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Chapitre 4 – Le Fils de personne

Author: Eternel
last update Huling Na-update: 2025-05-26 21:18:45

Michel

Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, à genoux. Peut-être une heure. Peut-être une vie entière. Le sol est dur, la moquette imbibée d’un sang qui n’est plus chaud depuis longtemps. Il a coagulé autour de mes genoux, collant comme une promesse brisée. Il n'y a plus de larmes. Plus de cris. Juste un vide. Un trou noir qui pulse, quelque part sous mes côtes. Il bat à mon rythme. Il me ronge. Il me tient éveillé.

Et c’est là que ça revient.

Le goût du métal. L’odeur des vieux murs. Le silence trop lourd, trop épais. Puis les pas dans l’escalier. Trop lourds. Trop précipités. Pas ceux de mon père. Ni ceux de ma mère. Non. Une autre démarche. Une autre présence. Une ombre qui n'avait rien à faire là.

Et cette voix.

— Reste là, Michel. Tu ne bouges pas.

Maman m’avait planqué dans le placard à balais. Un petit espace coincé entre deux étagères bancales, derrière un rideau jauni par le temps. Il faisait noir. Ça sentait la poussière, le renfermé, et l’eau de Javel. J’avais six ans. Mon pyjama Spiderman était taché de chocolat et de culpabilité. J’avais peur de renverser le seau. Peur qu’on m’entende respirer. Peur de trahir, rien qu’en tremblant.

Mais ce n’est pas ma respiration que j’ai entendue. C’est lui.

Un autre homme. Une voix qui ne laissait aucune place. Qui prenait tout l’espace, jusqu’à voler l’air. Le père de David.

Ce jour-là, j’ai compris ce que c’était, le pouvoir. Le vrai. Celui qui entre dans une pièce et la vide de tout oxygène. Celui qui impose sa loi, même aux murs.

— Où est ton fils ?

Il avait dit ça sans crier. Presque doucement. Comme une question rhétorique. Comme s’il connaissait déjà la réponse. Comme s’il testait la dignité de mon père, pour le plaisir de le voir échouer.

Mon père a ri. Pas longtemps. Une sorte de rictus. Un spasme de fierté. Un réflexe de lion blessé.

— Il est pas là. Et même s’il l’était, tu touches pas à mon fils.

Il avait dit ça sans trembler. Il se dressait, immense, mon père. Il portait encore sa veste d’ouvrier, ses mains tachées de cambouis. Il avait cette odeur de tabac, de labeur, de courage ordinaire. Il me portait sur ses épaules comme si j’étais un roi. Comme si j’étais tout.

Mais dans les yeux de l’autre, mon père n’était rien.

Puis le silence. Un silence plus coupant qu’un cri.

Et un bruit mat. Comme un sac de sable qu’on cogne contre un mur. Le premier coup. Et ensuite, plus rien n’avait de logique. Les meubles ont valsé. Les objets ont chuté. Le verre s’est brisé. Ma mère a hurlé. Mon père… Non. Il n’a pas crié. Il grognait. Comme un animal qu’on abat sans sommation.

Puis un autre son.

Sec. Tranchant. Définitif.

Bang.

Je crois que c’est là que je me suis pissé dessus.

Quand j’ai ouvert les yeux, la lumière passait entre les fentes de la porte. Un rayon mince, acéré, comme une lame. Il découpait l’ombre et tombait droit sur la flaque rouge qui rampait jusqu’à moi. Lentement. Comme si le sang lui-même cherchait à me trouver. À me baptiser.

Je suis sorti du placard en tremblant. Je glissais presque sur mes propres jambes. J’avais envie de hurler, mais aucun son ne sortait. Ma bouche était collée par la peur.

Il y avait mon père, au sol. Ses yeux ouverts. Fixes. Son torse troué, son souffle arraché.

Ma mère, recroquevillée comme un vêtement jeté. Une silhouette sans forme, sans voix. Et lui. Le père de David. Debout, calme. Comme s’il venait de régler une facture. Il essuyait son arme avec une serviette de table. Une serviette brodée que ma mère avait reçue en cadeau de mariage.

Il s’est tourné vers moi. Et là, j’ai vu dans ses yeux quelque chose de pire que la colère : l’indifférence. Il m’a fixé. Pas longtemps. Juste assez pour me réduire en cendres. Son regard disait : Tu n’es rien.

Puis il est parti. Sans un mot. Sans un regard pour ma mère qui tremblait, sans un pas de trop. Il n’avait même pas refermé la porte.

Ce jour-là, j’ai compris. Mon père était fort. Mais il était pauvre. Il avait le cœur, pas le nom. Il avait les poings, pas le pouvoir. Et dans ce monde, ceux qui n’ont pas de nom peuvent mourir sans écho. Sans justice. Sans mémoire.

David n’était pas mon frère. C’était mon demi-frère. Le fils de cet homme-là. De celui qui avait pris ce qu’il voulait. Même ma mère. Même ma place. Même ma voix.

Et toi, David… Tu ne savais rien. Tu étais lumineux. Tu brillais comme si rien ne pouvait t’éteindre. Tu étais le préféré, parce que tu étais le sang de l’autre. Et moi ? J’étais la tache. L’erreur. L’enfant du silence. L’ombre qu’on cache dans un placard.

Tu me parlais comme si j’étais ton frère. Comme si j’avais le droit de partager ta lumière. Mais ce que tu ne savais pas, c’est que moi, je vivais dans l’ombre de ton éclat. Dans la maison de mon deuil. Et chaque rire que tu lançais résonnait contre les murs comme une gifle.

Tu ne l’as jamais vu, cet enfant dans le placard. Tu ne l’as jamais entendu, parce qu’il ne faisait pas de bruit. Parce qu’il avait compris que se taire, c’était survivre.

Et quand j’ai pris cette arme… Ce n’est pas à toi que j’ai tiré dessus. C’est à l’injustice. À l’indifférence. À cette voix qui disait que je n’étais rien. J’ai tiré sur le vide. Sur les silences qu’on enterre vivants.

Mais je n’ai rien réparé.

Lucia a raison. Je suis un cratère. Un trou béant. Une absence de tout. Même ma haine n’a pas réussi à me rendre entier.

Et maintenant, elle est partie. Elle aussi. Elle a fui le vide. Elle a fui celui qui n’a jamais su devenir un homme. Seulement un survivant.

Je suis seul.

Et dans ce silence, je n’entends plus que le tic-tic obsédant d’une montre fantôme. Celle que je n’ai jamais portée, mais que j’ai entendue ce jour-là, et qui me rappelle que le temps continue. Même pour les morts-vivants.

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