La nuit n’avait pas de forme dans le palais du roi dragon. Elle tombait comme une brume invisible, étouffant les contours du monde sans jamais tout à fait l’obscurcir. Je ne dormais plus vraiment. J’attendais.
Ce soir-là, quelque chose changea dans l’air. Je le sentis avant même de le voir. Une tension électrique, une chaleur sous ma peau, comme si la pièce elle-même retenait son souffle.
Je me redressai, les draps glissant sur ma peau. Le silence n’était plus tout à fait le même.
Puis je le vis.
Kael.
Il se tenait à l’entrée de ma chambre, immense et immobile. Une ombre vivante. La lumière dorée accrochait ses écailles noires comme l’onyx, ses cheveux d’encre, ses yeux d’or. Il n’était plus la bête majestueuse de notre première rencontre. Pas totalement homme non plus. Une créature entre deux mondes, splendide et effrayante, faite pour hanter les récits oubliés.
Mais ce soir, il semblait... las.
Brisé, presque.
— Tu n’as pas peur, dit-il enfin.
Sa voix était grave, rauque, chargée d’un écho ancien. Elle vibra en moi comme une corde tendue.
Je serrai les poings. Je voulais le haïr, le frapper, lui cracher au visage. Mais je ne bougeai pas. Ce n’était pas de la peur. C’était de la lucidité.
— Je ne crains pas ceux qui se cachent derrière des murs, murmurai-je.
Un sourire fugace passa sur ses lèvres. Amer.
— Tu parles comme elle.
— Elle ?
Il s’approcha lentement, ses pas silencieux, comme s’il flottait au-dessus du sol. Il s’arrêta à quelques pas de moi, ses yeux brillants dans l’ombre.
— Il y a des siècles, commença-t-il, avant que les royaumes ne soient séparés, il existait un lien entre les hommes et les dragons. Un pacte ancien, scellé dans le sang et la magie.
Je me redressai, attentive.
— Une sorcière puissante, issue d’une lignée que même les rois craignaient, s’est unie à un ancêtre de ma maison. Une union contre nature. Une passion destructrice. De leur amour est née une malédiction.
Il parlait sans me regarder, les yeux fixés sur un souvenir lointain.
— La sorcière a été trahie. Son enfant arraché. Elle a maudit ma lignée. Tant que le sang de la sorcière coulerait dans les veines du monde, un tribut serait exigé. Une descendante, tous les cent ans. Une femme née du même feu, offerte au Roi Dragon.
Je sentis un froid glisser dans ma nuque.
— Ce rituel… chaque génération…
— Une tentative d’apaisement, répondit Kael. Mais ce n’était qu’un leurre. Le pacte n’a jamais visé à éteindre la malédiction. Il l’entretient. L’emprisonne. Et toi…
Il me regarda enfin.
— Tu es la dernière. Celle en qui la lignée se termine. Ou se renforce.
Le silence tomba comme une cloche de verre.
Je vacillai. Je reculai d’un pas.
— C’est absurde, soufflai-je. Je suis née dans un moulin. Mes parents étaient des gens simples. Je ne suis pas une sorcière. Je n’ai pas de pouvoir.
Kael pencha légèrement la tête.
— Tu crois que le sang choisit son apparence ? Il se dissimule. Il attend. Jusqu’à ce qu’il trouve un écho assez fort pour réveiller la malédiction.
— Pourquoi moi ?
— Parce que tu es née sous l’ombre du serment. Et parce que, malgré les siècles, la magie t’a reconnue.
Il s’approcha encore. Je sentis sa chaleur m’envelopper. Un feu vivant, ancien, presque apaisant. Il me dominait de toute sa hauteur, mais son regard n’était pas celui d’un maître.
Il était fatigué.
— Tu ne devais pas être tirée au sort, avoua-t-il. Les noms dans l’urne… sont manipulés. Depuis toujours. C’est ainsi que je choisis. Par nécessité. Par instinct.
