KIERAN
La salle d’observation est nue , béton brut, néons blafards, murs sans vie. Rien à quoi s’accrocher. Rien à quoi survivre.
Marko entre et Léo se fige.
Je le reconnais, ce moment. Cette seconde où la peur devient physique, tangible, comme un poids sur la cage thoracique. Celle où l’on comprend que les règles du monde ont changé et qu’il n’y a pas de retour.
Le Fantôme s’avance, chacun de ses pas résonne comme une menace.
— Tu sais pourquoi tu es là ? demande-t-il calmement.
Léo garde les yeux baissés. Il tremble. Mais ne répond pas.
— Pas grave. Je vais t’expliquer.
Marko claque des doigts. Une porte s’ouvre au fond. Deux hommes en sortent, encadrant un garçon. Tomas. Plus âgé, plus robuste. Mais le regard vide. Comme si l’intérieur avait été avalé par quelque chose de plus grand, plus noir.
Léo recule d’un pas.
— Voici Tomas. Il avait ta place, il y a deux mois. Il n’a pas su choisir. Il n’a pas su devenir utile.
Tomas est poussé au centre. Un couteau dans la main.
Marko se tourne vers Léo. Lui tend la même arme.
— C’est simple. Tu as deux choix. Soit tu refuses. Et tu meurs, ici, maintenant. Pas demain. Pas dans une semaine. Maintenant. Soit tu fais ce qu’on attend de toi. Tu fais ta part. Tu travailles pour nous.
Léo reste figé.
— Tu veux survivre, pas vrai ? Alors prouve-le. Pas par la violence. Par la décision.
Il marque une pause. Son regard se durcit.
— Je ne veux pas voir comment tu te bats. Je veux voir si tu es capable de faire ce qu’on te demande. Même si ça te dégoûte. Même si tu n’as que quatorze ans. Ici, on n’a pas d’âge. On a des fonctions.
Je serre les poings. C’est pire que d’habitude. Marko veut le briser proprement. Léo n’est pas testé. Il est mis au pied du mur.
— Et si je dis non ? demande enfin Léo, la voix blanche.
Marko s’approche de lui. Lentement. Jusqu’à ce qu’il puisse lui parler à l’oreille.
— Alors je donne l’ordre, et Tomas te plante la gorge. Tu ne seras pas le premier.
Silence.
Le couteau pèse dans ma main. J’aurais voulu ne pas être là. Mais je suis celui qu’on envoie pour les regarder tomber. Ou se redresser.
Je regarde Léo.
Il tremble, mais il lève enfin les yeux. Et je vois dedans… autre chose. Pas seulement de la peur.
Un éclat. Un reste de feu.
LÉO
Je ne comprends pas comment on peut en arriver là.
Il m’a mis un couteau entre les mains.
Il m’a dit : tue ou meurs.
Pas de détour , pas de ruse.
Tomas est en face. Il ne me connaît pas. Il ne veut pas me faire du mal. Mais s’il reçoit l’ordre, il le fera. Parce qu’il est déjà à moitié mort. Et qu’il obéit.
Je regarde Kieran. Je veux qu’il dise quelque chose. Qu’il m’arrête. Mais il ne bouge pas.
Je suis seul.
Et Marko le sait.
— Alors ? dit-il. Tu veux vivre ?
Je veux hurler que oui. Que je veux vivre, bordel. Mais pas comme ça. Pas en devenant un pion. Pas en perdant ce qu’il me reste.
Je prends une inspiration. Le couteau tremble entre mes doigts.
Tomas bouge.
Il ne me frappe pas. Il me teste.
Je bondis en arrière. Il recommence. Plus vite cette fois. Sa lame racle mon bras. Je sens la douleur. Le sang. J’étouffe un cri.
Je recule. Je tombe. Mon cœur cogne à m’en briser les côtes.
Je ne veux pas mourir.
Je ne veux pas devenir un monstre.
Alors je me relève. Je serre la lame. Je ne pense plus.
Je bouge. Je le bouscule. Il tombe.
Il est à terre. Il ne bouge pas.
