Le soleil tape fort, même si c’est à peine le début de l’après-midi. La chaleur est écrasante, mais Samira ne s'en soucie pas. Elle glisse sa petite main dans la mienne, sa peau douce contrastant avec la rugosité de la mienne, marquée par les épreuves. Elle sautille à côté de moi, légère malgré ses sandales trop usées qui laissent entrevoir ses orteils poussiéreux, et la faim qui creuse nos ventres depuis trop longtemps.
On marche, sans but précis. Seulement vers l’air, vers la lumière, vers l’idée de quelque chose d’un peu meilleur. Chaque pas est un acte de résistance, un défi lancé à la misère qui nous poursuit.
Les rues sont pleines de monde. Des enfants courent, bien habillés, les joues pleines de crème glacée. Leurs rires cristallins résonnent comme des notes de musique dans l’air chaud. Des familles rient sur les terrasses, trinquent avec des verres pleins, s’éventent avec des billets comme des éventails de luxe. Je les observe, un pincement au cœur, consciente que leur réalité est si différente de la nôtre.
Des vitrines étincellent, exhibant des trésors inaccessibles, des vêtements flambant neufs, des jouets colorés. Des chiens bien toilettés tirent sur des laisses brillantes, leurs colliers étincelant au soleil.
Et nous… Nous, on marche dans le même monde, mais pas dans la même vie. Notre univers est fait de privations et de rêves étouffés.
Samira s’arrête devant un glacier. Elle fixe une vitrine où les cornets débordent de couleurs, des montagnes de glace aux teintes pastel, roses, vertes, bleues, qui semblent presque irréelles. Ses yeux brillent d’un mélange de rêve et de résignation, un reflet de son désir enfantin confronté à la réalité de notre pauvreté.
Puis elle lève la tête vers moi, toute innocence.
— Dis, Naïla… Quand on sera riches… On pourra manger des glaces tous les jours ?
Je sens ma gorge se nouer. Je ravale le goût salé de l’émotion qui menace de déborder. Sa question, si simple, si pure, touche un point sensible en moi. Je voudrais tant lui promettre un monde meilleur, un monde où elle ne manquerait de rien.
— Oui, ma chérie. Tous les jours. Et même des ballons, si tu veux.
Elle sourit, un peu. Un sourire assez petit pour être brisé, mais assez grand pour m’achever, car il contient tout l’espoir et l’innocence que je m’efforce de préserver en elle.
Je resserre ses doigts dans les miens, déterminée à ne jamais lâcher prise.
Et on continue de marcher, comme deux ombres cherchant leur lumière. Chaque pas est un rappel de notre lutte, mais aussi de notre résilience. Ensemble, nous avançons, portées par l’espoir ténu que demain, peut-être, sera un peu plus doux.
Devant une petite boutique à l’ombre, je m’arrête. L’air est plus frais ici, un répit bienvenu sous le soleil brûlant. Je serre fort la petite pièce dans ma main, comme si elle pouvait se multiplier par miracle. Mais non. Juste assez pour une seule glace. Une seule.
Je m’approche, Samira trottinant à mes côtés, ses yeux rivés sur les cornets étincelants dans la glace.
— Bonjour, dis-je au marchand, ma voix tremblante d’espoir.
Il me regarde, puis Samira, et je vois une lueur de compréhension traverser son regard. Il hoche doucement la tête.
— Qu’est-ce qui ferait plaisir à ta petite sœur ? demande-t-il gentiment.
Je me tourne vers Samira.
— Tu veux laquelle ? je demande à Samira, en essayant de sourire malgré l’angoisse qui me serre le cœur.
Ses yeux s’écarquillent comme devant un trésor. L’excitation illumine son visage, chassant un instant les ombres de la faim et de la privation.
— La bleue… comme le ciel !
Je hoche la tête, m’adresse au vendeur, et tends la pièce. Il ne dit rien, me jette un regard rapide, puis me donne le cornet glacé. La fraîcheur me mord les doigts, contrastant avec la chaleur ambiante. Je la tends à Samira.
