LÉO
Je referme la porte derrière moi. Un clac sec, final.
L’aile Est est silencieuse , trop silencieuse. Ici, pas de cris, pas de coups. Seulement le bourdonnement sourd des néons et le claquement régulier de l’eau dans les tuyaux rouillés.
Je reste immobile un instant, le dos contre le bois, les bras pendants, le cœur encore cabré contre ma cage thoracique.
Je suis en vie.
Je ne devrais pas. J’aurais dû mourir là-bas. J’aurais dû voir la lame de Tomas entrer dans ma gorge. J’aurais dû suffoquer, m’écrouler, finir comme un autre chiffre sur une liste noire.
Mais non , je suis encore là.
Et c’est pire.
Je ferme les yeux. Une fraction de seconde.
Et c’est comme si tout revenait. Le bruit sec du métal sur le sol. Le regard vide de Tomas. Le murmure froid de Marko dans l’air. L’odeur de sueur, de peur, de sang.
Je veux les chasser.
Je ne peux pas.
Je traverse le couloir lentement. Mon épaule frôle le mur, comme si j’avais besoin de ce contact brut, rugueux, pour me rappeler que je suis bien réveillée. Que je n’ai pas rêvé ce qui vient de se passer.
La lumière au bout du couloir tremble. Une ampoule clignote par intermittence, comme une respiration mal calibrée. Je m’en approche. Une porte entrouverte. Une lumière jaune. Une salle de bain.
Je glisse à l’intérieur comme une ombre.
L’endroit est délabré. Carrelage fendu, miroir piqué de taches noires, odeur d’humidité incrustée dans les murs. Les joints des murs sont couverts de moisissures vertes. Mais il y a une douche. Un filet d’eau tiède qui tombe dans un soupir constant. Le seul son qui ne m’agresse pas.
Je verrouille la porte.
Je m’avance. Mes jambes flanchent à moitié. J’ai mal au bras. Là où Tomas m’a entaillée. Rien de profond. Juste assez pour rappeler que j’ai été vivante. Et que j’ai eu peur. Vraiment peur.
Je tire le rideau de douche de côté, lentement. L’odeur de plastique mouillé me monte au nez. Ça me donne la nausée. Tout ici est moisi, sale, en ruine.
Comme moi.
Je retire mon sweat avec précaution. Puis le débardeur. Je frissonne. L’air est glacé. Mon dos est parcouru de frissons comme des milliers d’aiguilles invisibles.
Le miroir renvoie une image que je déteste.
Pas celle d’un garçon. Pas celle d’un tueur. Juste celle d’une fille.
Une fille brisée.
Le regard rougi par des nuits blanches et des jours à fuir. La peau trop fine. Les lèvres fendillées. Et surtout, ce corps que je veux faire disparaître. Ces courbes qui trahissent. Cette chair qui ne m’appartient plus.
Je me déshabille lentement, comme si chaque geste pouvait déclencher une alarme.
Ma poitrine est comprimée par les bandes que j’ai nouées à l’aube, comme chaque matin. Je défais tout. Lentement. Les marques rouges me cisaillent la peau. Une douleur brûlante. Mon souffle devient court, douloureux.
Mais c’est la seule façon de survivre ici. En disparaissant. En devenant autre chose.
Un garçon.
Un Léo sans seins. Sans hanches. Sans douceur.
J’enlève aussi la compresse de fortune sur mon bras. Le sang a séché. Une croûte mince. Mais j’ai l’impression que sous cette plaie, quelque chose s’est fissuré plus profond encore.
Je me regarde dans le miroir. Et j’ai envie de pleurer.
Mais je ne peux pas.
Les larmes, c’est un luxe. Ici, on n’a pas le droit.
Alors je me tourne vers la douche. Je laisse l’eau me glacer d’abord, puis me réchauffer doucement. Je ferme les yeux.
Et pendant quelques secondes, je redeviens personne.
Ni fille , ni garçon.
Juste un corps qui respire encore.
Je laisse l’eau me couler dessus comme un voile, une tentative maladroite de purification. Je frotte ma peau jusqu’à la brûler. J’insiste sur mes bras, mon cou, mes côtes. Je veux qu’il ne reste plus rien de cette journée, plus rien de ce moment où j’ai failli.
Mais rien ne part.
Le regard de Marko colle à ma peau comme une deuxième ombre. Le silence de Kieran me hante. Pas celui d’un complice. Celui de quelqu’un qui comprend. Et c’est encore plus dangereux .