Je sentis mon cœur se contracter.
— Tu savais.
— Je t’ai vue, dans mes songes. Depuis des années. Ton visage me hantait avant même ta naissance.
— C’est toi… qui m’as choisie.
— Je n’ai pas eu le choix, dit-il d’une voix basse. Et pourtant… je t’ai attendue.
Nous nous regardâmes, longtemps. Quelque chose de brûlant passa entre nous. Un fil invisible, tendu, fragile.
— Qu’est-ce que tu veux de moi ? demandai-je, la voix tremblante.
— Ce que je veux… je n’ai pas le droit de le vouloir.
Ses griffes effleurèrent le mur, lentement, traçant des sillons dans l’or.
— Si tu te lies à moi de ton plein gré, tu briseras le cercle. Tu mettras fin à la malédiction. Mais le prix à payer est immense. Car cela ferait de toi... une chose autre. Une entité hors du monde humain.
— Et si je refuse ?
Il détourna le regard.
— Le sang réclamera un autre tribut. Et cette fois, ce sera la fin.
Je sentis le poids des siècles s’abattre sur mes épaules. Le poids des vies perdues. Des jeunes filles arrachées à leurs familles. Des mères en larmes. Et d’un roi brisé, condamné à régner sur une prison dorée.
— Tu me demandes de choisir entre ma liberté… et la fin de votre malédiction.
— Non, Ayla, murmura-t-il. Je te demande de comprendre. Moi-même… je ne sais plus ce que je veux. La haine, la douleur… tout est devenu cendres.
Il fit demi-tour, comme pour partir.
Mais je tendis la main. Sans réfléchir.
— Attends.
Il s’arrêta. Son dos massif, marqué de cicatrices anciennes, frissonna sous sa tunique sombre.
— Qu’arrivera-t-il si je dis oui ?
Il ne se retourna pas.
— Alors tu deviendras mienne. Non pas comme un trophée. Mais comme un fragment de mon âme. L’union entre la bête et la flamme. Et ensemble… nous deviendrons autre chose. Quelque chose que même les dieux ont oublié.
Le silence revint.
Mais cette fois, il était habité.
Quand il disparut dans l’ombre, je restai seule. Mais je comprenais désormais.
Je n’avais jamais été un hasard.
J’étais née pour ce moment.
Pour faire tomber la cage ou pour l’habiter à jamais.
Et au fond de moi, un feu se mit à brûler.
La nuit n’avait pas de forme dans le palais du roi dragon. Elle tombait comme une brume invisible, étouffant les contours du monde sans jamais tout à fait l’obscurcir. Je ne dormais plus vraiment. J’attendais.Ce soir-là, quelque chose changea dans l’air. Je le sentis avant même de le voir. Une tension électrique, une chaleur sous ma peau, comme si la pièce elle-même retenait son souffle.Je me redressai, les draps glissant sur ma peau. Le silence n’était plus tout à fait le même.Puis je le vis.Kael.Il se tenait à l’entrée de ma chambre, immense et immobile. Une ombre vivante. La lumière dorée accrochait ses écailles noires comme l’onyx, ses cheveux d’encre, ses yeux d’or. Il n’était plus la bête majestueuse de notre première rencontre. Pas totalement homme non plus. Une créature entre deux mondes, splendide et effrayante, faite pour hanter les récits oubliés.Mais ce soir, il semblait... las.Brisé, presque.— Tu n’as pas peur, dit-il enfin.Sa voix était grave, rauque, chargée d’
