Lucia
L’odeur du sang est toujours là.
Elle colle à mes narines, à mes cheveux, à ma peau. Une seconde peau. Une prison. Elle m’enlace comme une amante vénéneuse, glissant dans mes pores, insidieuse. Chaque respiration est une brûlure. Chaque battement de cœur, un rappel. Elle est là, partout, comme un témoin muet. Une injure. Un écho. Mais plus encore que cette odeur, c’est lui. Michel.
À genoux.
Le regard perdu. L’arme dans la main, comme une extension ridicule de sa lâcheté. Il a les doigts crispés dessus, mais on dirait qu’elle lui pèse plus qu’un cadavre. Peut-être parce qu’elle en est la cause. Peut-être parce qu’elle hurle ce qu’il refuse d’admettre.
Je le fixe. Ma poitrine se soulève à un rythme effréné, non pas de peur, non pas de douleur. Il n’y a plus de place pour ça. Juste la fureur. Sauvage. Viscérale. Une bête aux crocs rouges qui gronde dans mes entrailles.
— Relève-toi, Michel.
Ma voix claque. Comme un fouet. Il sursaute. Mais ne bouge pas. Il reste figé. Pitoyable. L’ombre d’un homme. Un pantin disloqué.
Je fais un pas vers lui. Mon ombre le recouvre.
— Relève-toi, putain.
Cette fois, il m’obéit. Lentement. Comme s’il sortait d’un sommeil trop long. Ses genoux craquent. Ses yeux sont vides. Il tient encore l’arme, mais elle pend, molle, à son bras. Il ne sait plus quoi en faire. Il ne sait plus ce qu’il est censé être.
— Tu veux mourir ? Alors fais-le. Tire. Mais ne me regarde pas comme ça. Avec tes airs de martyr. Tu n’es qu’un assassin. Pas une victime.
Il ouvre la bouche, hésite, mais je ne lui en laisse pas le temps. D’un pas vif, je me poste face à lui. À quelques centimètres. Je peux sentir son haleine, fétide, chargée de peur et de regrets.
— Pourquoi lui ?! Je hurle. Mes mots sont des lames. Pourquoi mon mari ?! Pourquoi pas toi ?!
Il vacille. Ses épaules s’affaissent. Et puis, lentement, un rictus. Amer. Presque invisible. Mais je le vois. Et ça me donne envie de vomir.
— Parce qu’il avait tout. Parce qu’il n’était même pas foutu de voir que je n’avais rien. Parce qu’il riait pendant que je crevais à côté de lui.
Je le fixe. Un froid me traverse. Je cherche une faille, un vestige d’humanité. Mais il n’y a qu’un puits noir. Un gouffre.
— Alors tu l’as tué parce qu’il était vivant ? Parce qu’il ne te regardait pas ? Pauvre con. Tu t’es pas supporté transparent, alors t’as tiré pour qu’on te voie ?
Il baisse les yeux. Honteux. Mais je ne le laisse pas s’effondrer. Non. Pas maintenant. Pas avant d’avoir craché toute ma colère.
— Regarde-moi. Regarde ce que t’as fait. T’as vu le sang ? T’as entendu ses derniers mots ? Moi, je les ai entendus. Il m’a regardée. Il ne comprenait pas. Il voulait savoir pourquoi. Et j’avais rien à lui dire. Parce que c’était toi qui détenais la réponse.
Michel tremble. Il murmure :
— Ils me traitaient comme un meuble… Comme un silence dans la pièce. Toi aussi.
La gifle part toute seule. Violente. Il chancelle. Sa joue se teinte de rouge. Je recommence. Encore. Et encore. Jusqu’à ce que ma main me brûle.
Je veux qu’il sente. Qu’il entende. Qu’il respire ma haine.
— Je ne t’ai jamais rien fait. Il ne t’a jamais rien fait. Tu voulais exister ? Félicitations, Michel. Tu existes. Comme un meurtrier. Comme un lâche. Tu t’es construit dans la ruine des autres.
Il tombe à genoux. Encore. Les mains ouvertes. Comme un mendiant. Comme un gamin paumé. Ou un prêtre en prière. Pathétique.
