaient que pour maintenir l’illusion d’une union, une façade soignée pour un vide assourdissant, une comédie des apparences jouée devant le clan et la ville.

Trois mois. Trois mois que je portais le nom De Luca, comme un collier d’or trop lourd qui serre un peu trop la gorge, étouffant mes propres aspirations, mes propres désirs qui s’atrophiaient en moi, tels des fleurs privées de soleil, privées de la caresse du désir.

L’homme puissant m’avait épousée pour redorer l’image ternie du clan. Malgré leur fortune, leur influence, les De Luca restaient, dans les salons dorés de la haute société napolitaine, des mafiosi maquillés, dont le nom s’enfonçait dans les archives judiciaires comme un poignard dans la chair de l’Italie. Moi, Ava, je représentais l’élégance, la lignée, la respectabilité : arrière-petite-fille d’un ministre aimé et redouté, élevée dans l’art de la discrétion et des silences éloquents. J’étais l’épouse parfaite. L’alibi en dentelle, fragile et somptueux à la fois, une œuvre d’art offerte en sacrifice, une victime consentante sur l’autel du pouvoir et du plaisir non-assouvi.

Et j’avais accepté. Non par ambition, mais par nécessité, par un instinct de survie aiguisé, une faim viscérale de liberté, même si je devais le payer de mon corps, de mon essence. Ce mariage avait été le prix du salut de mon père. Un homme brisé, noyé dans l’alcool et les dettes après la mort de ma femme. Moi, seule héritière d’un nom vidé de sa substance, je m’étais vendue pour le sauver, offrant ma liberté en sacrifice, mon corps comme monnaie d’échange, un marché faustien passé avec le diable. J’avais eu le choix entre plusieurs monstres. Vincenzo, au moins, avait eu l’élégance de le présenter sous forme de contrat. Un pacte. Un arrangement. Une prison dorée, mais une prison quand même, où le désir, même interdit, pouvait parfois s’épanouir en secret, comme une fleur vénéneuse dans l’ombre, attirant le papillon par son parfum enivrant.

Je posai mon fusain, contemplai mon dessin, puis le glissai dans une pochette de cuir souple, comme pour y enfermer mes émotions, mes fantasmes inavoués et brûlants. Je rassemblai mon chevalet, ma trousse, et m’apprêtais à quitter la terrasse quand une silhouette se dressa devant moi, imposante et inattendue, une présence qui électrisait l’air, rendant l’atmosphère dense, presque palpable, comme une main invisible se posant sur ma nuque.

Monsieur Rosati, le majordome personnel de Vincenzo, s’avança et s’empara doucement de mon matériel, avec une déférence calculée, une prévenance presque troublante, un gloussement de pouvoir masqué, une promesse d’un service qui allait au-delà de la simple obéissance. Son costume sombre était impeccablement coupé, sa chemise d’un blanc immaculé, et son regard, bien que respectueux, portait une intelligence perçante, une sensualité contenue, un feu couvant sous la cendre de l’étiquette.

« Monsieur Rosati, je peux le faire moi-même, » protestai-je avec un sourire poli, mais une pointe d’agacement teinta ma voix, une impatience à peine voilée, un souffle d’indépendance, une tentation de défi.

« Monsieur a dit que nous devions veiller sur vous comme si c’était lui, Madame. Je doute qu’il accepte que vous portiez seule vos affaires de dessin. » Sa voix était douce, mais la fermeté sous-jacente était indéniable, une volupté dans l’obéissance qui me troublait.

« Je suis certaine qu’il ne sait même pas à quoi ressemble un fusain... » murmurai-je, moqueuse, une étincelle de malice dans le regard, un défi silencieux lancé à l’absence de mon mari, à son indifférence.

« Je le pense aussi, Madame, » répondit Rosati avec un mince sourire complice, une entente silencieuse s’établissant entre nous, une connivence qui flirtait avec l’interdit, avec une complicité sensuelle. Ses yeux sombres balayèrent mon visage avec une intensité qui ne m’échappa pas, un regard qui me déshabillait doucement, avec respect.

« Pardon, ce n’était pas très respectueux... »

« Ce n’est rien. C’est agréable de vous voir sourire, Madame. » Son regard s’attarda un instant sur la courbe de mes lèvres, comme s’il en goûtait le secret.

