Je ne sens plus mes jambes.
J’ai marché jusqu’au bureau sans vraiment me souvenir du trajet. Le métro, les trottoirs gris, les visages absents. Tout est passé dans un flou sale, comme si mon corps avançait sans moi. J’ai croisé des collègues, répondu à leurs sourires mécaniques, hoché la tête, comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas entendu mon mari me demander, la veille, de vendre mon silence. Ou mon corps. Je ne sais même plus.
Je me suis assise à mon bureau, et mes doigts ont trouvé la souris, ouvert les bons fichiers, tapé les bons codes. Les gestes sont là. Le reste, non.
Je tremble.
Pas à l’extérieur. Pas encore. Mais à l’intérieur, tout se fendille. Un vacarme muet. Une rage contenue. Un chagrin qui se débat.
Je croyais qu’on était une équipe. Je croyais qu’il me verrait toujours comme sa complice. Pas comme un pion à monétiser.Le pire, ce n’est même pas qu’il ait osé.
C’est qu’il n’ait pas eu honte. Pas tout de suite. Il a d’abord tenté de me convaincre. Avec des mots doux, des mains qui cherchaient les miennes, avec ce regard qu’il croyait tendre, mais qui n’était plus que calcul. Et moi, je suis restée là. À l’écouter. À l’encaisser. Parce que je n’arrivais pas à croire qu’il était sérieux.Mais il l’était.
Et ce matin, il n’a rien dit. Même pas un mot pour s’excuser. Il s’est levé tard, m’a laissée partir sans me retenir. J’aurais préféré qu’il crie. Qu’il me supplie. Qu’il pleure. Mais non. Il a juste laissé faire. Comme s’il avait déjà intégré ma défaite.
Mon portable vibre. Un rappel de réunion. Je ferme les yeux. Inspire. Une seconde. Deux. Je ne veux pas m’effondrer ici. Pas maintenant.
Au fond du couloir, je l’aperçois.
Monsieur Raphaël. Le vrai patron. Celui que tout le monde craint plus encore que Mathias. Celui dont le nom seul suffit à geler une salle entière.Il parle à une assistante, pose une main légère sur son épaule, puis rit doucement. Toujours ce même air parfait. Propre. Poli. Étrangement séduisant. Il est de ceux qu’on admire à distance mais qu’on n’approche jamais sans y laisser des plumes. J’ai toujours su ce qu’il était. Un prédateur social. Un requin qui ne mord pas mais avale entier, en souriant.
Et maintenant, il me regarde.
Je détourne les yeux trop tard. Il a vu. Il avance. Lentement. Avec cette assurance tranquille qui m’a toujours mise mal à l’aise. Celle des hommes qui ne doutent jamais d’être obéis.
— Mademoiselle Iris. Bonjour.
Je me fige. Me retourne à moitié. Il est là, trop près. Trop sûr de lui.
— Bonjour, monsieur, dis-je, la voix trop douce à mon goût.
Il incline la tête, comme un roi qui daigne accorder son attention à une roturière.
— J’ai croisé votre mari ce matin. Mathias. Nous avons parlé de stratégie, de transversalité… et de vous.
Je serre les dents.
Il m’observe. Il attend.— Il m’a proposé un déjeuner. Tous les trois. Pour échanger, voir ce que vous pensez de l’évolution du groupe, de votre département… Vous seriez disponible cette semaine ?
Il le dit sur un ton presque anodin. Presque. Mais il n’y a rien d’anodin chez lui.
Chaque mot est placé. Testé. Et chaque silence pèse le double.Je me redresse. Mes genoux flanchent presque. Mais je tiens.
— Je vous remercie pour la proposition, monsieur, mais… je ne suis pas intéressée.
Son sourire s’élargit, presque imperceptiblement. Ce genre de sourire qu’on offre à un pion qui ne comprend pas qu’il est en train d’être écarté du jeu.
— Mathias m’a assuré que vous seriez ouverte à la discussion.
Sa voix est feutrée. Mais glaciale.
Je sens la colère monter. Un goût de cendres dans la gorge. Ce n’est plus de la peur, c’est une morsure.