— Tu veux ma pitié ? T’en auras pas. Tu veux mon pardon ? Crève d’en avoir envie.
Il pleure. Enfin. Mais ses larmes n’éteignent rien. Elles alimentent l’incendie. Elles m'humilient. Comme s’il osait encore ressentir. Comme s’il se croyait encore humain.
— Tu crois que tu souffres, Michel ? Tu crois que t’as mal ? Tu n’as rien vu. Tu n’as rien perdu. Moi si. Moi, je suis celle qui reste.
Celle qui devra se lever demain avec un lit froid. Celle qui mettra la main sur l’oreiller vide. Celle qui expliquera à sa fille que son père ne reviendra plus. Et que c’est l’oncle Michel qui l’a tué.
Et comment je vais lui dire ça, hein ? Avec quelles putains de syllabes on annonce l’indicible ? Tu veux savoir ce que c’est, vivre après ça ? C’est chaque matin un champ de ruines. Chaque silence un hurlement. Chaque souvenir un poignard planté droit dans l’âme.
Il gémit. Il tente de me tendre l’arme.
— Fais-le, Lucia… Finis…
Je prends l’arme. Je l’arrache. Mes mains sont solides. Mon souffle est calme. Je braque.
Il ferme les yeux.
— Non, Michel. Mourir, ce serait facile. Ce serait une sortie. Et tu ne mérites pas de sortir de ça.
Je le pousse d’un coup sec. Il s'effondre. Il ne cherche même pas à se relever.
— Tu vas vivre. Tu vas pourrir dans le souvenir. Tu vas te réveiller chaque jour avec ce que t’as fait. Et tu vas vivre avec cette arme manquante entre les dents. Tu vas suffoquer avec ton propre vide.
Je me penche. Tout près de son oreille.
— Tu es déjà mort pour tout le monde. Mais moi… moi, je vais m’assurer que chaque seconde de ton existence soit une agonie consciente.
Je me redresse. L’arme dans la main. Mon regard le traverse. Il n’est plus un homme. Il est un cratère. Une dévastation.
— Alors reste là. Pleure. Mais souviens-toi : ce n’est pas moi qui t’ai tué. C’est toi. Lentement. Jour après jour.
Je tourne les talons. Je n’ai pas besoin de me retourner. Il ne se relèvera pas. Pas tout de suite. Peut-être jamais.
La porte claque derrière moi, comme un cercueil qu’on referme.
MichelLa porte d’entrée claque derrière moi. Elle ne grince pas. Elle s’écrase. Comme un couperet.Le silence m’accueille. Dense. Fétide. Plus familier que je ne voudrais l’admettre. Le genre de silence qui colle à la peau, qui s’immisce entre les os. Celui qu’on reconnaît à l’odeur : peur rance, sueur froide, fin imminente.Mes hommes se dispersent, comme une meute bien dressée. Aucun mot. Pas un échange. Ils connaissent la partition. L’un prend l’escalier, arme levée. Un autre passe les pièces au peigne fin, regard en alerte, doigt sur la détente. Deux restent derrière moi. Statues armées. Ils n'ont pas besoin d'ordres. Ils sont là pour que je n’aie pas à regarder derrière moi.Moi, je marche. Droit. Lenteur calculée. Pas d’hésitation. Pas de tremblement. Le masque est en place. Ce n’est pas moi qui entre dans cette maison. Ce n’est plus Michel. C’est le nom qu’on murmure la nuit. La réputation qu’on prononce sans croiser les yeux.Ici, ce soir, c’est la dette qui frappe à la porte
