Michel
Il pleut.
Une pluie lente, persistante, qui s’infiltre partout, dans la terre, dans les tuiles, dans les os. Pas une tempête spectaculaire, non. Juste ce genre de pluie sourde, accrochée au ciel comme un chagrin sans fin. Celle qui accompagne les mauvais souvenirs et les décisions sans retour. Celle qui, si on l’écoute assez longtemps, finit par ressembler à un murmure. Un jugement. Une absolution.
Je fixe la vitre embuée devant moi. Une goutte glisse, traçant un sillon sur le verre. Elle ressemble à une larme.
Ça fait longtemps que je ne pleure plus.
Trop longtemps.
Je suis dans cette maison comme dans un tombeau ouvert. Une maison que je connais par cœur ou plutôt que j’ai connue. Chaque pièce, chaque recoin m’est familier. Mais ce soir, tout est différent. Il n’y a plus de chaleur ici. Plus de voix. Plus de lumière autre que celle des éclairs lointains, comme si le ciel lui-même refusait d’éclairer ce que j’ai fait.
Ils sont morts. Tous.
Ou presque.
Le plan était clair. Épuré. Une vengeance froide, millimétrée, comme on signe un testament à l’envers. J’ai passé des mois à y penser, à l’affiner, à le répéter dans ma tête jusqu’à ce qu’il devienne aussi naturel que respirer.
Le patriarche d’abord. Mon père. Un monstre en costume trois-pièces.
Il avait vieilli. Il n’était plus le titan que je craignais enfant. Il était là, assis dans son fauteuil en cuir, un verre à la main, les yeux sur un dossier qu’il ne finirait jamais de lire. Je suis entré sans un bruit. J’ai versé la poudre dans son verre — un poison lent, discret, sans douleur apparente. Il n’a même pas levé les yeux vers moi. Il a bu. Puis il s’est effondré. Comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. J’ai regardé son corps s’étendre sur la moquette, les bras tordus, la bouche ouverte. Je n’ai rien ressenti. Juste une paix étrange. Comme si je reprenais possession de l’air.
La mère, ensuite. Toujours droite, toujours impeccable. Toujours absente, même quand elle était là.
Elle m’a vu entrer dans sa chambre. Elle a posé son livre lentement, comme si elle avait deviné. Comme si elle m’attendait.
— Tu ne vaux pas mieux que lui, a-t-elle dit.
Je n’ai pas répondu. Je me suis approché. Le coussin de velours était à portée de main. J’ai attendu un instant. Une seconde d’éternité. Puis je l’ai plaqué contre son visage. Elle s’est débattue, faiblement. Un cri étouffé. Une main tendue. Et puis plus rien. Elle avait toujours été silencieuse. Elle est morte comme elle a vécu.
Les deux frères.
Des chiens de garde, sans envergure, braillards, idiots, pleins d’eux-mêmes.
Ils étaient au garage. Ils riaient. Pariaient sur une course de voitures. Je suis arrivé derrière eux. Le premier n’a pas eu le temps de comprendre. Un coup de barre métallique sur la nuque. Il s’est effondré, net. Le second a crié, tenté de fuir. J’ai couru. Je l’ai plaqué au sol. Je l’ai regardé dans les yeux.
— Tu ne m’as jamais vu, hein ? Tu ne m’as jamais pris au sérieux.
Il a gémi. J’ai frappé. Encore. Encore. Jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’un masque déformé. Du sang partout. Sur moi. Sur le béton. Sur mes bottes.
Et enfin, lui.
L’élu. L’héritier. Le fils parfait. Celui que mon père présentait avec fierté, que ma mère couvrait de regards tendres. Celui que les autres suivaient. Celui qu’on comparait à moi, toujours à mon désavantage.
Il était dans son bureau. Il écrivait. Je suis entré sans frapper. Il s’est retourné. Il a souri.
— Michel ?
Je l’ai braqué. Il a levé les mains, calmement.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Je n’ai pas répondu. J’ai approché. J’ai collé le canon à son front. Il a compris. Il a cessé de sourire.
— Tu me tues, et après ? Tu crois que ça effacera…
Je l’ai tué. Une balle. Une seule. Dans la tempe.
Il est tombé sans bruit, le visage vidé de toute supériorité.
Je pensais que ce serait terminé après lui.
Je pensais que j’aurais fini de brûler.
Mais non.
Il restait elle.
Elle n’aurait jamais dû être là. Pas ce soir. Pas maintenant.