Je le vise. Je pourrais le faire.
Mais je m’arrête.
— Non, je souffle. Je veux vivre. Mais je ne suis pas un tueur.
Je me retourne vers Marko.
Je crois que je viens de signer mon arrêt de mort.
Mais il me fixe. Son visage ne trahit rien.
Puis il dit, très calmement :
— Alors tu travailleras pour nous.
Je reste figé.
— Quoi ?
— Tu n’as pas tué. Mais tu as choisi. Tu t’es levé. Tu as fait face. Tu as mis ta vie dans la balance. C’est assez… pour aujourd’hui.
Il fait un signe à Kieran.
— Emmène-le dans l’aile Est.
Je ne comprends toujours pas. Je devrais être soulagé. Mais tout me semble faux. Comme un piège. Comme un test en deux étapes.
Je me tourne vers Kieran.
Et là, dans son regard, je vois quelque chose que je ne comprends pas tout de suite.
Ce n’est pas de l’admiration.
C’est de la mémoire.
KIERAN
Il a tenu.
Pas comme les autres. Pas en frappant. Mais en tenant.
Marko appelle ça une faiblesse. Moi, je sais ce que ça vaut.
Je me souviens du jour où c’est arrivé pour moi. La lame. Le choix. Le vide. J’ai choisi de frapper. Pas parce que je voulais. Parce qu’on m’avait déjà tout pris.
Lui, il a encore un bout de lui-même. Et il s’y accroche.
Je pose une main sur son épaule.
— Viens, je murmure.
Il me suit , car c'est tout ce qu'il lui reste à faire . Mais que ferait-il sinon ?
Et moi ? Moi, je recommence à croire que peut-être, ce gosse-là, il va survivre. Pas juste physiquement.
Peut-être qu’il va nous survivre à tous.
LÉOJe n’ai même pas le temps de reprendre mon souffle que ses bras m’enserrent brutalement, me soulevant du sol comme si je ne pesais rien, et je me retrouve collée à lui, mon corps pressé contre le sien. La chaleur de Marko m’enveloppe, écrase toute raison, et je sens mon cœur battre si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser dans ma poitrine.Il s’installe dans son fauteuil massif, moi toujours dans ses bras, et je me sens à la fois ridicule et terriblement vulnérable. Ridicule parce que je pèse visiblement trois fois moins qu’un paquet de farine, vulnérable parce que je suis entièrement à sa merci. Mais surtout… excitée, incapable de nier le frisson qui court le long de ma colonne vertébrale.— Tu crois que tu peux encore te cacher derrière ton petit masque ? murmure-t-il, ses lèvres frôlant les miennes, un souffle chaud brûlant sur ma peau.Je tente de reculer, mais ses mains sur mes hanches m’empêchent de bouger. Ses doigts, fermes et possessifs, me maintiennent contre lui,
LÉOLe silence qui suit le départ de ses hommes me paralyse encore quelques secondes. Chaque battement de mon cœur résonne comme un coup de tonnerre dans la pièce. Je sens son regard, lourd, brûlant, me sonder de part en part, comme s’il cherchait à deviner la vérité derrière mon masque.Il s'approche lentement, sans bruit, ses pas mesurés résonnant sur le parquet. Je recule instinctivement, mais mes pieds heurtent le bord du bureau, et je me fige. Il s’arrête à quelques centimètres de moi, et je sens la chaleur de son corps, la présence puissante qui m’enserre, m’étouffe presque.— Pourquoi ce déguisement encore ? murmure-t-il, sa voix basse, mais tranchante, chaque mot une lame contre ma volonté.Je lève les yeux, cachant derrière le tissu rêche le rouge qui monte à mes joues.— Je… je me sens mieux ainsi, souffle-je, la voix tremblante mais déterminée. Moins vulnérable, moins exposée…Il fronce les sourcils, un sourire presque cruel étirant ses lèvres.— Tu crois que tu peux jouer
