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sous les cendres de l'héritage
sous les cendres de l'héritage
Author: Lili33

La traversée

Author: Lili33
last update Last Updated: 2025-07-29 00:28:15

Le vent salé s’engouffrait par le hublot, mêlant l’odeur âcre de la mer à celle de la peinture fraîche du navire. Je m’éveillai brusquement, le roulis constant me ramenant à cette réalité : j’avais quitté la France. Trois jours de traversée m’avaient suffi pour comprendre que le retour n’était plus une option. Chaque vague semblait effacer un peu plus la Léna Morel d’hier, cette jeune fille sage des salons parisiens que ma mère façonnait patiemment pour un avenir tout tracé.

Je me redressai, le cœur serré. Par le hublot, une silhouette émergeait de la brume : Bristol. Je distinguai les tours des entrepôts et les cheminées fumantes qui rayaient le ciel gris. Rien à voir avec les ports paisibles de Normandie. Ici, tout semblait immense, bouillonnant, presque oppressant.

— Léna, prépare-toi. Nous accostons dans une heure, appela ma mère derrière la porte.

Je revêtis ma robe de voyage, ajustai un châle autour de mes épaules et me forçai à calmer mon souffle. Aujourd’hui commençait la vie que mes parents avaient rêvée pour moi. Une vie de convenances, de bals, et d’alliances soigneusement calculées. Mon rôle : être irréprochable, digne, et, bientôt, l’épouse d’Adrien de Montreuil, l’héritier qu’ils m’avaient choisi.

Je rejoignis mes parents sur le pont. Mon père, Auguste Morel, affichait un large sourire en observant les docks ; son rêve d’expansion industrielle prenait forme. Ma mère se tenait droite, imperturbable, comme si le vacarme des marins et les cris des contremaîtres n’étaient qu’un désagrément passager.

Je levai les yeux vers le quai. Une foule grouillante s’activait : portefaix, dockers, ouvriers et marchands criaient dans un concert de langues et d’accents. Mes sens furent happés par le chaos : le claquement des chaînes, les hennissements des chevaux, l’odeur mêlée du charbon et du sel. Et, au milieu de ce tumulte, je le vis.

Un jeune homme, les manches retroussées, portait une lourde caisse sur son épaule. Ses gestes étaient précis, puissants, et chaque mouvement révélait une force brute forgée par l’effort. Une mèche sombre lui barrait le front, masquant partiellement ses traits. Il ne m’accorda pas un regard, pourtant je sentis une étrange vibration m’envahir, un frisson fugace qui ne devait rien au vent froid.

— Léna ! s’impatienta mon père. Descends, allons-y !

Je baissai les yeux, troublée, et emboîtai le pas de mes parents sur la passerelle. Chaque pas me rapprochait de cette terre inconnue, mais mon esprit restait accroché à cette image fugace : un inconnu aux yeux que je n’avais même pas vus, et pourtant impossible à oublier.

À peine nos valises posées à terre, mon père s’empressa de saluer un homme en redingote, son associé anglais. Je laissai leur poignée de main solennelle en arrière-plan ; mes yeux dérivaient encore sur les silhouettes des dockers. Le jeune homme avait disparu, avalé par la foule. Une étrange déception me traversa, ridicule et inexplicable.

— Tu n’as pas l’air enthousiaste, remarqua ma mère, d’un ton sec.

— Je suis simplement fatiguée, répondis-je.

Elle hocha la tête, sceptique, avant de m’entraîner vers la calèche qui nous attendait. Je grimpai à bord et, alors que les sabots martelaient les pavés, j’osai un dernier regard vers le port. La brume avait tout englouti ; seul subsistait en moi ce frisson étrange, comme une promesse silencieuse que je ne comprenais pas encore.

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