— Il vous a mal informé, monsieur.
Je le regarde dans les yeux. Un dixième de seconde. Pas plus. Puis je baisse à nouveau les paupières.
C’est un réflexe. Une honte instinctive. Comme si mon corps savait déjà ce qu’il en coûte de tenir tête à cet homme-là.Il incline légèrement la tête, faussement désolé.
— Dommage. Je pense que vous avez plus à gagner qu’à perdre dans cette conversation. Mais c’est vous qui voyez.
Il recule enfin. Me laisse là. Glacée. Humiliée.
Et c’est là que je comprends.
Ce n’est pas un déjeuner. C’est un test. Un piège. Et Mathias… est de l’autre côté.Je retourne à mon poste. Je n’ai plus de jambes. Plus de souffle. Juste ce vide béant qui grandit.
Je m’enferme dans une salle de repos vide. Une fois la porte refermée, je laisse tomber le masque. Mes mains s’agrippent à l’évier. Mon reflet me dévisage dans le miroir : cernes, pommettes creusées, lèvres tremblantes. Je suis encore là. Mais je ne me reconnais plus.
J’ai aimé cet homme. De tout mon corps. De toute ma confiance. Je l’ai soutenu, encouragé, protégé. Et maintenant ? Il m’offre. Comme si j’étais une carte à abattre. Une monnaie d’échange.
Je sors mon téléphone. Tape un message.
« Ne m’écris pas. Ne m’appelle pas. Ne rentre pas ce soir. » Je l’envoie sans relire.Puis je m’effondre lentement contre le mur.
Et je pleure. Sans bruit. Parce que le fracas n’est plus en moi. Il est partout.Dans chaque battement de cœur.
Dans chaque silence qu’il me laisse. Dans chaque pas que je fais… loin de lui.La porte s’était refermée sur lui avec un bruit sec qui résonnait encore dans mes oreilles. Je restais là, immobile, les yeux fixés sur le vide, comme si l’air autour de moi avait soudainement cessé d’exister. Le silence était devenu trop lourd, trop étouffant, oppressant. Il m’enveloppait, m’étouffait, me rappelant à quel point j’étais seule face à cet engrenage qui se refermait inexorablement.Une semaine.Sept jours pour choisir.Sept jours pour décider si j’allais me plier à ses règles ou devenir un obstacle à écraser.Le poids de ces mots pesait sur mes épaules comme une chape de plomb. Je voulais hurler, crier ma révolte, dire non. Mais il avait raison. J’étais déjà dedans. Il suffisait d’un regard, d’une vérité trop lourde à porter, pour que le piège se referme.Je m’appuyai contre le mur froid, les mains tremblantes. Les images de notre confrontation défilaient dans ma tête, encore vives, incisives : son regard glacial, son sourire minuscule, cette certitude implacable dans sa
— Bonjour.Un seul mot, sec, tranchant. Dans sa bouche, ce simple « bonjour » résonne comme une lame froide qui effleure la gorge, prête à entailler au moindre faux pas. Le genre de mot qui semble vouloir déchirer le voile fragile derrière lequel je me cache.Je ne réponds pas tout de suite. Pas par défi. Pas par fierté. Mais parce que ma voix est étranglée, coincée quelque part entre ma cage thoracique et mes dents serrées. J’inspire lentement, le souffle court, cherchant à dompter ce tumulte qui gronde en moi. L’air est plus lourd, plus dense, chargé de menace muette.Un hochement de tête, rien de plus. Je n’ose pas faire plus.Raphaël me fixe intensément. Son regard est une morsure glaciale. Puis il fait glisser la tablette devant lui, sur la table, d’un geste fluide, précis, presque mécanique. Il tapote l’écran sans jamais me quitter des yeux. Ce geste semble inscrit dans sa nature, une habitude taillée dans l’acier, sans place pour l’erreur ou l’imprévu. Jamais je ne l’ai vu fair
