LOGINLeïla
Le bruit d’une chaise qu’on tire dans le salon me fait sursauter. Des pas s’approchent de la cuisine. Mon corps se tend, prêt au prochaine assaut. Ce n’est pas Fathia. C’est Karim. Il s’encadre dans la porte, les mains dans les poches, l’air franchement navré.
— Leïla… je… ils sont insupportables. Ne les écoute pas.
Sa voix est basse, sincère. Il a vu. Il a vu ma détresse. Ce simple constat, cette minuscule reconnaissance, fait vaciller quelque chose en moi. Je me détourne vivement pour cacher mon visage en larmes, m’essuyant les joues du revers de la main.
— Ça va, Karim. C’est… habituel.
— Ça ne devrait pas l’être, dit-il avec une fermeté inattendue. Il marque une pause. Je sens son hésitation. Youssef… il devrait dire quelque chose.
Je me retourne alors, les yeux brillants de pleurs refoulés et d’une colère soudaine.
— Et toi, tu lui dirais, à ta mère ? Tu crierais sur tous les toits que tu es impuissant ? Que c’est toi le problème ?
Les mots sont sortis, crus, violents. Je les regrette aussitôt. Karim a un mouvement de recul, choqué. Pas par la vérité, je pense, mais par son énonciation. Par mon audace à la formuler.
— Leïla… je… je ne suis pas à sa place.
— Non. Tu ne l’es pas. Et moi, je suis à la mienne. Alors s’il te plaît, laisse-moi.
Il hoche la tête, mal à l’aise, et retourne dans le salon. Je reste seule, tremblante, le tajine oublié qui commence à accrocher au fond de la marmite, dégageant une odeur de brûlé. Une odeur de choses gâchées, ratées. Une odeur qui ressemble à ma vie.
Le déjeuner est un calvaire. Chaque bouchée a le goût de la cendre. Les plaisanteries de Karim pour détendre l’atmosphère tombent à plat. Les regards continuent leur va-et-vient entre mon ventre et mon visage. Youssef mange comme un automate. Quand Fathia pose sa main sur la mienne, en disant « Courage, ma fille. La patience est une vertu », j’ai l’impression qu’une vipère se love autour de mon poignet.
Enfin, ils partent. Les baisers bruyants, les conseils derniers, les « à bientôt » chargés de sous-entendus. La porte se referme.
Le silence retombe, lourd, étouffant, pire que le bruit. Je me tiens au milieu du salon soudain trop grand, au milieu des verres sales et des cendriers pleins. Youssef passe devant moi pour aller dans la chambre, sans un mot.
Et là, quelque chose en moi se brise. Ce n’est pas une fissure, c’un effondrement.
— Youssef.
Ma voix est calme, étrangère.
Il se retourne, surpris par le ton.
— Oui ?
Je le regarde, vraiment. Cet homme que j’ai aimé, ou cru aimer. Ce compagnon de cellule.
— La prochaine fois qu’ils me traiteront de stérile, de femme incomplète, de mauvaise épouse… la prochaine fois qu’ils suggéreront que je ne prie pas assez ou que je ne sais pas te « stimuler »… Je leur dirai. Je leur dirai tout.
Son visage se décompose. La peur, la honte, la panique s’y succèdent.
— Tu ne feras pas ça.
— Je le ferai. À moins que tu ne le fasses toi-même. À moins que tu ne cesses de me laisser seule face à eux. Je ne peux plus, Youssef. Je ne peux plus porter ça.
— C’est notre secret, Leïla. Notre problème.
— NON ! tonne-je, et ma voix explose enfin dans le silence, chargée de quatre années de larmes avalées. C’est TON problème ! Et tu en as fait MON enfer ! Je ne veux plus de ce secret. Je ne veux plus de cette honte. Choisis : tu leur dis, ou c’est moi.
Je vois dans ses yeux qu’il ne le fera pas. La lâcheté est trop ancrée. Mais pour la première fois, je vois aussi autre chose : une peur réelle. La peur que son monde de mensonges ne s’écroule. Il a perdu le contrôle. Sa coupable silencieuse se révolte.
Il ne répond pas. Il tourne les talons et s’enferme dans la chambre.
Je reste debout, au milieu des débris de cette journée, le cœur battant la chamade. Je viens de lancer un ultimatum. Je ne sais pas si j’aurai le courage de passer à l’acte. Mais pour la première fois depuis quatre ans, je respire. Une respiration douloureuse, déchirante, mais vraie. Le couteau est sur la table. La vérité aussi. Et je suis au bord du précipice, à regarder en bas, avec plus de fascination que de vertige.