Je reste là longtemps , trop longtemps, peut-être. Mes doigts se crispent sous l’eau. Mon dos vibre de tension.
Et au fond, un cri monte. Sourd. Enfoui. Un cri que je ne peux pas lâcher.
Je mords ma lèvre , je ravale tout.
Puis je sors.
Je me sèche avec maladresse, les gestes mécaniques. Comme si mon corps était une poupée désarticulée. Puis je commence à remettre l’armure.
D’abord les bandes, étirées à m’en couper le souffle. Je les enroule autour de ma poitrine jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Une ligne plate, neutre, factice.
Puis je cale mes cheveux sous la casquette. Pas une mèche ne doit trahir ce que je suis. Pas un soupçon de douceur. Ensuite le sweat trop grand, le pantalon ample, les baskets abîmées.
Je remets aussi le couteau.
Pas pour me défendre.
Pour me rappeler.
Je me regarde à nouveau.
Et je me force à croire que je suis Léo.
Un adolescent petit et silencieux. Remarquable pour son absence.
Je serre les poings.
Je dois tenir.
Je ne peux pas me permettre une erreur.
Une seule personne découvre, et je suis morte. Pas par une lame. Par les regards. Par la haine. Par les ordres de Marko, ou pire, par ses silences.
Il y a autre chose, aussi.
Kieran.
Je pense à lui malgré moi.
Il m’a vu. Vraiment vu. Pas comme un gosse fragile. Pas comme une menace. Mais comme quelqu’un.
Et ça me fout la trouille.
Parce que ça pourrait me sauver.
Ou me détruire plus vite que tout le reste.
Je repense à sa main sur mon épaule. À la manière dont il m’a dit « viens » sans menace, sans ordre, juste… un murmure. Comme une chose fragile qu’on ne sait pas encore nommer.
Je déteste qu’il me fasse croire que c’est possible. D’être autre chose. De survivre autrement.
Je ramasse le couteau. Je le glisse dans ma ceinture.
Je me redresse.
Je sors.
Et dans le couloir vide, je marche comme si j’avais toujours été Léo.
Pas la fille.
Pas la proie.
Pas la vérité.
Juste le masque.
Et je prie pour qu’il tienne assez longtemps.
MARKOJe suis debout dans la pénombre de mon bureau, la lumière froide d’un néon grésillant au-dessus de ma tête, l’air dense et chargé de fumée de cigarette. Mes doigts tapotent nerveusement sur le bureau en acier, le bruit métallique résonne dans la pièce silencieuse.Léo. Ce gamin. Ce petit bout d’homme. Il s’insinue dans mes pensées comme une flèche empoisonnée, imprévisible et douloureuse.Je le déteste. Je le hais. Et pourtant… je ne peux pas détourner les yeux. Ce mélange toxique d’aversion et d’attraction me bouffe de l’intérieur.Je serre les poings, la rage me monte à la gorge.— Pourquoi toi, putain ? Pourquoi toi, alors que je voulais le contrôle, la peur, l’ordre ?Il est devenu une obsession . Une fissure dans mon mur. Et ça me rend fou.Je me lève, je marche en rond. Je ressasse les images : son regard fuyant, cette colère sourde qu’il tente de contenir, cette façon qu’il a de résister. Comme s’il croyait encore pouvoir tenir tête au monde.Je ris, amer.C’est un enfant
KIERNANLe couloir qui mène à l’armurerie sent la poudre, la peur, et les secrets. Les murs, épais et froids, réverbèrent nos pas comme un écho de guerre. Je marche devant, sans trop tourner la tête, mais je sens Léo me suivre. Il ne dit rien. Il ne dira rien. Pas encore.— T’as déjà tenu une arme ? je demande sans me retourner.— Non.Sa voix est sèche, comme s’il crachait un morceau de honte. Mais je l’entends trembler sous la surface. Il n’a pas peur des armes. Il a peur de ce que ça dit sur lui.Je pousse la porte. L’odeur de métal et d’huile s’échappe aussitôt, familière, presque rassurante à force d’y être exposé. Des râteliers d’armes parfaitement rangés, des caisses marquées au pochoir, une table d’entretien où reposent des pièces démontées comme des puzzles mortels.Je lui fais signe d’entrer. Il hésite, puis franchit le seuil.— Ici, tu nettoieras, tu entretiendras, tu vérifieras les stocks. On te demandera parfois de préparer des lots. Rien ne sort d’ici sans être impeccabl
