FAZER LOGINÉliane
Les jours qui suivent sont un étrange intermède. Le manoir semble retenir son souffle. Kaelan se fait plus distant, absent pour de longues heures, me laissant errer dans la bibliothèque, parmi les archives qui n'ont plus le même goût. Je ne les vois plus comme des reliques, mais comme des manuels. Des études de cas. Chaque vie résumée dans un dossier est une leçon sur les failles humaines, sur l'art de la manipulation.
Le collier ne quitte jamais mon cou. Son poids est devenu une partie de moi, un rappel constant de la faim qu'il symbolise. Je me surprends à toucher la pierre noire, lisse et froide, comme pour puiser une forme de courage dans son inertie.
Ce matin, je me trouve dans la serre. La lumière y est diffuse, verte, tamisée par la jungle de plantes exotiques que Kaelan entretient avec une rigueur maniaque. L'air est lourd, humide, chargé du parfum entêtant des orchidées rares. C'est un lieu de vie exubérante, mais contrôlée. Domptée. Comme tout ici.
Kaelan entre sans un bruit. Il porte un costume sombre qui le fait paraître plus grand, plus imposant. Son regard se pose immédiatement sur moi, puis sur le collier. Une lueur d'approbation y passe, rapide comme l'éclair.
— Le temps de la théorie est révolu, Éliane.
Il n'y a pas de préambule. Sa voix est neutre, mais l'énergie qui émane de lui est électrique. Celle du chasseur qui a repéré sa proie et se prépare à l'hallali.
Mon cœur s'emballe, mais je garde mon visage impassible. Je dépose le livre que je tenais – un traité sur les faillites frauduleuses du XVIIIe siècle – sur un guéridon en fer forgé.
— Que voulez-vous que je fasse ?
Il s'approche, jusqu'à n'être qu'à quelques centimètres. L'odeur de lui, le cuir et l'épice, envahit mes sens, plus puissante que le parfum des fleurs.
— L'homme du dossier. Richard Morel. Il sera ici dans une heure.
La nouvelle me frappe comme un coup de poing. Ici. Dans le manoir. La proie va entrer dans l'antre.
— Pourquoi ?
— Pour signer un partenariat. Il croit que je vais le sauver de ses dettes. Il croit que c'est une opportunité.
Un sourire cruel flotte sur les lèvres de Kaelan.
— Et c'en est une. Pour nous. Il va nous offrir la majorité de ses parts dans sa société en échange d'un prêt. Un prêt dont les conditions seront… impossibles à respecter.
Je comprends. Ce n'est pas un partenariat. C'est une prédation. Une prise de contrôle déguisée. L'homme va signer sa propre ruine, croyant signer son salut.
— Et mon rôle ? demandé-je, ma voix étrangement calme.
Kaelan lève la main et effleure la pierre noire de mon collier. Son toucher est brûlant.
— Vous serez là. À mes côtés. Vous le regarderez signer. Vous observerez l'instant précis où l'espoir quitte ses yeux pour être remplacé par la terreur. Vous goûterez à son impuissance.
Son regard plonge dans le mien, exigeant, hypnotique.
— C'est la première bouchée, Éliane. La plus importante. Celle qui décidera de tout. Soit vous la savourerez, et vous deviendrez ce pour quoi je vous ai choisie. Soit elle vous écœure, et vous rejoindrez la marquise dans son éternelle insatisfaction.
Il se penche, ses lèvres frôlant mon oreille.
— Montrez-moi que vous savez mordre. Montrez-moi que la faim n'était pas qu'un fantasme.
Il se redresse et quitte la serre, me laissant seule dans la jungle humide, le cœur battant la chamade, les mains tremblantes. Je serre les poings, enfonçant mes ongles dans mes paumes. La douleur m'ancre. Me rappelle qui je suis. Ce que je suis en train de devenir.
Une heure plus tard, je me tiens dans le bureau de Kaelan. Je porte une robe simple, sombre, qui contraste avec la lueur pâle du collier. Je me suis placée près de la fenêtre, en retrait, mais parfaitement visible. Un ornement. Un témoin. Un complice.
Kaelan est assis à son bureau, l'air détendu, presque bienveillant. L'acteur prêt à jouer son rôle.
Richard Morel arrive. Il est plus petit en vrai, plus nerveux que sur les photos. Son costume semble trop large, comme s'il avait maigri des kilos d'inquiétude. Ses yeux cherchent, espèrent, supplient.
Les présentations sont brèves. Kaelan est d'une courtoisie exquise, mortelle. Il parle de secondes chances, d'investissements d'avenir. Morel boit ses paroles comme un homme assoiffé boit une eau empoisonnée.
Le contrat est sur le bureau. Un document épais, impénétrable.
— Toutes les clauses sont conformes à notre discussion, Richard, dit Kaelan avec un sourire. Une simple formalité.
Morel hoche la tête, un sourire nerveux aux lèvres. Il sort son stylo. Sa main tremble légèrement.
— Je… je ne sais comment vous remercier, Kaelan. Vous me sauvez la vie.
— Nous nous sauvons mutuellement, mon ami, répond Kaelan, son regard glacé se posant sur moi un instant, comme pour s'assurer que je regarde.
