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À Genoux devant la dernière
À Genoux devant la dernière
Author: Eternel

Chapitre 1 : La Nuit des Silences

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-05-26 21:16:28

Michel

Il pleut.

Une pluie lente, persistante, qui s’infiltre partout, dans la terre, dans les tuiles, dans les os. Pas une tempête spectaculaire, non. Juste ce genre de pluie sourde, accrochée au ciel comme un chagrin sans fin. Celle qui accompagne les mauvais souvenirs et les décisions sans retour. Celle qui, si on l’écoute assez longtemps, finit par ressembler à un murmure. Un jugement. Une absolution.

Je fixe la vitre embuée devant moi. Une goutte glisse, traçant un sillon sur le verre. Elle ressemble à une larme.

Ça fait longtemps que je ne pleure plus.

Trop longtemps.

Je suis dans cette maison comme dans un tombeau ouvert. Une maison que je connais par cœur ou plutôt que j’ai connue. Chaque pièce, chaque recoin m’est familier. Mais ce soir, tout est différent. Il n’y a plus de chaleur ici. Plus de voix. Plus de lumière autre que celle des éclairs lointains, comme si le ciel lui-même refusait d’éclairer ce que j’ai fait.

Ils sont morts. Tous.

Ou presque.

Le plan était clair. Épuré. Une vengeance froide, millimétrée, comme on signe un testament à l’envers. J’ai passé des mois à y penser, à l’affiner, à le répéter dans ma tête jusqu’à ce qu’il devienne aussi naturel que respirer.

Le patriarche d’abord. Mon père. Un monstre en costume trois-pièces.

Il avait vieilli. Il n’était plus le titan que je craignais enfant. Il était là, assis dans son fauteuil en cuir, un verre à la main, les yeux sur un dossier qu’il ne finirait jamais de lire. Je suis entré sans un bruit. J’ai versé la poudre dans son verre — un poison lent, discret, sans douleur apparente. Il n’a même pas levé les yeux vers moi. Il a bu. Puis il s’est effondré. Comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. J’ai regardé son corps s’étendre sur la moquette, les bras tordus, la bouche ouverte. Je n’ai rien ressenti. Juste une paix étrange. Comme si je reprenais possession de l’air.

La mère, ensuite. Toujours droite, toujours impeccable. Toujours absente, même quand elle était là.

Elle m’a vu entrer dans sa chambre. Elle a posé son livre lentement, comme si elle avait deviné. Comme si elle m’attendait.

— Tu ne vaux pas mieux que lui, a-t-elle dit.

Je n’ai pas répondu. Je me suis approché. Le coussin de velours était à portée de main. J’ai attendu un instant. Une seconde d’éternité. Puis je l’ai plaqué contre son visage. Elle s’est débattue, faiblement. Un cri étouffé. Une main tendue. Et puis plus rien. Elle avait toujours été silencieuse. Elle est morte comme elle a vécu.

Les deux frères.

Des chiens de garde, sans envergure, braillards, idiots, pleins d’eux-mêmes.

Ils étaient au garage. Ils riaient. Pariaient sur une course de voitures. Je suis arrivé derrière eux. Le premier n’a pas eu le temps de comprendre. Un coup de barre métallique sur la nuque. Il s’est effondré, net. Le second a crié, tenté de fuir. J’ai couru. Je l’ai plaqué au sol. Je l’ai regardé dans les yeux.

— Tu ne m’as jamais vu, hein ? Tu ne m’as jamais pris au sérieux.

Il a gémi. J’ai frappé. Encore. Encore. Jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’un masque déformé. Du sang partout. Sur moi. Sur le béton. Sur mes bottes.

Et enfin, lui.

L’élu. L’héritier. Le fils parfait. Celui que mon père présentait avec fierté, que ma mère couvrait de regards tendres. Celui que les autres suivaient. Celui qu’on comparait à moi, toujours à mon désavantage.

Il était dans son bureau. Il écrivait. Je suis entré sans frapper. Il s’est retourné. Il a souri.

— Michel ?

Je l’ai braqué. Il a levé les mains, calmement.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je n’ai pas répondu. J’ai approché. J’ai collé le canon à son front. Il a compris. Il a cessé de sourire.

— Tu me tues, et après ? Tu crois que ça effacera…

Je l’ai tué. Une balle. Une seule. Dans la tempe.

Il est tombé sans bruit, le visage vidé de toute supériorité.

Je pensais que ce serait terminé après lui.

Je pensais que j’aurais fini de brûler.

Mais non.

Il restait elle.

Elle n’aurait jamais dû être là. Pas ce soir. Pas maintenant.

Et pourtant, elle apparaît.

Comme une erreur dans le scénario.

Comme un souffle vivant dans un théâtre de cendres.

Je la vois au bout du couloir. Silencieuse. Figée.

Une robe pâle qui colle à sa peau, les cheveux détrempés, les traits flous à cause de la lumière tremblante.

Et ses yeux.

Ses yeux.

Pas de peur. Pas de fuite. Juste ce regard direct, planté dans le mien. Comme une main invisible posée sur ma gorge. Elle ne comprend pas encore. Ou peut-être que si. Peut-être qu’elle comprend trop bien. Peut-être qu’elle m’a vu bien avant ce soir, dans les fissures de leur famille parfaite.

Je lève mon arme. C’est un geste mécanique, un instinct.

Elle est un témoin. Un risque. Une fin logique.

Et pourtant… je n’appuie pas.

— Pourquoi tu ne le fais pas ? elle murmure.

Sa voix me traverse. Pas comme un coup. Comme une vérité.

Elle ne tremble pas. Elle ne recule pas. Elle ne me supplie pas. Elle me regarde comme si j’étais transparent. Comme si elle voyait derrière les murs. Derrière les années. Derrière le monstre que je suis devenu.

Je sens l’arme peser dans ma main. Elle me brûle presque.

Ce n’est pas elle que je tiens en joue. C’est moi.

Elle est belle. D’une beauté silencieuse, douloureuse. Le genre de beauté qu’on ne voit pas tout de suite. Qu’on ressent. Qu’on respire. Une faille élégante dans un monde trop lisse. Elle se tient droite, fière, même maintenant. Même face à moi. Et ça m’ébranle. Je vacille.

Ce n’est pas la peur qui me retient. Ce n’est pas la morale.

C’est pire que ça.

C’est du désir.

Un désir soudain. Brutal. Inadmissible.

Je la veux.

Pas pour la posséder. Pas pour la punir.

Je la veux comme une rédemption.

Comme une dernière chance.

Elle est le dernier souffle de cet univers que j’ai détruit.

Et dans ce silence absolu que j’ai imposé à tous, elle est la seule voix que je veux encore entendre.

Elle est la dernière.

Et désormais, elle est à moi.

Même si je ne la mérite pas.

Même si elle ne me pardonnera jamais.

Même si je devrai vivre avec elle… ou mourir par elle.

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