Je ne dors pas cette nuit-là.Chaque fois que je ferme les yeux, je revois son regard. Glacial. Calculateur. Trop calme pour être humain. Je revois aussi ses mots, prononcés sans hâte, avec cette maîtrise glaçante de ceux qui n'ont jamais eu besoin de hausser le ton pour faire plier les autres.Raphaël n'a pas besoin de menacer.Il suffit qu'il parle, et le monde se réorganise autour de ses exigences.Et moi, dans ce monde-là, je ne suis qu'une case à remplir. Une variable à intégrer dans une équation qu’il est seul à comprendre. Une pièce déplacée sur un échiquier dont je ne maîtrise ni les règles ni les enjeux. Le pire, c’est que je doute même de savoir quelle couleur je défends.Je reste allongée, les yeux ouverts dans le noir, à écouter les battements désordonnés de mon cœur. Le silence est lourd, presque hostile. Chaque craquement du bois, chaque souffle du vent contre les vitres me fait sursauter. Je tente de ralentir ma respiration, de me convaincre que je suis en sécurité ici,
IrisJe n’ai pas quitté la salle de repos pendant quarante minutes.Pas une de moins.Assez longtemps pour que mes yeux sèchent et que mes pensées reprennent forme. Pas les bonnes. Pas les justes. Mais les seules qui me permettent de rester droite. J’ai remis du rouge à lèvres, lissé mes cheveux, ajusté mon chemisier. J’ai réenfilé le masque. Celui qui ment mieux que moi.Quand je retourne à mon poste, une enveloppe noire m’attend sur mon clavier. Pas un mail. Pas un message. Une lettre physique, scellée à la cire.Je la prends du bout des doigts, les muscles du cou tendus.Pas de nom. Pas de logo. Rien qu’un parfum très léger, presque imperceptible. Boisé, complexe. Masculin. Délibérément.Je déchire le cachet. À l’intérieur, une simple carte en papier épais, en lettres argentées.« Bureau de Monsieur Raphaël 19h30. »Il est temps de parler sérieusement.Je relis la note deux fois. Pas un mot de plus. Pas une signature. Il sait que je comprends. Il veut que je comprenne.Et ce n’est
IrisJe ne sens plus mes jambes.J’ai marché jusqu’au bureau sans vraiment me souvenir du trajet. Le métro, les trottoirs gris, les visages absents. Tout est passé dans un flou sale, comme si mon corps avançait sans moi. J’ai croisé des collègues, répondu à leurs sourires mécaniques, hoché la tête, comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas entendu mon mari me demander, la veille, de vendre mon silence. Ou mon corps. Je ne sais même plus.Je me suis assise à mon bureau, et mes doigts ont trouvé la souris, ouvert les bons fichiers, tapé les bons codes. Les gestes sont là. Le reste, non.Je tremble.Pas à l’extérieur. Pas encore. Mais à l’intérieur, tout se fendille. Un vacarme muet. Une rage contenue. Un chagrin qui se débat.Je croyais qu’on était une équipe.Je croyais qu’il me verrait toujours comme sa complice. Pas comme un pion à monétiser.Le pire, ce n’est même pas qu’il ait osé.C’est qu’il n’ait pas eu honte. Pas tout de suite. Il a d’abord tenté de me convaincre. Avec
MathiasLe silence d’Iris me suit comme une ombre.Pas un mot ce matin. Pas un regard. Elle s’est levée avant moi, s’est habillée sans bruit, a quitté l’appartement comme si j’étais transparent. Et peut-être que je le suis devenu. Peut-être qu’en lui demandant l’impensable, je me suis effacé à ses yeux.Le bol de café est resté intact sur la table. Elle n’a pas pris de petit-déjeuner. Juste une pomme disparue de la corbeille. Une absence en guise d’adieu.Je suis resté assis là, dans le silence vidé de son souffle, les coudes sur la table, le cœur suspendu entre la peur et la honte. J’ai pensé à lui courir après. À lui dire que je n’y avais pas réfléchi, que j’avais dit ça sous pression. Mais ce serait mentir. Et Iris déteste les mensonges.Je roule jusqu’au bureau, les mains crispées sur le volant, le visage figé dans un masque que je connais trop bien. Celui de l’homme parfait. Celui qui sourit, qui salue, qui fait son boulot sans faillir. Personne ne doit voir. Personne ne doit dev