Et pourtant, elle apparaît.
Comme une erreur dans le scénario.
Comme un souffle vivant dans un théâtre de cendres.
Je la vois au bout du couloir. Silencieuse. Figée.
Une robe pâle qui colle à sa peau, les cheveux détrempés, les traits flous à cause de la lumière tremblante.
Et ses yeux.
Ses yeux.
Pas de peur. Pas de fuite. Juste ce regard direct, planté dans le mien. Comme une main invisible posée sur ma gorge. Elle ne comprend pas encore. Ou peut-être que si. Peut-être qu’elle comprend trop bien. Peut-être qu’elle m’a vu bien avant ce soir, dans les fissures de leur famille parfaite.
Je lève mon arme. C’est un geste mécanique, un instinct.
Elle est un témoin. Un risque. Une fin logique.
Et pourtant… je n’appuie pas.
— Pourquoi tu ne le fais pas ? elle murmure.
Sa voix me traverse. Pas comme un coup. Comme une vérité.
Elle ne tremble pas. Elle ne recule pas. Elle ne me supplie pas. Elle me regarde comme si j’étais transparent. Comme si elle voyait derrière les murs. Derrière les années. Derrière le monstre que je suis devenu.
Je sens l’arme peser dans ma main. Elle me brûle presque.
Ce n’est pas elle que je tiens en joue. C’est moi.
Elle est belle. D’une beauté silencieuse, douloureuse. Le genre de beauté qu’on ne voit pas tout de suite. Qu’on ressent. Qu’on respire. Une faille élégante dans un monde trop lisse. Elle se tient droite, fière, même maintenant. Même face à moi. Et ça m’ébranle. Je vacille.
Ce n’est pas la peur qui me retient. Ce n’est pas la morale.
C’est pire que ça.
C’est du désir.
Un désir soudain. Brutal. Inadmissible.
Je la veux.
Pas pour la posséder. Pas pour la punir.
Je la veux comme une rédemption.
Comme une dernière chance.
Elle est le dernier souffle de cet univers que j’ai détruit.
Et dans ce silence absolu que j’ai imposé à tous, elle est la seule voix que je veux encore entendre.
Elle est la dernière.
Et désormais, elle est à moi.
Même si je ne la mérite pas.
Même si elle ne me pardonnera jamais.
Même si je devrai vivre avec elle… ou mourir par elle.
LuciaLa lumière du matin filtre à travers les rideaux épais, dorant l’air de la chambre d’une douceur trompeuse. C’est une lumière de paix, presque irréelle, qui ne sait pas encore ce qui s’est passé dans cet espace fermé quelques heures plus tôt.Je me réveille dans le creux de son bras, ma joue contre son torse chaud, ma peau collée à la sienne. Il respire lentement, profondément, comme un homme qui dort sans crainte. Moi, je n’ose pas bouger, prise entre l’envie de rester là et celle de me soustraire à cette proximité.Sur mes lèvres, je sens encore ce goût de sel et de chaleur. Dans mon ventre, une langueur lourde, chaude, qui pulse doucement comme un souvenir trop vif.Je tente de m’écarter. Son bras se resserre.— Bonjour… murmure-t-il, la voix basse, presque rauque, comme si les mots étaient encore gonflés de sommeil et d’autre chose, plus dense.Je détourne les yeux.La gêne m’envahit d’un coup. Les images de la nuit s’imposent ma voix étranglée, mes gestes affolés, mes cris
LuciaIl descend lentement, bouche à bouche, souffle à souffle, avec cette précision presque déchirante d’un homme qui ne cherche plus à posséder mais à sonder, à inscrire dans ma chair des vérités plus anciennes que la mémoire, plus profondes que le nom et chaque frôlement de ses lèvres est une note longue, grave, enroulée autour de mes nerfs, une vibration qui me dilate de l’intérieur, me rend poreuse, disponible, prête.Il explore, il revient, il insiste, sans urgence, sans but, comme s’il me connaissait déjà mais voulait tout de même tout réapprendre, tout vérifier, tout retoucher, comme s’il avait besoin que mon corps lui confirme ce que ma bouche refuse encore de dire et à chaque passage de sa langue, c’est un pan entier de mon silence qui se fissure.Je retiens mon souffle, mais c’est inutile.Je suis ouverte , offerte , écartelée entre deux silences l’un d’avant, froid, de façade, et l’autre qui vient, chaud, intime, abyssal et je sais que je suis en train de basculer dans ce
