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Chapitre 2 — Celle qui restait

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-05-26 21:17:44

Lucia

L’odeur du sang est toujours là.

Elle colle à mes narines, à mes cheveux, à ma peau. Une seconde peau. Une prison. Elle m’enlace comme une amante vénéneuse, glissant dans mes pores, insidieuse. Chaque respiration est une brûlure. Chaque battement de cœur, un rappel. Elle est là, partout, comme un témoin muet. Une injure. Un écho. Mais plus encore que cette odeur, c’est lui. Michel.

À genoux.

Le regard perdu. L’arme dans la main, comme une extension ridicule de sa lâcheté. Il a les doigts crispés dessus, mais on dirait qu’elle lui pèse plus qu’un cadavre. Peut-être parce qu’elle en est la cause. Peut-être parce qu’elle hurle ce qu’il refuse d’admettre.

Je le fixe. Ma poitrine se soulève à un rythme effréné, non pas de peur, non pas de douleur. Il n’y a plus de place pour ça. Juste la fureur. Sauvage. Viscérale. Une bête aux crocs rouges qui gronde dans mes entrailles.

— Relève-toi, Michel.

Ma voix claque. Comme un fouet. Il sursaute. Mais ne bouge pas. Il reste figé. Pitoyable. L’ombre d’un homme. Un pantin disloqué.

Je fais un pas vers lui. Mon ombre le recouvre.

— Relève-toi, putain.

Cette fois, il m’obéit. Lentement. Comme s’il sortait d’un sommeil trop long. Ses genoux craquent. Ses yeux sont vides. Il tient encore l’arme, mais elle pend, molle, à son bras. Il ne sait plus quoi en faire. Il ne sait plus ce qu’il est censé être.

— Tu veux mourir ? Alors fais-le. Tire. Mais ne me regarde pas comme ça. Avec tes airs de martyr. Tu n’es qu’un assassin. Pas une victime.

Il ouvre la bouche, hésite, mais je ne lui en laisse pas le temps. D’un pas vif, je me poste face à lui. À quelques centimètres. Je peux sentir son haleine, fétide, chargée de peur et de regrets.

— Pourquoi lui ?! Je hurle. Mes mots sont des lames. Pourquoi mon mari ?! Pourquoi pas toi ?!

Il vacille. Ses épaules s’affaissent. Et puis, lentement, un rictus. Amer. Presque invisible. Mais je le vois. Et ça me donne envie de vomir.

— Parce qu’il avait tout. Parce qu’il n’était même pas foutu de voir que je n’avais rien. Parce qu’il riait pendant que je crevais à côté de lui.

Je le fixe. Un froid me traverse. Je cherche une faille, un vestige d’humanité. Mais il n’y a qu’un puits noir. Un gouffre.

— Alors tu l’as tué parce qu’il était vivant ? Parce qu’il ne te regardait pas ? Pauvre con. Tu t’es pas supporté transparent, alors t’as tiré pour qu’on te voie ?

Il baisse les yeux. Honteux. Mais je ne le laisse pas s’effondrer. Non. Pas maintenant. Pas avant d’avoir craché toute ma colère.

— Regarde-moi. Regarde ce que t’as fait. T’as vu le sang ? T’as entendu ses derniers mots ? Moi, je les ai entendus. Il m’a regardée. Il ne comprenait pas. Il voulait savoir pourquoi. Et j’avais rien à lui dire. Parce que c’était toi qui détenais la réponse.

Michel tremble. Il murmure :

— Ils me traitaient comme un meuble… Comme un silence dans la pièce. Toi aussi.

La gifle part toute seule. Violente. Il chancelle. Sa joue se teinte de rouge. Je recommence. Encore. Et encore. Jusqu’à ce que ma main me brûle.

Je veux qu’il sente. Qu’il entende. Qu’il respire ma haine.

— Je ne t’ai jamais rien fait. Il ne t’a jamais rien fait. Tu voulais exister ? Félicitations, Michel. Tu existes. Comme un meurtrier. Comme un lâche. Tu t’es construit dans la ruine des autres.

Il tombe à genoux. Encore. Les mains ouvertes. Comme un mendiant. Comme un gamin paumé. Ou un prêtre en prière. Pathétique.

— Tu veux ma pitié ? T’en auras pas. Tu veux mon pardon ? Crève d’en avoir envie.

Il pleure. Enfin. Mais ses larmes n’éteignent rien. Elles alimentent l’incendie. Elles m'humilient. Comme s’il osait encore ressentir. Comme s’il se croyait encore humain.

— Tu crois que tu souffres, Michel ? Tu crois que t’as mal ? Tu n’as rien vu. Tu n’as rien perdu. Moi si. Moi, je suis celle qui reste.

Celle qui devra se lever demain avec un lit froid. Celle qui mettra la main sur l’oreiller vide. Celle qui expliquera à sa fille que son père ne reviendra plus. Et que c’est l’oncle Michel qui l’a tué.

Et comment je vais lui dire ça, hein ? Avec quelles putains de syllabes on annonce l’indicible ? Tu veux savoir ce que c’est, vivre après ça ? C’est chaque matin un champ de ruines. Chaque silence un hurlement. Chaque souvenir un poignard planté droit dans l’âme.

Il gémit. Il tente de me tendre l’arme.

— Fais-le, Lucia… Finis…

Je prends l’arme. Je l’arrache. Mes mains sont solides. Mon souffle est calme. Je braque.

Il ferme les yeux.

— Non, Michel. Mourir, ce serait facile. Ce serait une sortie. Et tu ne mérites pas de sortir de ça.

Je le pousse d’un coup sec. Il s'effondre. Il ne cherche même pas à se relever.

— Tu vas vivre. Tu vas pourrir dans le souvenir. Tu vas te réveiller chaque jour avec ce que t’as fait. Et tu vas vivre avec cette arme manquante entre les dents. Tu vas suffoquer avec ton propre vide.

Je me penche. Tout près de son oreille.

— Tu es déjà mort pour tout le monde. Mais moi… moi, je vais m’assurer que chaque seconde de ton existence soit une agonie consciente.

Je me redresse. L’arme dans la main. Mon regard le traverse. Il n’est plus un homme. Il est un cratère. Une dévastation.

— Alors reste là. Pleure. Mais souviens-toi : ce n’est pas moi qui t’ai tué. C’est toi. Lentement. Jour après jour.

Je tourne les talons. Je n’ai pas besoin de me retourner. Il ne se relèvera pas. Pas tout de suite. Peut-être jamais.

La porte claque derrière moi, comme un cercueil qu’on referme.

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