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Chapitre 3 — Le Silence des Pères

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-05-26 21:18:17

Michel (flashback)

Il faisait chaud ce jour-là.

Pas une chaleur douce. Une chaleur lourde, collante. Une chape de plomb suspendue au-dessus de la campagne. Les cigales criaient plus fort que les voix. Même celles qui auraient dû hurler.

J’avais six ans.

Je tenais un camion rouge dans la main. L’autre main, je ne me souviens plus. Peut-être qu’elle tenait celle de ma mère. Peut-être rien du tout. Ce dont je me souviens, c’est du goût métallique dans ma gorge. D’un bruit sourd, après. Et de son corps qui tombait.

Ce n’est pas arrivé comme dans les films. Pas de dispute théâtrale. Pas de gestes précipités. Juste un silence. Un de ces silences qui précèdent l’orage.

David était là. Il en avait huit. Il me regardait souvent de haut, mais pas méchamment. Plutôt comme on regarde un truc bizarre, qui n’a pas encore de forme. Je ne savais pas qu’on partageait du sang. Pas encore. Je ne savais pas que les sangs pouvaient être mélangés, jetés sur le sol comme des seaux d’eau froide.

Son père était un colosse. Grand. Trop. Une voix de gravier et un regard de mur. Il parlait peu. Il buvait beaucoup. Mon père, lui, était tout le contraire : bavard, rieur, les bras toujours ouverts. Trop ouvert, peut-être. C’est comme ça qu’il avait ouvert les bras à la mauvaise femme.

La sienne.

Je ne comprenais pas, alors. Pourquoi les adultes criaient la nuit. Pourquoi Maman pleurait dans la salle de bain. Pourquoi mon père regardait parfois ailleurs, quand il nous embrassait. Il n’y avait pas de mots pour ça. Juste des silences, et les silences, moi, je les avalais.

Puis il y a eu cette après-midi-là.

David et moi jouions avec des bâtons en bois, dans le jardin. On se battait pour rire. Un rire nerveux, presque douloureux. Comme si on savait déjà que ça allait basculer.

Et c’est arrivé.

Un cri.

Un seul.

Un "Non !" guttural, animal, lancé depuis le salon.

Puis un bruit sec. Un éclat de verre.

Et après… ce silence. Encore.

Je me suis approché. Pas David. Il est resté figé. Je me rappelle de son visage. Figé. Comme sculpté dans la peur. Ou peut-être dans la colère. Ou dans les deux. Ses yeux cherchaient quelque chose. Peut-être la justice. Peut-être un témoin.

J’étais ce témoin.

Je suis entré. Je n’aurais pas dû.

Mon père était par terre.

Une traînée rouge dessinait un sentier sur le carrelage. Comme si son cœur avait fui avant lui. Et l’autre homme… le père de David… tenait une lampe brisée. Un pied de lampe. Il tremblait. Mais ses yeux, non. Ses yeux étaient d’un calme dément.

— Il voulait prendre ce qui m’appartient, il a dit.

Puis il s’est tourné vers moi.

Et il a dit :

— Tu comprends, gamin ? Il méritait pas de vivre. C’était un voleur.

Un voleur.

De femme. D’attention. D’amour.

Et moi ? Moi j’étais quoi ? Le fruit du vol ?

J’ai entendu des pas derrière. C’était Maman. Elle s’est figée, une main sur la bouche. David n’a pas bougé. Pas un muscle.

— Tu diras rien, Michel. D’accord ? a-t-il murmuré, accroupi devant moi.

Il puait la sueur, la haine, l’alcool.

Il m’a touché l’épaule. J’ai reculé.

— Tu dis rien. Tu veux pas que ta mère ait des ennuis, hein ?

C’était ça, le début.

Le début du silence. Le début du mensonge.

On a dit que Papa était tombé. Un accident. Une chute.

Maman n’a rien dit. Elle a baissé les yeux. Elle a dit oui. Et elle est restée. Avec lui. Avec ce meurtrier. Le père de David.

Et moi ?

Moi, j’ai grandi à côté du garçon qui portait son sang. Mon frère, sans l’être vraiment. Mon reflet déformé. Ma malédiction.

David ne savait rien. Pas au début. Pas avant ses quinze ans. Il a fouillé. Il a trouvé le rapport. Les vraies photos. Les vraies dates.

Et ce jour-là, il est venu me voir. Il m’a dit :

— Il a tué ton père. Et toi, t’as rien dit. T’as laissé faire.

Et il m’a craché dessus. Littéralement.

Il m’a traité de lâche.

Il avait raison.

Mais il ignorait l’autre vérité.

Celle que ma mère m’avait glissée un soir, entre deux verres, en pleurant :

— Il était ton père aussi, Michel. Tu crois que c’est pour rien qu’il t’a épargné ? Il le savait. Mais il ne voulait pas l’admettre. Alors il a effacé le problème. Mais toi… il t’a laissé. Tu étais sa punition vivante.

Je suis resté debout. Silencieux.

J’ai senti quelque chose se fissurer en moi.

David n’était pas mon frère.

Pas vraiment.

Il était mon demi-frère.

Et son père… c’était aussi le mien.

Le meurtrier et le géniteur.

Alors j’ai grandi avec ça.

Ce n’était pas juste une absence. C’était une présence viciée. Une ombre. Un poison. Quelque chose d’indescriptible qui pourrissait tout ce que je regardais.

Et David ?

Il est devenu ce que je ne pourrais jamais être : lumineux. Aimé. Complet.

Il avait tout. Et moi, j’étais resté avec la moitié d’un nom. La moitié d’un cœur.

Alors oui. J’ai tiré.

Pas parce qu’il riait.

Mais parce qu’il me renvoyait tout ce que je n’avais jamais été.

Et maintenant, Lucia me hait.

Mais elle ne sait pas.

Elle ne sait rien de ce que c’est…

…de grandir avec un cadavre pour père et un miroir pour frère.

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