LuciaLe matin s’est glissé sans bruit entre les persiennes.Une lumière pâle, presque timide, caresse les draps froissés, souillés, épars.Leur odeur flotte encore dans l’air, mélange de sueur, de peau, de foutre séché.Je sens tout. Trop.J’ouvre les yeux sur un monde trop réel.Trop nu. Trop silencieux.Et mon corps… mon corps résonne encore. Il vibre, douloureux et affamé, saturé de souvenirs qui ne sont pas encore devenus du passé.Mon souffle est chargé d’images.Ma peau, moite sous le tissu, conserve les empreintes de ses mains, la morsure de ses dents, l’empreinte de son sexe en moi.Mes cuisses sont lourdes, collées, encore ouvertes malgré la nuit.Et chaque repli de moi-même pulse lentement, comme si la nuit refusait de finir.Je suis nue. Encore.Nue sous les draps, nue dans ma tête, nue dans ma honte.Et lui…Michel est là.Allongé sur le flanc, appuyé sur un coude, me regardant avec cette même intensité tranquille, souveraine, presque insolente.Comme s’il attendait.Comm
LuciaJe ne dors pas.Ou peut-être que si. Juste assez pour sombrer à la lisière d’un rêve brûlant, un songe gorgé de sa peau, de sa voix, de ses reins qui cognent, infatigables, contre mon bassin.Juste assez pour que mes membres s’abandonnent et que mon esprit vacille encore dans l’écho de ses gestes, de ses mots, de sa bouche sur moi.Et pourtant, tout en moi vibre. Tout en moi est encore tendu, à vif, arqué vers lui.Le drap poisse entre mes cuisses, collé à ma peau humide, inondée de moiteur, de foutre, de sueur salée. Mon corps s’alanguit, mais mon ventre, lui, demeure habité, tendu, prêt.Mes seins sont sensibles, gonflés de désir. Mes tétons pointent sous le tissu froissé. Mon souffle est ralenti, mais mon cœur, lui, cogne.J’ai joui. Oui. Longtemps. Fort.Mais il reste quelque chose en moi d’insatisfait. Une attente, sourde, profonde, inaltérable.Comme une faim que rien ne peut vraiment combler.Et puis je le sens.Avant même qu’il ne parle.Un frémissement du matelas, la ch
LuciaJe flotte.Entre deux respirations, entre le souvenir et le réel, entre les cendres encore tièdes de la nuit et le feu brutal du matin qui revient. Mes paupières sont closes, mais mon ventre, lui, s’éveille sous une tension familière, une chaleur pressante, une fièvre carnée qui me fait déjà frissonner. Je ne bouge pas, je retiens mon souffle, mais je sens tout, je devine la position de son corps contre le mien, le drap repoussé, sa peau nue, son sexe durci contre mes fesses, son souffle rauque qui racle ma nuque comme un souffle de bête en chasse.Ses mains remontent lentement, comme dans un rêve répété mille fois, ses doigts effleurent le creux de mon genou, la pliure de ma cuisse, la ligne de ma hanche, et je tremble. Il ne parle pas, pas encore. Il me touche. Il m’effleure comme s’il me retrouvait, comme s’il avait passé des années à m’attendre. Puis sa bouche, brûlante, humide, se referme sur ma nuque, et je gémis, doucement, le dos cambré.— Mmh…Je veux parler, protester
ClaraIl ne dit rien, mais tout son corps parle, il me contemple comme une chose rare, comme une offrande arrachée au refus, et pourtant désirée, je vois dans ses yeux la morsure du doute et la certitude brute, je suis là, offerte, tendue, haletante, et je voudrais fuir, encore, mais mes bras l’enlacent— Tu dis non… mais tu restes, murmure-t-il, sa bouche si proche de mon oreille que je frémis— Lâche-moi…— Regarde-moi, LuciaJe ferme les yeux plus fort, je ne veux pas, je ne peux pas, mais ses mains glissent déjà le long de mes côtes, ses paumes chaudes effleurent mes flancs, mes seins, il m’explore avec lenteur, comme s’il voulait imprimer ma peau sous ses doigts, il me descend doucement vers le lit, et moi je ne résiste plusJe suis posée là, allongée, nue, écartée, la gorge sèche, les cuisses frémissantes, et lui me regarde encore, il reste debout un instant, à me contempler, le souffle court, les yeux noirs, et je vois le désir durcir son sexe sous le tissu, je le vois se défai