Le silence d’Iris me suit comme une ombre.
Pas un mot ce matin. Pas un regard. Elle s’est levée avant moi, s’est habillée sans bruit, a quitté l’appartement comme si j’étais transparent. Et peut-être que je le suis devenu. Peut-être qu’en lui demandant l’impensable, je me suis effacé à ses yeux.
Le bol de café est resté intact sur la table. Elle n’a pas pris de petit-déjeuner. Juste une pomme disparue de la corbeille. Une absence en guise d’adieu.
Je suis resté assis là, dans le silence vidé de son souffle, les coudes sur la table, le cœur suspendu entre la peur et la honte. J’ai pensé à lui courir après. À lui dire que je n’y avais pas réfléchi, que j’avais dit ça sous pression. Mais ce serait mentir. Et Iris déteste les mensonges.Je roule jusqu’au bureau, les mains crispées sur le volant, le visage figé dans un masque que je connais trop bien. Celui de l’homme parfait. Celui qui sourit, qui salue, qui fait son boulot sans faillir. Personne ne doit voir. Personne ne doit deviner le tremblement à l’intérieur.
L’immeuble de verre et d’acier m’accueille comme chaque matin. Mais aujourd’hui, il semble plus froid, plus haut, plus cruel. Chaque marche de l’entrée est une marche funèbre. Chaque reflet dans la façade me renvoie une version de moi que je méprise.
J’appuie sur le badge magnétique. La porte s’ouvre dans un bip sec. Mon cœur cogne.Dans l’ascenseur, mon reflet me renvoie l’image d’un homme qui a tout gâché. J’ajuste ma cravate, passe une main sur mes cheveux, tente de chasser les cernes sous mes yeux. Mais je sais que ce n’est pas la fatigue. C’est la honte. Une honte acide, tenace, incrustée dans chaque pore de ma peau.
J’évite de croiser les regards. L’ascenseur s’élève dans un silence pesant. Huitième étage. Finance.
Les portes s’ouvrent sur l’effervescence habituelle : open-space immaculé, baies vitrées, plantes parfaitement entretenues. Sourires polis. Claviers qui crépitent. Téléphones qui sonnent. J’avance d’un pas décidé, ou du moins j’essaie. Derrière mes lunettes, mes yeux scrutent, cherchent. Iris n’est pas là. Elle travaille au sixième. Autre service. Autre monde.Mais Raphaël, lui, est bien là.
Son bureau domine l’open space, une verrière élégante qui expose son pouvoir à qui veut le voir. Bois sombre, fauteuils de cuir, silence absolu. Il parle avec une assistante, rit d’un rire feutré, parfaitement maîtrisé. Un homme qui a compris comment régner sans élever la voix.
Quand son regard croise le mien, il sourit.
Un sourire mince. Insondable. Il me fait signe.
Mon estomac se noue. Je traverse l’espace, mon cœur battant à mes tempes.
— Mathias. Justement. Entre.
Il me désigne le fauteuil face à lui. Je m’assois, le dos droit, les paumes moites. Je déteste ce que je suis en train de faire. Je déteste l’homme que je deviens.
— J’ai bien reçu ton rapport sur la restructuration du pôle financier. Très pertinent. Tu as une belle lecture stratégique, Mathias. Une vraie logique.
Je hoche la tête, incapable de répondre autre chose qu’un merci étouffé. Mes mâchoires sont crispées. Il parle, mais c’est comme si les mots glissaient sur une vitre.
Il s’installe à son tour, croise les jambes, prend le temps de faire tourner son stylo entre ses doigts. Le silence entre nous est pesant, mais lui semble parfaitement à l’aise.
— Tu sais qu’un poste se libère bientôt à la direction. Celui de Lefèvre. Il part à la retraite en fin de trimestre.
Je hoche de nouveau la tête. Mon cœur s’accélère. J’ai travaillé dix ans pour ça. Dix ans à avaler des couleuvres, à supporter les humiliations feutrées, les nuits sans sommeil, les week-ends sacrifiés. Tout pour ce siège.
— Plusieurs noms circulent. Le tien en fait partie. Mais tu n’es pas seul.
Je serre les poings sur mes genoux. Il marque une pause, et je le sens m’observer. Me jauger. Comme un chasseur qui examine sa proie avant de tirer.