Il observa mes joues légèrement rougies par le vent, mes yeux clairs fatigués qui semblaient porter le poids d’un ancien chagrin, des traces d’une sensualité refoulée, d’un corps en attente, d’une soif ardente.

« Vous semblez frigorifiée... » Son ton était empreint d’une sollicitude discrète, presque d’une tendresse non autorisée, une chaleur qui contrastait étrangement avec le froid du manoir.

« Non, vraiment, ce n’est rien, je... »

Trop tard. Rosati donnait déjà des instructions à une femme de chambre. Il demandait qu’on me prépare un bain chaud et une tenue plus adaptée à la fraîcheur du soir, comme si j’étais une poupée précieuse dont il fallait prendre soin, un corps à choyer, même si je n’en étais pas maîtresse, mais simplement la garde d’un trésor, un écrin vide attendant son bijou.

Je soupirai. Encore une fois, je devais me plier à ce confort imposé, à cette sollicitude qui me privait de toute autonomie, de toute initiative sur mon propre corps. Trois mois n’avaient pas suffi à m’habituer à cette attention permanente, presque étouffante. Ce n’était pas désagréable d’avoir autant de mains autour de moi, de sentir cette sollicitude, mais cela me donnait l’impression d’être un objet précieux. Un bibelot qu’on expose dans une vitrine, une chose qu’on regarde, mais qu’on ne touche pas, dont on ne perçoit pas la vie intérieure, la braise ardente qui sommeillait en moi, prête à s’enflammer au moindre contact, à la moindre étincelle de désir.

Même lorsque je sortais, j’étais flanquée de quatre gardes du corps, des ombres protectrices mais envahissantes. Comme si le monde voulait me voler. Comme si j’appartenais à quelqu’un d’autre, à un homme que je connaissais à peine, dont je ne connaissais que le nom et l’ombre puissante, possessive, presque obscène.

Dans la salle de bains aux carreaux d’albâtre, je m’accroupis au bord de la baignoire. La vapeur montait doucement, troublant les miroirs et mes pensées, créant un voile mystérieux, une atmosphère propice à l’abandon, à l’introspection sensuelle. Je plongeai mon regard dans l’eau, y cherchai mon reflet, et n’y vis qu’un visage pâle, figé, presque étranger, portant les marques d’une chasteté forcée, d’un corps désiré mais intouché, d’une passion enchaînée. Deux grands yeux bleus saphir où brillait une tristesse ancienne, une mélancolie qui semblait s’être incrustée dans mes iris. Mes longs cheveux bruns tombaient mollement sur mes épaules, dénoués, comme mes certitudes qui s’effilochaient, une invitation silencieuse à la démesure, à l’oubli, à la chute.

D’un geste vif, je passai la main sur la surface de l’eau, brouillant mon reflet, comme pour effacer cette image douloureuse, ce masque de résignation. Puis, lentement, je m’immergeai dans la chaleur brûlante, laissant l’eau embrasser chaque parcelle de ma peau couleur pêche. La morsure de l’eau sur ma peau froide était presque un soulagement, une sensation qui me ramenait à moi-même, à mon corps, à mes désirs enfouis. Un rappel que j’étais encore vivante. Que je ressentais encore, même si les sensations étaient souvent celles de la peine, ou d’une faim inassouvie, d’un manque criant qui me rongeait les entrailles.

Même si personne ne me touchait plus. Même si plus personne ne me regardait vraiment, au-delà de l’enveloppe, au-delà de l’épouse sans désir, mais au-delà du désir en elle, de l’océan de passion qu’elle cachait.

Un bruit sec, discret, frappa à la porte. Trois coups légers, presque timides, qui me tirèrent de ma torpeur, brisant le charme de mon refuge sensuel, de mon cocon de solitude.

La nuit était tombée, imperceptiblement, comme une soie noire glissée sur les épaules du manoir, enveloppant tout dans son manteau de mystère, promettant des rencontres inattendues, des révélations nocturnes. Depuis combien de temps étais-je là, à flotter entre l’eau et mes pensées, à la dérive ? J’essuyai du bout des doigts les quelques larmes qui avaient roulé sur mes joues, comme si leur présence confirmait une évidence douloureuse : j’étais seule. Terriblement seule. Et ce manoir, immense, somptueux, glacé, ne faisait qu’amplifier ce vide assourdissant, ce manque lancinant de chair et de chaleur, de caresses et de baisers volés.