LÉOJe passe de longues minutes à fixer mon reflet dans le miroir, mes mains tremblent légèrement en nouant le tissu rêche autour de ma poitrine, aplatissant mes formes, effaçant tout ce qui pourrait trahir que je ne suis pas l’ombre que je prétends être. Les cheveux coincés sous la casquette, le vieux pantalon trop large, la chemise ouverte sur un t-shirt usé, je redeviens ce garçon inventé, ce Léo que personne ne remarque, qui se fond dans le décor.Chaque pli du vêtement est une armure, chaque couture un mensonge. Mais c’est le seul qui me protège.Je prends une grande inspiration et sors de la chambre. Le couloir est vide, mais l’air sent le tabac froid et la poussière. Chaque pas m’éloigne un peu plus de cette pièce étouffante et me rapproche de lui.Son bureau est au fond, derrière une porte massive qui n’est jamais tout à fait fermée. J’entends les voix avant de pousser. Graves, rauques, avec ce ton de complicité brutale des hommes qui vivent dans la nuit et ne craignent plus r
LÉOJe l’entends avant de le voir, ses pas lourds dans le couloir, cette démarche qui ne cherche pas à se cacher, comme s’il voulait que je sache, que je l’attende, que je sois déjà prête à lui ouvrir, à lui céder. La poignée tourne, la porte s’entrouvre, et il est là, appuyé contre l’encadrement, son ombre plus large que la chambre. Marko. Sa présence remplit l’espace, fait vaciller l’air.Il s’avance sans rien dire, et je recule malgré moi, jusqu’à sentir le bois froid du lit heurter l’arrière de mes jambes. J’ai l’impression d’être piégée comme une proie, chaque geste de lui m’enferme un peu plus.Il tend la main, pas pour me frapper, pas pour m’ordonner, mais pour effleurer, pour m’atteindre. Ses doigts viennent saisir une mèche humide de mes cheveux, la caresser comme s’il voulait en tirer une réponse, et ses yeux, sombres, brûlants, se plantent dans les miens.— Tu n’as pas idée de ce que tu me fais, souffle-t-il.Il est proche, trop proche, et je sens l’odeur âcre de sa peau, c
LÉOJe reste longtemps assise sur le bord du lit, sans bouger, les cheveux encore humides, la serviette oubliée au sol, le vieux sweat plaqué contre ma peau comme une seconde chair. J’ai froid, mais ce n’est pas le froid qui me fait trembler. C’est ce nom qui résonne encore, planté dans mon crâne, Livia, Livia Arcoletti, comme une gifle qui m’arrache à la vie que j’essayais de bricoler, une existence faite d’ombres, de fuites, de silences.J’ai fermé la porte, mais ça ne change rien, les murs sont trop fins, sa voix peut passer à travers, son rire peut encore me heurter, je l’entends comme si Marko était assis juste à côté de moi. Je me demande combien de temps il faudra avant qu’il assemble les morceaux, combien de regards, de détails, de maladresses, avant que son cerveau affamé de calculs fasse le lien entre Léo, la fille paumée, et Livia, la fille à un million d’euros.Je ne peux pas compter sur son ignorance éternelle.Je pense au sac encore posé dans le coin, cette offrande empoi
MARKOJe reste immobile quelques secondes, le verre à la main, les yeux rivés à ce visage figé sur l’écran, et plus je le regarde, plus l’idée se dessine, nette, tranchante, irrésistible, une ligne droite vers quelque chose de gros, de vraiment gros, une de ces opportunités qu’on n’attend pas mais qui, quand elles apparaissent, exigent qu’on les saisisse à la gorge immédiatement.Le silence dans la pièce est presque lourd, juste le bourdonnement discret de la télé et le clapotis régulier de la glace qui fond dans mon verre. Je le repose lentement, sans quitter l’écran des yeux. J’avance d’un pas, m’accroupis devant la table basse où traîne mon téléphone, fais un arrêt sur image. L’angle est mauvais, la lumière trop forte d’un côté, mais on distingue assez. Le profil. Les yeux. La ligne du cou. Ce genre de détails qu’on imprime vite dans la mémoire quand on a appris à chercher des gens.Je prends la photo avec mon portable, juste une seconde, un petit clic discret. Mais c’est assez pou