MichèleElle est remontée.Elle m’a regardé droit dans les yeux, et elle est remontée.Et moi, je suis resté là. Seul , comme un con.Je n’ai pas bougé. Même pas pour reprendre mon souffle.Il n’y a rien de plus violent qu’un silence qui sait.Et le sien, Lucia, ce soir, il savaittout.J’ai voulu parler , dire quelque chose.Mais je savais que je n’avais plus les mots.Et que si je les avais encore, ils ne serviraient à rien.Je suis resté assis là, dans cette cuisine qui sent le pain tiède et la fin de tout.Je l’ai entendue monter l’escalier, pas à pas, avec cette lenteur implacable qui disait :Je ne reviendrai plus en arrière.Et peut-être qu’elle ne le fera jamais.Je pourrais dire que je l’ai fait pour elle.Pour la protéger.Pour l’éloigner de ce monde de vautours.Mais c’est faux.Je l’ai fait parce que je n’ai pas supporté de la voir devenir librede la voir choisir sans moi.Renaître sans moi.Et peut-être, oui peut-être surtout parce qu’elle avait appartenu à mon frère ava
LuciaL’avion décolle.Et je ne bouge pas.Je suis attachée au siège comme on s’attache à une décision qu’on ne comprend pas encore tout à fait.Je n’ai rien dit depuis l’aéroport.Je n’ai pas regardé Michèle.Je n’ai pas posé de questions aux deux gardes qui nous ont escortés jusque dans la carlingue privée, sans un mot, sans un regard.Deux silhouettes.Armes visibles. Visages fermés.Ils obéissent.Comme moi. Je les observe à peine.Je n’ai pas peur d’eux.Ils ne sont que le décor de ce théâtre que je connais trop bien.C’est lui, Michèle, que je veux détruire , ce n'est pas ses hommes.L’avion monte. Le sol se fait petit. Les repères s’éloignent.J’aimerais pouvoir dire que je me sens libre.Mais ce serait mentir.Je suis là, droite, les bras croisés sur ma poitrine.Les oreilles pleines de ce bourdonnement que fait l’altitude, et de celui, plus profond, qui s’élève en moi.Un grondement.Je sens encore la pièce. Le miroir. Et ma voix, tranchante, irrévocable :« On peut aimer. M
LuciaUn visage , une pièce , un cri lointain.Et la silhouette d’un homme, dans le miroir, derrière elle.Je frémis. — Elle est en train de revivre la scène, dis-je à voix basse.— Non, corrige Michèle. Elle est en train de la reconstituer.Et soudain, Lucia parle.D’une voix monocorde. — Il m’a dit… que si je disais quoi que ce soit… il ne me tuerait pas.Mais que vous, il vous ferait disparaître. Tous. Un par un.Et j’ai cru que vous étiez déjà morts.Son regard se lève. Lentement.Elle nous voit.Et elle murmure : — Alors vous êtes venus... pour mourir ?Je les vois.Anna et Michèle.Là debout de l’autre côté du miroir , mais non . Ce n'est pas le miroir , c'est une vitre.Car maintenant je comprends.Ce n’est pas mon reflet. Ce n’est pas moi.C’était une vitre sans tain.Et eux regardaient.Ils ont toujours regardé.Et moi, j’étais la scène.J’étais le test.J’étais l’objet.Je me lève. Lentement. Mes jambes sont dures comme la pierre. Je me sens écartelée, brûlante de l’intér
AnnaIl se tient à trois pas de moi.Ses mains croisées dans le dos. Le dos droit. La voix basse. Et ce regard… cet œil tranquille d’homme qui sait qu’il a le temps. Le genre d’homme qui ne hausse jamais le ton parce qu’il n’en a pas besoin. Il parle, et déjà tout autour se tait.Je l’ai connu comme ça.Et je l’ai détesté pour ça. — Tu n’as pas changé, dit-il.Je ne réponds pas.Mon souffle est court, mais je ne recule pas. Je me tiens face à lui, les mains vides, mais le cœur armé. Et cette porte, derrière moi, comme une veine prête à éclater. — Toujours aussi prompte à trahir ce qu’on t’a confié.Je serre les dents. — Et toi, toujours aussi prompt à travestir ce que tu fais passer pour un devoir.Un silence.Il incline légèrement la tête. Pas surpris. Pas en colère. Juste... amusé. — Elle t’a attendrie. Je t’avais pourtant dit de ne pas t’attacher. — Je me suis attachée à ce que vous avez détruit en elle. À ce que vous avez volé. Effacé. — On ne vole pas la douleur, Anna. On l
LuciaJe n’ai pas pris le métro.Je n’ai pas appelé.Je n’ai prévenu personne.Je n’ai même pas vérifié l’heure.Je suis sortie du café comme on sort d’une scène de crime. Avec l’enveloppe toujours en moi, comme une lame encore tiède. Je n’ai pas réfléchi. Ou plutôt, j’ai réfléchi trop vite. Comme si j’avais reconnu l’inévitable. Comme si chaque pas me rapprochait d’une vérité que mon corps connaissait avant moi.Et maintenant je suis là.Devant la porte.Chambre 11.Elle ne ressemble à rien. Ou peut-être à tout. Elle est noire, sans poignée, gravée d’un chiffre comme on graverait une tombe. La peinture s’écaille légèrement autour des bords, comme si le bois lui-même rejetait ce qu’il enferme. Le couloir est immobile. Aucun bruit. Même pas celui de ma respiration.Je touche ma poche. L’enveloppe y est encore. Froissée. Froide. Vivante.Elle palpite comme une seconde peau, comme un organe en trop.Je sens que je ne devrais pas être là.Mais je le suis.Et pire : je comprends que j’ai t
LuciaJe n’avais pas prévu de m’y arrêter. Je passais. C’est tout.Je marchais vite, le col relevé, l’esprit ailleurs, comme si les trottoirs de cette ville pouvaient me recracher de l’autre côté de mes doutes. Le ciel était bas, gris sans promesse, et mes pas sonnaient creux contre les pavés mouillés. J’aurais dû continuer. J’aurais pu continuer.Mais il y a eu ce détail une odeur, presque oubliée, de cuir ancien et de poussière chaude. Une lumière tamisée sur la vitrine. Et ce roman. Un autre roman, en réalité, mais qui portait la même illustration que celui que mon père m’avait offert quand j’étais petite. Une vieille édition. La même usure sur la tranche. Une couverture qui me regardait comme un témoin, pas comme un objet.Un hasard trop précis.Un piège bien posé.Alors je suis entrée.La clochette au-dessus de la porte a tinté, aiguë, cassée. La librairie m’a engloutie comme un souvenir mal rangé. Elle est étroite, haute de plafond, avec des étagères sombres jusqu’aux poutres, d