« Madame ? Tout va bien ? » La voix douce de Madame Costa filtra à travers la porte, attentive, inquiète, une bouée jetée dans l’océan de ma solitude, me tirant de mon abandon.

« Oui, pardon... Je sors. Je me suis assoupie. »

« Souhaitez-vous que je vous monte un encas ? Une tisane peut-être ? »

« Non, merci. Je n’ai pas très faim. Vous pouvez y aller, Madame Costa. »

« Bien, Madame. Je vous souhaite une bonne soirée. À demain. »

« À demain... »

Le silence reprit possession de la pièce, comme une mer noire qui recouvre la plage après la marée, emportant avec elle les derniers vestiges de la journée.

Je vidai la baignoire, laissant l’eau chaude s’échapper en tourbillons parfumés, comme des secrets que je laissais s’envoler, des fantasmes évanouis. Je m’enveloppai dans une serviette épaisse, puis glissai sur ma peau encore humide une nuisette de soie noire, d’une légèreté provocante, presque indécente. Le tissu glissa sur mes courbes comme une caresse étrangère, et cette sensation m’arracha un frisson, à la fois troublant et désiré, une promesse de ce qui me manquait, une évocation sensuelle de ce que je n’avais pas, de ce que mon corps réclamait.

Je m’installai devant ma coiffeuse. La lumière tamisée effleurait mon visage dans le miroir, révélant mes traits fatigués, mais aussi la sensualité de ma bouche et la profondeur de mes yeux, des lueurs de passion endormie, attendant d’être réveillées.

« Tu as l’air si pathétique... Reprends-toi, Ava, » murmurai-je à mon propre reflet, comme une incantation vaine, une tentative désespérée de me raccrocher à moi-même, de réveiller la femme qui sommeillait en moi, la femme désirante, affamée.

Mes doigts relevèrent mes longs cheveux bruns en un chignon lâche, quelques mèches s’échappant volontairement pour adoucir les angles de mon visage, une touche de féminité malgré la tristesse, une promesse visuelle de plaisirs cachés. Puis, j’allai me coucher, le drap glissant sur ma peau comme un amant que je n’avais jamais connu, un fantasme inachevé, une soif brûlante, une faim insatiable qui me tordait les entrailles. Je fermai les yeux, espérant le néant. Mais le sommeil se refusait à moi. Trop de pensées. Trop de vide. Trop de désir refoulé, de chair qui se souvenait et qui réclamait.

Après de longues minutes à me tourner et me retourner, je me levai. Pieds nus sur le parquet glacé, j’ouvris la porte de ma chambre. Le manoir était plongé dans une pénombre feutrée, chaque craquement du bois résonnant comme un secret mal gardé.

Je descendis lentement les marches jusqu’au rez-de-chaussée, guidée par la lumière fantomatique de la lune qui filtrait à travers les vitraux, peignant des motifs énigmatiques sur le sol, des ombres dansantes qui semblaient m’attirer, me guider vers l’inconnu. Je me dirigeai vers la cuisine, ce sanctuaire plus humain, plus chaud, que le reste de la maison, un refuge secret, où la faim pouvait être assouvie, même partiellement, où l’interdit se faisait moins pesant, où les instincts pouvaient être écoutés. J’ouvris le réfrigérateur et trouvai quelques club-sandwichs préparés à l’avance, des petites attentions que Madame Costa glissait pour moi. J’en pris un, m’assis sur un tabouret haut, et mordis doucement.

Le pain était moelleux, les saveurs familières, un baume sur mon cœur agité, une façon de combler un autre vide, plus profond. Madame Costa avait encore fait preuve d’une délicatesse exquise. Même les choses les plus simples avaient chez elle une subtilité presque affectueuse, un amour silencieux, qui contrastait avec l’absence de toute autre tendresse, de toute autre caresse, de toute autre morsure.

Je souris, seule dans cette cuisine plongée dans l’obscurité, savourant un banal sandwich comme un festin clandestin. Je fermai les yeux, goûtant chaque bouchée, comme si ce geste ordinaire me redonnait un peu de contrôle sur ma vie, une prise sur l’existence, un semblant de plaisir dans un monde de contraintes.

« Bonsoir. »

La voix, grave et inattendue, fendit le silence comme un couteau, un éclair dans la nuit, une intrusion violente et excitante, faisant battre mon cœur la chamade.