LeïlaLe jour s’impose, brutal et gris, derrière les vitres. Je me suis préparée comme un automate. Douche trop chaude qui brûle la peau, habits choisis sans voir : un pantalon beige, un pull sobre. Une armure de coton. Dans le miroir de la salle de bains, une étrangère me regarde, les yeux cernés d’un bleu violacé, la bouche trop pâle. Je passe du fond de teint pour masquer les stigmates de la nuit, une poudre qui étouffe tout. Je mets du rouge à lèvres, une couleur neutre. C’est le masque de Leïla, l’épouse. Je le fixe avec un mépris glacial.La cuisine sent le café. Une odeur normale, rassurante, qui me donne la nausée. Youssef est déjà là, assis à la table, le journal ouvert devant lui. Il ne lit pas. Il fixe une page, les épaules légèrement voûtées. Il sent ma présence, lève les yeux. Son regard, rapide, inquiet, balaie mon visage à la recherche d’indices. Je lui tends un visage lisse, poli comme une pierre tombale.— Tu as dormi ? demande-t-il. Sa voix est rauque, matinale.— No
LeïlaLa nuit est un mur de pierre contre lequel je me cogne, encore et encore. Les larmes séchées sur ma peau me picotent, une carapace salée. À côté de moi, Youssef respire, un rythme régulier et profond qui ressemble à de l’indifférence, même dans le sommeil. Mon esprit est une roue en feu, tournant sans cesse autour des mêmes images : le visage effondré de Youssef lors de la lune de miel, les sourires en coin de sa mère, le poids des regards dans le salon familial, et… les bras de Karim sur la terrasse.Cette étreinte. Ce n’était rien, et c’était tout. Un geste humain dans une maison devenue inhumaine. Mais dans ma peau affamée, dans mon cœur vidé, ce geste a pris la dimension d’un séisme. La chaleur de ses mains à travers le tissu de mon peignoir, le battement calme de son cœur contre mon oreille, l’odeur de sommeil et de propreté. Des détails infimes qui se sont gravés en moi avec la force d’une révélation.Je me retourne brutalement, tirant les draps. La colère revient, mordant
Leïla Il a bondi, instinctif, et ses bras se sont refermés autour de moi avant que je ne m’écroule sur le sol froid.Ce ne fut pas un geste calculé, pas une séduction. Ce fut un sauvetage. Un réflexe humain devant une détresse évidente. Et moi, dans ce naufrage, je me suis accrochée à lui comme à la seule bouée en vue. J’ai enfoui mon visage dans son t-shirt, respirant son odeur d’homme endormi, de coton propre et de sécurité simple. Les sanglots sont revenus, violents, incontrôlables, secouant tout mon corps. Je pleurais toutes les larmes que je n’avais jamais osé verser devant quiconque.— Chut… a-t-il murmuré contre mes cheveux, ses mains traçant de lents cercles apaisants sur mon dos. Chut, Leïla. Laisse couler. Tu es en sécurité ici.En sécurité. Ces mots. Dans les bras du frère de mon mari. L’ironie était si amère qu’elle aurait dû me faire rire. Mais je n’avais plus la force de l’ironie. J’avais seulement la force de pleurer. Et de sentir, pour la première fois depuis une éter
Leïla La nuit était épaisse, un linceul étouffant posé sur la maison endormie. Le silence entre Youssef et moi n’était plus seulement un vide, c’était une entité palpable, lourde des aveux non-dits et des récriminations gelées. Les murs eux-mêmes semblaient avoir absorbé notre poison et le renvoyaient en ondes silencieuses.Je ne pouvais pas rester allongée à côté de lui. Sa respiration régulière, signe d’un sommeil que je ne connaissais plus, était une insulte. Je me suis glissée hors du lit, pieds nus sur le sol froid, et j’ai traversé l’appartement obscur comme une ombre. La chambre d’amis, avec son lit toujours fait, ressemblait à une cellule. Je ne la supportais pas non plus.Je me suis dirigée vers la petite terrasse, cet espace de béton suspendu dans le noir, ouvert sur le ciel et les lumières lointaines de la ville. Là, au moins, l’air n’était pas vicié par notre mensonge.La porte-fenêtre a coulissé sans un bruit. L’air nocturne, frais et léger, a caressé mon visage brûlant.
LeïlaIl s’était tourné vers moi alors. Dans la pénombre, je voyais la lueur humide de ses yeux.— Il y a des traitements. Des médecins. On essayera. Sinon… il y a d’autres moyens. La science avance.C’était flou, vague, désespéré. C’était son plan : l’espoir et le secret. Me prendre dans son naufrage et m’ordonner de ramer en souriant.Je m’étais levée, en proie à une crise de nerfs silencieuse. J’avais arpenté la chambre, serrant mon peignoir autour de moi comme une armure.— Je veux rentrer. Je ne peux pas rester ici.— Leïla, s’il te plaît… Ne fais pas de scandale. Pense à nos familles. À la honte.LA HONTE. Déjà, ce mot. Son leitmotiv. Sa prison. Et il voulait m’y enfermer avec lui.— C’est toi qui devrais avoir honte ! De m’avoir piégée !La suite de la lune de miel avait été un cauchemar éveillé. Deux spectres se croisant dans un décor de carte postale. Je pleurais en cachette. Lui se renfermait, buvait, évitait mon regard. Le mensonge était scellé. Et avec lui, ma condamnation
LeïlaPuis vint la nuit de noces. Dans une suite luxueuse d’un hôtel de la ville. Je tremblais, d’excitation, de peur, de désir contenu. J’attendais. Lui était étrangement silencieux. Il avait bu un whisky, puis un autre. Il tournait dans la pièce, évitant mon regard.— Tu es fatiguée ? avais-je fini par demander, la voix mal assurée.— Un peu, oui. C’était… éprouvant, ces jours de fête.Il était venu s’asseoir près de moi sur le lit. Il avait pris ma main. Ses doigts étaient glacés.— Leïla, il y a quelque chose… Je ne suis pas… très expérimenté.J’avais souri, rassurée. Moi non plus. C’était normal.— Ça ne fait rien. On apprendra ensemble.Il avait hoché la tête, l’air sinistre. Puis il avait tenté de m’embrasser. Un baiser maladroit, fuyant. Ses mains sur mes épaules étaient rigides. Il avait éteint la lumière. Dans le noir, ses gestes étaient hésitants, presque craintifs. Il se concentrait, je le sentais. Trop. Il retenait son souffle. Rien ne se passait. Rien. Après de longues,