Elle la prend comme on prend un bijou. Et elle mord dedans doucement, précieusement, savourant chaque instant de ce petit bonheur glacé.
Je la regarde, figée. Ses joues se tâchent de crème, ses yeux se ferment un peu sous la douceur inattendue. Elle est belle, dans sa simplicité, dans sa joie pure.
Elle rit. Un petit rire. Léger. Pur. Un son cristallin qui résonne en moi, effaçant pour un instant toutes mes inquiétudes.
Et mon cœur se serre. Parce que ce rire-là, cette joie-là… valent tous les repas du monde.
Puis elle le voit. Le vendeur de ballons, au coin de la rue, avec ses dizaines de couleurs flottant au vent, un spectacle vibrant et joyeux.
— Naïla… regarde ! Des ballons ! Tu crois qu’on peut en acheter un ? Juste un… rouge !
Je baisse les yeux. Il me reste un billet. Un seul. Un maigre espoir pour demain, pour un pain sec, pour quelque chose qui remplirait un peu plus nos ventres.
Mais son regard. Ce regard, plein d’espoir et d’innocence.
Je soupire, marche vers le vendeur. Chaque pas est un combat entre la raison et l’amour.
Je tends mon dernier billet.
— Un rouge, s’il vous plaît.
Samira le serre dans ses mains comme un trésor. Le ballon flotte, s’envole un peu, la fait rire de plus belle. Sa joie est contagieuse, et je me surprends à sourire malgré tout.
Je n’ai plus rien. Rien… sauf ce sourire.
Et ce jour-là, c’était tout ce qu’il me fallait. Parce que dans ce monde de privations, offrir un peu de bonheur, même éphémère, c’est se rappeler que l’on est vivant.
Je regarde Samira jouer, insouciante, et je me rappelle. Avant tout ça, on avait une famille. Un foyer. Un cocon de sécurité et de chaleur que je croyais éternel.
Papa est mort dans un accident de voiture quand Samira avait trois ans. Je revois encore les lumières rouges et bleues, les murmures dans la nuit, et ce vide soudain qui a avalé notre joie. Maman est tombée malade l’année suivante, une longue maladie qui l’a emportée avant que je puisse tout comprendre. J’avais dix-sept ans, une jeunesse à peine commencée, et déjà le poids de deux vies sur mes épaules.
Après ça, c’est devenu pire. La famille de maman… notre famille… nous a tourné le dos. Ils disaient qu’on n’était plus dignes d’eux. Que je ne savais pas m’occuper de ma petite sœur. Comme si la mort de nos parents était de notre faute. Leur indifférence a creusé un gouffre plus grand encore que l’absence de nos parents.
Je me suis retrouvée seule avec Samira, à devoir tout assumer. Sans aide, sans ressources. Chaque jour était un nouveau défi, chaque nuit une lutte pour trouver un peu de paix dans un monde devenu hostile.
Depuis l’an dernier, je travaille dans un petit restaurant, comme vendeuse. Ce n’est pas grand-chose, mais ça paie les factures — parfois. Et ça me donne la force de continuer. Le travail m’offre une échappatoire, un endroit où je peux me sentir un peu utile, un peu normale.
Je ne veux pas que Samira sache toute cette douleur. Elle mérite de garder son innocence, même si le monde autour est dur. Sa joie est mon refuge, sa lumière dans ma nuit. Je veux qu’elle ait des souvenirs de rires, de jeux, de rêves.
Alors aujourd’hui, je lui offre ce ballon. Un petit moment de lumière dans notre nuit sans fin. Un symbole de tout ce que je m’efforce de préserver pour elle. Un espoir, fragile mais précieux, que demain sera peut-être plus clément, que nos blessures finiront par guérir.