Je sursautai, le cœur bondissant dans ma poitrine, prise au dépourvu, une onde de choc traversant mon corps, me laissant haletante, le sang pulsant à mes tempes. Je levai les yeux vers l’encadrement de la porte. Vincenzo De Luca se tenait là, adossé négligemment au chambranle, une bouteille d’eau à la main, son aura emplissant la pièce, une puissance brute et virile qui me submergeait, une présence animale et dominante. Il me fixait, l’air presque amusé, un sourire à peine perceptible sur ses lèvres fines, un frisson d’anticipation parcourant mon échine, électrisant chaque nerf, éveillant des désirs que je pensais morts.

L’énigmatique maître des lieux portait un costume gris anthracite, encore parfaitement ajusté malgré l’heure tardive, soulignant la puissance de son corps musclé, sans excès, chaque muscle tendu sous le tissu, chaque ligne tendue et sculptée, une invitation muette à l’exploration. Sa chemise blanche, légèrement ouverte au col, laissait deviner la naissance d’un torse athlétique, sculpté par le pouvoir et le danger, une invitation silencieuse au toucher, à la découverte sensuelle, à la submersion. Il était grand, ses cheveux bruns retombaient sur son front avec une élégance sauvage. Ses yeux, d’un marron profond, presque noirs, dégageaient une froideur glaciale, mais y brillait aussi une intensité magnétique, le regard d’un prédateur fascinant, insatiable, un désir contenu et menaçant, promettant la fureur. Sa peau hâlée et son type méditerranéen pur, avec cette mâchoire carrée et ce nez droit, lui donnait une beauté brute, presque animale, une promesse de force et de domination, de possession. C’était l’Italien par excellence, un homme qui incarnait tout ce qu’on pouvait attendre d’un chef d’une famille mafieuse : ce charme naturel, cette désinvolture presque aristocratique que seules certaines lignées italiennes possèdent — ce mélange d’élégance et de danger qui rend les femmes prudentes et curieuses à la fois, irrémédiablement attirées par l’interdit, par le frisson du danger, par la promesse de l’abîme, de la perte de soi. C’était le parfait mafioso, un homme d’ombre et de lumière, de violence et de raffinement, un homme qui promettait le plaisir au bord du gouffre, le péché le plus exquis, la damnation la plus douce.

Un Apollon, songeai-je. Un Apollon d’acier, sans chaleur, dont la beauté était un bouclier, non une invitation, mais dont le corps était une œuvre d’art brute, un désir que je n’osais pas m’avouer, un fantasme inavoué et brûlant qui me consumait.

Un rire nerveux m’échappa, une bulle d’air dans la tension croissante, une soupape de sécurité avant l’explosion. Vincenzo savait donc où se trouvait la cuisine. Je l’avais presque imaginé incapable de survivre en dehors de deux pièces : son bureau, royaume de son pouvoir, et sa chambre, sanctuaire de sa solitude, où sans doute d’autres femmes, que son épouse, venaient briser son isolement, leurs cris silencieux résonnant encore dans les murs, échos de nuits torrides.

« Je croyais que la cuisine ne faisait pas partie de votre cartographie personnelle, » lançai-je en guise de salutation, une pointe d’audace dans la voix, un flirt avec le danger qui me troublait, qui me stimulait, qui m’excitait.

Il esquissa un sourire en coin, indéchiffrable, son regard s’ancrant dans le mien, une emprise silencieuse, sensuelle, presque possessive, qui me serrait les entrailles.

« Même les hommes de pouvoir doivent boire de l’eau, parfois. Vous m’accusez d’ignorer l’existence du monde réel ? » Sa voix était un murmure grave, teinté d’une ironie subtile, une invitation à un jeu dangereux, à une provocation, à une danse interdite.

« Non. J’en suis juste étonnée. C’est différent. »

Nous nous regardâmes un instant, dans un silence plus tendu que confortable, un fil invisible tiré entre nous, un désir latent qui vibrait dans l’air, menaçant de se rompre à tout instant, de nous consumer. Les néons éteints laissaient la lune sculpter nos visages d’ombres et de lumière, révélant des facettes cachées, des désirs inavoués, des promesses de nuits brûlantes et de secrets partagés, de corps enlacés dans l’obscurité. Un air épais de sensualité planait, prêt à éclater.

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