Ce fut la première chose que je ressentis en revenant à moi. Pas la douleur. Pas le froid. Mais un silence écrasant, si total qu’il semblait vivant.J’ouvris lentement les yeux.J’étais allongée dans un lit immense, aux draps noirs, soyeux, si doux qu’ils en devenaient presque dérangeants. La lumière dorée d’un lustre suspendu au plafond se reflétait sur les murs... non, pas des murs. Des parois sculptées, entièrement recouvertes de feuilles d’or, incrustées de pierres précieuses. Rubis, émeraudes, saphirs scintillaient comme mille yeux dans l’ombre.Où suis-je ?Un rêve ? Un tombeau ?Je me redressai d’un coup, le souffle court. La robe de soie noire que je portais la veille avait été changée pour une tunique légère, presque transparente. Je ne m’en souvenais pas. Quelqu’un m’avait touchée pendant mon sommeil.Mon cœur cogna dans ma poitrine. Je jetai les draps de côté et descendis du lit.Le sol était glacé. De marbre noir, orné de motifs en spirale. Je me dirigeai vers une porte ha
Le silence était absolu.Je me tenais au centre d’une salle circulaire, les bras le long du corps, droite malgré la fatigue qui pliait mes jambes. Le sol, lisse et noir comme du verre, reflétait la faible lumière des torches rouges qui dansaient autour de moi. Au-dessus, la voûte semblait flotter dans l’obscurité, parsemée de gemmes rouges qui pulsaient lentement comme un cœur endormi, créant une atmosphère à la fois mystique et oppressante.L’air était chaud, dense, chargé d’une magie que je ne comprenais pas. Je ne savais pas ce que j’attendais. La mort, peut-être. Ou quelque chose de pire. Mais je ne tremblais pas.On m’avait lavée dans une source brûlante, escortée par des servantes silencieuses aux yeux sans pupilles. Elles m’avaient tressé les cheveux, revêtue d’une robe de soie noire fendue sur le côté, si fine qu’elle caressait ma peau. Le tissu s’accrochait à moi, révélant plus qu’il ne cachait. Une provocation. Une offrande. Je pouvais presque entendre leurs murmures, leurs
Le froid était une présence vivante, une entité implacable qui s’infiltrait sous ma peau, mordait ma chair, et s’accrochait à mes os avec une patience cruelle. Le vent hurlait entre les sapins tordus, giflant mes joues, emportant avec lui mes prières muettes. Le traîneau glissait lentement sur la neige gelée, tiré par deux chevaux noirs dont la respiration formait des nuages épais dans l’air tranchant.Je ne disais rien.Assise à l’arrière, le manteau de laine qu’on m’avait donné serré autour de moi, je fixais l’horizon blanc, mon regard accroché à la ligne sombre de la montagne qui se découpait comme une lame dans le ciel. Le Mont Valnor.On l’appelait aussi la Gorge du Dragon. Son sommet était perdu dans les nuages gris, et sa base encerclée par une forêt si ancienne que les cartes l’évitaient. Aucun village n’y était bâti. Aucun chemin ne le traversait vraiment. On disait que la terre elle-même refusait d’y vivre.Les deux soldats, assis à l’avant, gardaient le silence. Le plus je
Le vent hurlait au-dessus du village d’Ellenor, et je pouvais presque sentir les âmes en peine qui s’accrochaient à ses rafales. La fumée noire des cheminées s’élevait dans le ciel d’hiver, s’amalgamant aux flocons de neige qui tombaient en silence, recouvrant peu à peu les traces de vie. Tout semblait figé. Même le temps. Même les cœurs.Je me tenais à l'écart dans la place centrale, observant la foule rassemblée. Les hommes étaient raides comme des piquets, les femmes serraient leurs enfants contre elles avec une force désespérée, et les jeunes filles baissaient les yeux, priant pour que le sort les oublie. Au centre de ce cercle humain, l’urne noire attendait, posée sur un socle de pierre. Ancienne. Marquée du sceau du Dragon.La voix du doyen, ce vieil homme aux doigts noueux et à la barbe de givre, s’éleva au-dessus de la foule, résonnant comme un glas :— Le roi réclame son tribut. Que la paix demeure sur nos foyers.Un murmure inquiet parcourut les rangs. Chacun connaissait le