LOGINLorenzo
Le temps s’étire, élastique et cruel. Le seul bruit est le ronronnement à peine audible de l’ordinateur, le petit disque dur qui continue, implacable, à vider ses secrets dans la clé USB dont la lumière rouge clignote, trahissant mon crime.
Je devrais bouger. Arracher la clé. Fermer les fichiers. Crier. Pleurer. Quelque chose. Mais je suis paralysée, hypnotisée par sa présence silencieuse.
Il avance enfin. Ses pas sont feutrés sur le tapis épais. Il contourne le bureau avec la démarche souveraine d’un prédateur inspectant son territoire violé. Son regard passe de mon visage, sans doute livide sous la lueur bleutée de l’écran, à la clé USB, puis à la barre de progression.
Il s’arrête juste à côté de moi. Je peux sentir la chaleur de son corps, respirer le parfum familier de son savon, mêlé à l’odeur indéfinissable de la nuit. Une intimité qui devient, à cet instant, la chose la plus horrible au monde.
Il se penche. Son souffle effleure ma tempe. Je ferme les yeux, m’attendant à un coup, à une gifle, à une étreinte mortelle.
Sa main se pose sur la mienne, qui est crispée sur le bras du fauteuil. Sa paume est étonnamment chaude. Il referme ses doigts sur les miens, un geste qui pourrait presque passer pour tendre s’il ne glaçait pas mon âme.
— Mia Vita…, murmure-t-il, d’une voix si basse, si rauque, qu’elle semble venir des profondeurs de la terre.
Ce n’est pas une caresse. C’est un verdict.
D’un geste lent, presque respectueux, il pose son autre main sur la souris. Il ne l’arrache pas. Il ne ferme pas brutalement les fichiers. Il clique sur « Annuler le transfert ». La barre de progression disparaît. L’écran revient au bureau, innocemment.
Puis, avec une délicatesse qui me fait frémir, il retire la clé USB. La petite lumière rouge s’éteint. Il la tient entre son pouce et son index, l’examinant comme une curiosité macabre.
Il se redresse, me libérant de sa proximité immédiate, mais son emprise est plus forte que jamais.
— Tu as mal à la tête, Sofia ? demande-t-il enfin, sur un ton neutre, conversationnel. Les soins d’Elena n’ont pas été suffisants ?
Je ne peux pas parler. Ma gorge est un désert sec. Je secoue la tête, un mouvement minuscule, pathétique.
Il hoche la tête, l’air de réfléchir.
— C’est vrai. Certains maux… sont plus profonds.
Il lance alors la clé USB en l’air, la rattrapant d’une seule main avec une désinvolture glaçante.
— Marco, appelle le procureur Luca Conti, ordonne-t-il sans élever la voix, certain d’être entendu.
De l’ombre du couloir, la voix de Marco répond, impassible.
—Tout de suite, Patron.
Lorenzo pose ses mains à plat sur le bureau, de part et d’autre de moi, m’emprisonnant dans son ombre. Son visage est enfin éclairé par la lumière de l’écran. Il n’y a pas de colère. Pas de haine. Une déception si profonde, si absolue, qu’elle en est pire que la fureur.
— Tu voulais voir, mia Vita ? Tu voulais savoir ? Très bien. Tu resteras là. Tu regarderas. Et tu comprendras enfin le prix des choses que tu as voulu toucher.
Il se redresse et va s’asseoir dans le fauteuil en face du bureau, celui réservé aux invités, aux subalternes. Il croise les jambes, pose la clé USB sur la table basse, comme un centrepiece.
Il allume un cigare. La flamme de son briquet jaillit, illuminant ses yeux sombres qui ne me quittent pas. La fumée monte, lentement, formant un voile entre nous.
Nous attendons. Lui, calme et meurtrier. Moi, pétrifiée dans le fauteuil du pouvoir, qui est devenu mon banc des accusés.
Le vrai soin est terminé. Maintenant, commence la chirurgie sans anesthésie.
Sofia
La fumée du cigare dessine des cercles parfaits au plafond. Chaque bouffée est un battement de cil, un souffle mesuré dans le silence de plomb qui s'est abattu sur le bureau. Lorenzo ne me regarde plus. Son regard est perdu quelque part au-delà de la fenêtre, dans la nuit noire qui ressemble à un linceul. Il attend. J'attends. Nous attendons la fin de notre monde.
Je compte les secondes dans le tic-tac sourd de l'horloge murale. Chaque pulsation est un clou enfoncé dans le cercueil de ce qui nous restait. Ma main, là où il l'a touchée, brûle. Le reste de mon corps est de glace. Je suis une fissure dans le marbre de sa forteresse, une faille par laquelle tout va s'engouffrer. Et il va me forcer à regarder.
Des phares balaient la fenêtre, jetant une lueur fantomatique dans la pièce. Une voiture gravit l'allée. Ce n'est pas la voiture de police que j'imaginais. C'est une berline noire, discrète, mortuaire.