KIERNANL’air est lourd, saturé d’humidité, de poussière, et d’une odeur âcre qui semble imprégner chaque recoin de ce vieux bâtiment. L’aile Est s’étire, interminable, dans une lumière jaunâtre vacillante, où le silence pèse plus que n’importe quel cri.Je m’appuie contre le mur froid, le dos en contact avec la pierre rugueuse, inspirant lentement pour calmer le tremblement qui s’empare de moi. Je guette. J’attends. Je sais que quelqu’un va arriver : Léo.Cette silhouette énigmatique que je ne cesse d’observer, dont je n’arrive pas à percer le silence ni à déchirer le masque. Les autres le voient comme un gamin comme les autres, un adolescent à la marge. Mais moi, je sais qu’il y a plus. Sous cette armure de silence et de douleur, une tempête prête à tout emporter.La porte s’ouvre en grinçant doucement. Il apparaît, mince et frêle, avançant avec précaution, chaque pas mesuré comme un défi lancé à la peur qui le serre.Son regard évite le mien, ou plutôt tente d’éviter. Mais je lis d
LÉOJe referme la porte derrière moi. Un clac sec, final. L’aile Est est silencieuse , trop silencieuse. Ici, pas de cris, pas de coups. Seulement le bourdonnement sourd des néons et le claquement régulier de l’eau dans les tuyaux rouillés.Je reste immobile un instant, le dos contre le bois, les bras pendants, le cœur encore cabré contre ma cage thoracique.Je suis en vie.Je ne devrais pas. J’aurais dû mourir là-bas. J’aurais dû voir la lame de Tomas entrer dans ma gorge. J’aurais dû suffoquer, m’écrouler, finir comme un autre chiffre sur une liste noire.Mais non , je suis encore là.Et c’est pire.Je ferme les yeux. Une fraction de seconde.Et c’est comme si tout revenait. Le bruit sec du métal sur le sol. Le regard vide de Tomas. Le murmure froid de Marko dans l’air. L’odeur de sueur, de peur, de sang.Je veux les chasser.Je ne peux pas.Je traverse le couloir lentement. Mon épaule frôle le mur, comme si j’avais besoin de ce contact brut, rugueux, pour me rappeler que je suis b
MarkoJe le vois , ce petit , toujours lui . Une silhouette fragile au milieu d’un monde brutal. Une présence inattendue qui trouble l’ordre immuable de ma vie . Quand il passe près de moi, c’est comme si l’air se chargeait d’électricité, et cette étincelle me brûle de l’intérieur.Je suis Marko , le chef des chefs. Celui devant qui on s’incline sans un mot, celui dont le regard suffit à briser des montagnes, à faire trembler des empires. Je suis le maître des ombres, le roi des ruines. Je n’ai jamais laissé quoi que ce soit m’atteindre . Jamais ! Et pourtant, ce petit me trouble. Je devrais le haïr , le mépriser , le considérer comme un insecte insignifiant, un grain de poussière que l’on balaye sans pitié.Mais non.Il s’est installé dans mon esprit comme un poison lent, une mélodie obsédante qui refuse de s’éteindre.Je me surprends à repenser à sa voix, douce et tremblante, à ses gestes maladroits, à la façon dont il détourne les yeux, cherchant à cacher ce feu étrange qui brûl
KIERANLa salle d’observation est nue , béton brut, néons blafards, murs sans vie. Rien à quoi s’accrocher. Rien à quoi survivre.Marko entre et Léo se fige.Je le reconnais, ce moment. Cette seconde où la peur devient physique, tangible, comme un poids sur la cage thoracique. Celle où l’on comprend que les règles du monde ont changé et qu’il n’y a pas de retour.Le Fantôme s’avance, chacun de ses pas résonne comme une menace.— Tu sais pourquoi tu es là ? demande-t-il calmement.Léo garde les yeux baissés. Il tremble. Mais ne répond pas.— Pas grave. Je vais t’expliquer.Marko claque des doigts. Une porte s’ouvre au fond. Deux hommes en sortent, encadrant un garçon. Tomas. Plus âgé, plus robuste. Mais le regard vide. Comme si l’intérieur avait été avalé par quelque chose de plus grand, plus noir.Léo recule d’un pas.— Voici Tomas. Il avait ta place, il y a deux mois. Il n’a pas su choisir. Il n’a pas su devenir utile.Tomas est poussé au centre. Un couteau dans la main.Marko se tou