— Tu es un homme stable. Fiable. Tu fais partie des murs, Mathias. Mais parfois, pour franchir une étape, il faut… un élément différenciateur.
Je déglutis. C’est maintenant que ça se joue.
Il se penche légèrement.
Le ton devient plus doux. Plus venimeux.— Dis-moi… ta femme. Iris. Elle travaille ici aussi, n’est-ce pas ?
Le sang me quitte le visage. Je sens ma gorge se contracter.
— Oui, murmuré-je.
Il acquiesce lentement. Trop lentement.
— C’est une femme… remarquable.
Il laisse flotter les mots, comme un appât lancé à la mer. Je ne réponds pas. Je ne peux pas. Chaque cellule de mon corps hurle, se débat. Mais je reste là, docile, empoisonné.
Son regard devient plus perçant.
— J’aimerais qu’on déjeune, tous les trois. Pour parler stratégie. Pour voir comment elle perçoit les choses de l’intérieur. Tu crois que ce serait possible ?
Je n’arrive pas à savoir s’il me teste ou s’il attend déjà la confirmation d’un marché tacite. Je sens mes tempes battre, le goût métallique de la trahison me remplir la bouche.
Je hoche la tête. Parce que c’est trop tard. Parce que j’ai déjà ouvert cette porte hier soir.
— Je lui en parlerai.
Il sourit.
— Parfait. J’ai hâte.
Je me lève, mécaniquement, comme un pantin qu’on a vidé de sa volonté. Il ne me retient pas. Il sait. Il a compris. Et moi, je viens de vendre un peu plus de mon âme.
Je regagne mon bureau. J’ai la nausée. Je m’assois sans même retirer ma veste. J’ouvre l’ordinateur, mais l’écran flou ne me parle plus. Mon monde est devenu un piège que j’ai moi-même refermé.
Un message s’affiche en bas à droite. Iris.
« Ne m’écris pas. Ne m’appelle pas. Ne rentre pas ce soir. »
Je reste figé. Mon cœur ralentit, puis repart trop fort. Chaque mot me frappe comme une gifle. Elle ne crie pas. Elle s’efface. Et c’est bien plus cruel.
Je relis encore. Et encore. Jusqu’à ne plus pouvoir respirer.
J’ai demandé l’impardonnable.
Et elle est en train de m’y laisser seul.La porte s’était refermée sur lui avec un bruit sec qui résonnait encore dans mes oreilles. Je restais là, immobile, les yeux fixés sur le vide, comme si l’air autour de moi avait soudainement cessé d’exister. Le silence était devenu trop lourd, trop étouffant, oppressant. Il m’enveloppait, m’étouffait, me rappelant à quel point j’étais seule face à cet engrenage qui se refermait inexorablement.Une semaine.Sept jours pour choisir.Sept jours pour décider si j’allais me plier à ses règles ou devenir un obstacle à écraser.Le poids de ces mots pesait sur mes épaules comme une chape de plomb. Je voulais hurler, crier ma révolte, dire non. Mais il avait raison. J’étais déjà dedans. Il suffisait d’un regard, d’une vérité trop lourde à porter, pour que le piège se referme.Je m’appuyai contre le mur froid, les mains tremblantes. Les images de notre confrontation défilaient dans ma tête, encore vives, incisives : son regard glacial, son sourire minuscule, cette certitude implacable dans sa
— Bonjour.Un seul mot, sec, tranchant. Dans sa bouche, ce simple « bonjour » résonne comme une lame froide qui effleure la gorge, prête à entailler au moindre faux pas. Le genre de mot qui semble vouloir déchirer le voile fragile derrière lequel je me cache.Je ne réponds pas tout de suite. Pas par défi. Pas par fierté. Mais parce que ma voix est étranglée, coincée quelque part entre ma cage thoracique et mes dents serrées. J’inspire lentement, le souffle court, cherchant à dompter ce tumulte qui gronde en moi. L’air est plus lourd, plus dense, chargé de menace muette.Un hochement de tête, rien de plus. Je n’ose pas faire plus.Raphaël me fixe intensément. Son regard est une morsure glaciale. Puis il fait glisser la tablette devant lui, sur la table, d’un geste fluide, précis, presque mécanique. Il tapote l’écran sans jamais me quitter des yeux. Ce geste semble inscrit dans sa nature, une habitude taillée dans l’acier, sans place pour l’erreur ou l’imprévu. Jamais je ne l’ai vu fair