SofiaLorenzo se lève avec une grâce d'animal. Il écrase son cigare dans le cendrier, méticuleusement.— Le public est arrivé, murmure-t-il.Ses pas résonnent alors qu'il se dirige vers la porte. Il ne me jette pas un regard. Je ne suis plus sa femme, son trophée, son unique faiblesse. Je suis un spectateur. Un témoin. Le prix de la trahison.La porte d'entrée claque en bas. Des voix étouffées montent. Deux. Celle, grave et contrôlée, de Lorenzo. Et une autre, que je reconnais trop bien, malgré la distance et les murs. Luca. Elle est crispée, tendue. Il ne sait pas. Mon Dieu, il ne sait pas qu'il marche dans une gueule de loup.Les pas approchent dans l'escalier. Lourds. Déterminés. Lorenzo entre le premier, reprenant sa place face à moi. Il a ce petit sourire en coin, celui qui précède toujours la tempête.Et puis Luca franchit le seuil.Son regard me trouve immédiatement, plantée dans ce fauteuil qui n'est pas le mien, sous la lumière crue de l'écran d'ordinateur. Ses yeux, ces yeux
Lorenzo Le temps s’étire, élastique et cruel. Le seul bruit est le ronronnement à peine audible de l’ordinateur, le petit disque dur qui continue, implacable, à vider ses secrets dans la clé USB dont la lumière rouge clignote, trahissant mon crime.Je devrais bouger. Arracher la clé. Fermer les fichiers. Crier. Pleurer. Quelque chose. Mais je suis paralysée, hypnotisée par sa présence silencieuse.Il avance enfin. Ses pas sont feutrés sur le tapis épais. Il contourne le bureau avec la démarche souveraine d’un prédateur inspectant son territoire violé. Son regard passe de mon visage, sans doute livide sous la lueur bleutée de l’écran, à la clé USB, puis à la barre de progression.Il s’arrête juste à côté de moi. Je peux sentir la chaleur de son corps, respirer le parfum familier de son savon, mêlé à l’odeur indéfinissable de la nuit. Une intimité qui devient, à cet instant, la chose la plus horrible au monde.Il se penche. Son souffle effleure ma tempe. Je ferme les yeux, m’attendant
SofiaElena et moi nous précipitons pour éponger avec des serviettes. Dans la confusion, alors que je suis penchée, je glisse la clé USB dans la poche secrète que j’ai cousue il y a des mois, par défi, dans la doublure de mon peignoir. Un geste invisible.Quand Elena part, avec un sourire professionnel et un regard complice pour moi, la clé est sur moi. Brûlante. Accusatrice.Marco monte vérifier.— Tout va bien, Signora ?— Mieux, merci Marco. Je pense que je vais essayer de dormir.Il hoche la tête et sort. La porte se referme.Le vrai combat commence maintenant.Je compte les minutes, assise dans mon lit dans le noir. J’écoute les bruits de la maison. La télévision en bas. Les pas de Marco faisant sa ronde. Je connais son parcours. Il passe devant le bureau de Lorenzo toutes les vingt minutes.Son bureau. L’antre du lion. Interdit. J’ai la clé. J’ai l’opportunité. Et j’ai une peur qui me tord les entrailles.Une heure passe. Puis une autre. La nuit est profonde. Je me lève, mon pei
SofiaJe baisse les yeux, jouant avec ma serviette. Je sens son regard peser sur moi, évaluant, jaugeant la véracité de mes mots.— Tu as besoin de repos, dit-il finalement, sa voix neutre. C’est sans doute mieux. Ces réceptions sont épuisantes. Tu resteras ici. Marco veillera sur toi.— Je n’ai pas besoin de Marco, protesté-je faiblement. Je vais juste dormir.— Marco restera, coupe-t-il avec une douceur qui n’admet pas de réplique. Je ne veux pas que tu sois seule si tu tombes plus malade.Bien sûr. Même malade, je dois être gardée. Emprisonnée. Je hoche la tête, feignant la résignation, alors qu’un affreux soulagement m’envahit. La première étape est franchie.La journée est un supplice. Je reste alitée, écoutant les bruits de la maison se préparer pour le soir. Lorenzo entre une fois, pose une main froide sur mon front.— Tu n’as pas de fièvre.— C’est… c’est neuralgique. C’est comme ça.Il hoche la tête, son expression impénétrable. Il se penche, dépose un baiser sur mon front.—
SofiaLa librairie est un lieu sombre et poussiéreux, sentant le vieux papier et la cire. C’est l’antithèse du monde clinquant de Lorenzo. Marco reste près de l’entrée, son imposante silhouette bloquant presque la lumière. Je m’enfonce dans les allées, entre des étagères montant jusqu’au plafond.Au fond, une petite porte entrouverte laisse voir un bureau encombré. Mon cœur est un tambour fou. Je jette un regard derrière moi. Marco me surveille, mais son attention est retenue un instant par le libraire qui l’aborde pour lui demander s’il cherche quelque chose.C’est mon moment.Je pousse la porte et entre.Il est là, debout, tourné vers la fenêtre qui donne sur une cour intérieure. Luca Conti. Il se retourne à mon entrée. Il ne sourit pas. Son visage est grave, tendu.— Sofia.Juste mon nom. Prononcé sans le possessif écrasant de Lorenzo. Comme une simple constatation. Un soulagement.— Vous êtes fou, murmure-je, le dos contre la porte refermée. Mon garde du corps est à vingt mètres.
Sofia Et puis, je le vois. Une lueur brève, au loin, près des arbres qui bordent la propriété. Une seule. Puis deux. Comme un signal.Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Il a trouvé la bague. Il est là.La fissure vient de s’élargir, et dans l’obscurité, je sens le vertige de l’abîme m’appeler. Je suis terrifiée. Et pour la première fois depuis des années, je me sens vivante .La nuit a été un long combat contre les draps, peuplée de regards accusateurs et de mains qui se referment. Au petit jour, je me sens plus épuisée que lorsque je me suis couchée. Le petit-déjeuner est un rituel silencieux. Lorenzo lit des rapports, son visage un masque de pierre. Il a oublié la tension de la veille, ou il a choisi de l’ignorer. Son monde doit rester lisse, sans aspérités.— Marco te conduira chez la modiste, puis aux boutiques de la Via Montenapoleone. J’ai annulé ton déjeuner avec Chiara. Tu as l’air fatiguée. Une journée calme te fera du bien.Un ordre, déguisé en sollicitude. Je hoche la