KaëlJe m'appelle Kaël Da Silva, et aujourd'hui est l'un des jours les plus mémorables de ma vie. Le jour de mon mariage avec Élina, la femme que j'aime de tout mon cœur. Depuis des mois, je vivais dans une anticipation fébrile, chaque détail de cette journée soigneusement planifié pour qu'il soit parfait. Mon enthousiasme était palpable, un feu intérieur qui ne demandait qu'à s'exprimer.En me regardant dans le miroir ce matin, vêtu de mon costume noir taillé sur mesure, j'avais senti une bouffée de fierté et d'excitation. Mes cheveux bruns soigneusement coiffés, je me sentais prêt à entamer ce nouveau chapitre de ma vie. L'image que me renvoyait le miroir était celle d'un homme sûr de lui, prêt à s'engager dans cet avenir radieux que nous avions imaginé ensemble.Hier soir, Élina et moi avions parlé au téléphone, une conversation qui résonnait encore dans ma tête. Elle avait ri en évoquant la cérémonie, sa voix douce et rassurante dissipant mes dernières inquiétudes. "Je n'arrive pa
Le parc est un petit coin de verdure au milieu de la ville, entouré d’arbres aux feuilles qui dansent doucement sous la brise. Leur murmure est apaisant, une douce mélodie qui contraste avec le tumulte de la vie urbaine qui nous entoure.Samira court devant moi, son ballon rouge serré contre elle comme un trésor. Ses boucles sautillent au rythme de ses pas, et ses éclats de rire s’élèvent dans l’air chaud du début d’après-midi, résonnant comme une musique joyeuse et insouciante. Le soleil, filtrant à travers les branches, dessine des motifs mouvants sur le sol, créant un jeu de lumière auquel elle se mêle avec une grâce enfantine.Je la regarde s’élancer, insouciante, libre, et une chaleur douce m’envahit. C'est comme si, pendant un instant, tout le poids du monde s'évanouissait, laissant place à une légèreté oubliée.Rien que pour ce rire, je me dis, je peux supporter le poids de ce monde. Chaque sourire de Samira est une victoire sur l’adversité, une lueur dans notre quotidien souve
Le soleil tape fort, même si c’est à peine le début de l’après-midi. La chaleur est écrasante, mais Samira ne s'en soucie pas. Elle glisse sa petite main dans la mienne, sa peau douce contrastant avec la rugosité de la mienne, marquée par les épreuves. Elle sautille à côté de moi, légère malgré ses sandales trop usées qui laissent entrevoir ses orteils poussiéreux, et la faim qui creuse nos ventres depuis trop longtemps.On marche, sans but précis. Seulement vers l’air, vers la lumière, vers l’idée de quelque chose d’un peu meilleur. Chaque pas est un acte de résistance, un défi lancé à la misère qui nous poursuit.Les rues sont pleines de monde. Des enfants courent, bien habillés, les joues pleines de crème glacée. Leurs rires cristallins résonnent comme des notes de musique dans l’air chaud. Des familles rient sur les terrasses, trinquent avec des verres pleins, s’éventent avec des billets comme des éventails de luxe. Je les observe, un pincement au cœur, consciente que leur réalité
Le silence de la faim n’est pas un vrai silence. C’est un grondement sourd, continu, qui vibre dans la cage thoracique, remonte dans la gorge, étouffe les pensées. Un genre de bourdonnement cruel qui t’empêche même de dormir. Je suis allongée sur ce vieux matelas sans mousse, le dos en feu contre les ressorts rouillés. À côté de moi, Samira dort encore. Du moins, je crois. Elle bouge parfois, pousse de petits gémissements, serre les genoux contre son ventre vide. Même dans son sommeil, la faim la poursuit.Il fait chaud. Une chaleur lourde, stagnante, qui colle à la peau. Il n’y a plus d’électricité depuis trois semaines. Plus d’eau courante non plus. La citerne est vide et les voisins ont changé leur cadenas. J’ai trop demandé. Trop de fois. Je me redresse lentement, les muscles engourdis. Ma tête tourne. Deux jours. Deux jours qu’on n’a rien avalé. Je n’ai plus de salive, plus d’énergie. Même penser me fatigue.Je baisse les yeux vers Samira. Cinq ans. Elle a les cheveux emmêlés, le