Je ne dors pas cette nuit-là.Chaque fois que je ferme les yeux, je revois son regard. Glacial. Calculateur. Trop calme pour être humain. Je revois aussi ses mots, prononcés sans hâte, avec cette maîtrise glaçante de ceux qui n'ont jamais eu besoin de hausser le ton pour faire plier les autres.Raphaël n'a pas besoin de menacer.Il suffit qu'il parle, et le monde se réorganise autour de ses exigences.Et moi, dans ce monde-là, je ne suis qu'une case à remplir. Une variable à intégrer dans une équation qu’il est seul à comprendre. Une pièce déplacée sur un échiquier dont je ne maîtrise ni les règles ni les enjeux. Le pire, c’est que je doute même de savoir quelle couleur je défends.Je reste allongée, les yeux ouverts dans le noir, à écouter les battements désordonnés de mon cœur. Le silence est lourd, presque hostile. Chaque craquement du bois, chaque souffle du vent contre les vitres me fait sursauter. Je tente de ralentir ma respiration, de me convaincre que je suis en sécurité ici,
IrisJe n’ai pas quitté la salle de repos pendant quarante minutes.Pas une de moins.Assez longtemps pour que mes yeux sèchent et que mes pensées reprennent forme. Pas les bonnes. Pas les justes. Mais les seules qui me permettent de rester droite. J’ai remis du rouge à lèvres, lissé mes cheveux, ajusté mon chemisier. J’ai réenfilé le masque. Celui qui ment mieux que moi.Quand je retourne à mon poste, une enveloppe noire m’attend sur mon clavier. Pas un mail. Pas un message. Une lettre physique, scellée à la cire.Je la prends du bout des doigts, les muscles du cou tendus.Pas de nom. Pas de logo. Rien qu’un parfum très léger, presque imperceptible. Boisé, complexe. Masculin. Délibérément.Je déchire le cachet. À l’intérieur, une simple carte en papier épais, en lettres argentées.« Bureau de Monsieur Raphaël 19h30. »Il est temps de parler sérieusement.Je relis la note deux fois. Pas un mot de plus. Pas une signature. Il sait que je comprends. Il veut que je comprenne.Et ce n’est
IrisJe ne sens plus mes jambes.J’ai marché jusqu’au bureau sans vraiment me souvenir du trajet. Le métro, les trottoirs gris, les visages absents. Tout est passé dans un flou sale, comme si mon corps avançait sans moi. J’ai croisé des collègues, répondu à leurs sourires mécaniques, hoché la tête, comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas entendu mon mari me demander, la veille, de vendre mon silence. Ou mon corps. Je ne sais même plus.Je me suis assise à mon bureau, et mes doigts ont trouvé la souris, ouvert les bons fichiers, tapé les bons codes. Les gestes sont là. Le reste, non.Je tremble.Pas à l’extérieur. Pas encore. Mais à l’intérieur, tout se fendille. Un vacarme muet. Une rage contenue. Un chagrin qui se débat.Je croyais qu’on était une équipe.Je croyais qu’il me verrait toujours comme sa complice. Pas comme un pion à monétiser.Le pire, ce n’est même pas qu’il ait osé.C’est qu’il n’ait pas eu honte. Pas tout de suite. Il a d’abord tenté de me convaincre. Avec
MathiasLe silence d’Iris me suit comme une ombre.Pas un mot ce matin. Pas un regard. Elle s’est levée avant moi, s’est habillée sans bruit, a quitté l’appartement comme si j’étais transparent. Et peut-être que je le suis devenu. Peut-être qu’en lui demandant l’impensable, je me suis effacé à ses yeux.Le bol de café est resté intact sur la table. Elle n’a pas pris de petit-déjeuner. Juste une pomme disparue de la corbeille. Une absence en guise d’adieu.Je suis resté assis là, dans le silence vidé de son souffle, les coudes sur la table, le cœur suspendu entre la peur et la honte. J’ai pensé à lui courir après. À lui dire que je n’y avais pas réfléchi, que j’avais dit ça sous pression. Mais ce serait mentir. Et Iris déteste les mensonges.Je roule jusqu’au bureau, les mains crispées sur le volant, le visage figé dans un masque que je connais trop bien. Celui de l’homme parfait. Celui qui sourit, qui salue, qui fait son boulot sans faillir. Personne ne doit voir. Personne ne doit dev