MichelJe ne sais pas combien de temps je suis resté là, à genoux. Peut-être une heure. Peut-être une vie entière. Le sol est dur, la moquette imbibée d’un sang qui n’est plus chaud depuis longtemps. Il a coagulé autour de mes genoux, collant comme une promesse brisée. Il n'y a plus de larmes. Plus de cris. Juste un vide. Un trou noir qui pulse, quelque part sous mes côtes. Il bat à mon rythme. Il me ronge. Il me tient éveillé.Et c’est là que ça revient.Le goût du métal. L’odeur des vieux murs. Le silence trop lourd, trop épais. Puis les pas dans l’escalier. Trop lourds. Trop précipités. Pas ceux de mon père. Ni ceux de ma mère. Non. Une autre démarche. Une autre présence. Une ombre qui n'avait rien à faire là.Et cette voix.— Reste là, Michel. Tu ne bouges pas.Maman m’avait planqué dans le placard à balais. Un petit espace coincé entre deux étagères bancales, derrière un rideau jauni par le temps. Il faisait noir. Ça sentait la poussière, le renfermé, et l’eau de Javel. J’avais s
Michel (flashback)Il faisait chaud ce jour-là.Pas une chaleur douce. Une chaleur lourde, collante. Une chape de plomb suspendue au-dessus de la campagne. Les cigales criaient plus fort que les voix. Même celles qui auraient dû hurler.J’avais six ans.Je tenais un camion rouge dans la main. L’autre main, je ne me souviens plus. Peut-être qu’elle tenait celle de ma mère. Peut-être rien du tout. Ce dont je me souviens, c’est du goût métallique dans ma gorge. D’un bruit sourd, après. Et de son corps qui tombait.Ce n’est pas arrivé comme dans les films. Pas de dispute théâtrale. Pas de gestes précipités. Juste un silence. Un de ces silences qui précèdent l’orage.David était là. Il en avait huit. Il me regardait souvent de haut, mais pas méchamment. Plutôt comme on regarde un truc bizarre, qui n’a pas encore de forme. Je ne savais pas qu’on partageait du sang. Pas encore. Je ne savais pas que les sangs pouvaient être mélangés, jetés sur le sol comme des seaux d’eau froide.Son père éta
LuciaL’odeur du sang est toujours là.Elle colle à mes narines, à mes cheveux, à ma peau. Une seconde peau. Une prison. Elle m’enlace comme une amante vénéneuse, glissant dans mes pores, insidieuse. Chaque respiration est une brûlure. Chaque battement de cœur, un rappel. Elle est là, partout, comme un témoin muet. Une injure. Un écho. Mais plus encore que cette odeur, c’est lui. Michel.À genoux.Le regard perdu. L’arme dans la main, comme une extension ridicule de sa lâcheté. Il a les doigts crispés dessus, mais on dirait qu’elle lui pèse plus qu’un cadavre. Peut-être parce qu’elle en est la cause. Peut-être parce qu’elle hurle ce qu’il refuse d’admettre.Je le fixe. Ma poitrine se soulève à un rythme effréné, non pas de peur, non pas de douleur. Il n’y a plus de place pour ça. Juste la fureur. Sauvage. Viscérale. Une bête aux crocs rouges qui gronde dans mes entrailles.— Relève-toi, Michel.Ma voix claque. Comme un fouet. Il sursaute. Mais ne bouge pas. Il reste figé. Pitoyable. L
MichelIl pleut.Une pluie lente, persistante, qui s’infiltre partout, dans la terre, dans les tuiles, dans les os. Pas une tempête spectaculaire, non. Juste ce genre de pluie sourde, accrochée au ciel comme un chagrin sans fin. Celle qui accompagne les mauvais souvenirs et les décisions sans retour. Celle qui, si on l’écoute assez longtemps, finit par ressembler à un murmure. Un jugement. Une absolution.Je fixe la vitre embuée devant moi. Une goutte glisse, traçant un sillon sur le verre. Elle ressemble à une larme.Ça fait longtemps que je ne pleure plus.Trop longtemps.Je suis dans cette maison comme dans un tombeau ouvert. Une maison que je connais par cœur ou plutôt que j’ai connue. Chaque pièce, chaque recoin m’est familier. Mais ce soir, tout est différent. Il n’y a plus de chaleur ici. Plus de voix. Plus de lumière autre que celle des éclairs lointains, comme si le ciel lui-même refusait d’éclairer ce que j’ai fait.Ils sont morts. Tous.Ou presque.Le plan était clair. Épur