C'est le moment. Morel pose la pointe de son stylo sur la ligne pointillée. Il va signer. Il va sceller son sort.
Je retiens mon souffle. Tout en moi se révolte. Crie que c'est mal. Que c'est injuste. L'image de sa famille, de son sourire, me revient en mémoire. La peur m'envahit, une nausée morale.
Mais sous la peur, plus forte, plus profonde, il y a autre chose. Une excitation sombre et coupable. Une fascination pour le pouvoir absolu que Kaelan exerce à cet instant. Le pouvoir de vie ou de mort économique. Et je suis là. Je fais partie de ce pouvoir. Je ne suis plus une spectatrice. Je suis dans la machine.
Mon regard croise celui de Kaelan. Ses yeux sont des miroirs d'acier qui renvoient l'image de la femme que je pourrais être. Forte. Impitoyable. Libre.
Je détourne les yeux et je regarde Richard Morel. Je regarde son visage, où l'espoir et la peur se livrent une bataille finale. Je vois la sueur perler sur sa tempe. Je vois la fragilité de son bonheur, de sa vie.
Et au moment où sa main traîne le stylo sur le papier, où il signe son nom d'une écriture hésitante, je ne ressens pas de l'écœurement.
Je ressens une faim.
Une faim vorace et satisfaite. La bouchée est amère, métallique, comme du sang. Mais elle est nourrissante. Elle comble un vide que j'ai porté en moi toute ma vie.
Morel relève la tête, soulagé, croyant avoir sauvé son monde. Il ne voit pas le piège qui vient de se refermer. Il ne voit pas le sourire de victime de Kaelan. Et il ne voit pas le mien, qui s'esquisse lentement, involontairement, sur mes lèvres.
Kaelan se lève, serre la main de Morel, le congédie avec des promesses d'un avenir radieux.
Quand la porte se referme, le silence qui tombe est lourd, sacré. Kaelan se tourne vers moi. Il ne dit rien. Il n'a pas besoin de mots.
Son regard parcourt mon corps, mon visage, le collier, et il voit. Il voit que j'ai goûté. Il voit que j'ai aimé.
Il s'approche, lentement, et s'arrête devant moi. Il lève la main et caresse ma joue. Ce n'est plus le geste du maître félicitant son élève. C'est le geste d'un égal reconnaissant son semblable.
— Bienvenue dans l'ombre, Éliane.
Sa voix est un murmure, une promesse, une malédiction.
Je ferme les yeux, laissant la sensation de sa main et le goût du pouvoir sur ma langue. La peur n'a pas disparu. Elle est toujours là. Mais elle a maintenant un compagnon. Une force qui la dépasse, la dompte, l'utilise.
J'ai mordu. J'ai dévoré. Et je sais, avec une certitude qui glace le sang et embrase l'âme, que je ne pourrai plus jamais me contenter de miettes.
Le festin a commencé. Et je suis enfin à table.
ÉlianeLe silence après le départ de Richard Morel est plus éloquent que tous les discours. Il s'étend, se déploie, se charge de la substance même de ce qui vient de se passer. Kaelan ne bouge pas, observant la porte close comme s'il pouvait encore y voir l'empreinte fantôme de l'homme ruiné. Puis, son regard se tourne vers moi.Il n'y a pas de triomphe dans ses yeux. Pas de fierté mal placée. Seulement une évaluation froide, minutieuse. Comme un cartographe traçant une nouvelle terre découverte.— Alors ? Sa voix est calme, sans intonation.Je déglutis. Ma bouche est sèche, mais il n'y a plus de nausée. Plus de vertige éthique. Il y a un calme étrange, une clarté glaçante. Comme si un brouillard s'était dissipé, révélant un paysage austère et familier.— C'était… efficace, dis-je.Mon propre ton me surprend. Il est détaché. Professionnel.Un sourcil de Kaelan se lève, imperceptiblement.— Seulement efficace ?Je détourne les yeux, regardant par la fenêtre les jardins impeccables. Cha
ÉlianeLes jours qui suivent sont un étrange intermède. Le manoir semble retenir son souffle. Kaelan se fait plus distant, absent pour de longues heures, me laissant errer dans la bibliothèque, parmi les archives qui n'ont plus le même goût. Je ne les vois plus comme des reliques, mais comme des manuels. Des études de cas. Chaque vie résumée dans un dossier est une leçon sur les failles humaines, sur l'art de la manipulation.Le collier ne quitte jamais mon cou. Son poids est devenu une partie de moi, un rappel constant de la faim qu'il symbolise. Je me surprends à toucher la pierre noire, lisse et froide, comme pour puiser une forme de courage dans son inertie.Ce matin, je me trouve dans la serre. La lumière y est diffuse, verte, tamisée par la jungle de plantes exotiques que Kaelan entretient avec une rigueur maniaque. L'air est lourd, humide, chargé du parfum entêtant des orchidées rares. C'est un lieu de vie exubérante, mais contrôlée. Domptée. Comme tout ici.Kaelan entre sans u
ÉlianeLa nuit est effectivement longue.Kaelan ne me quitte pas. Il ne me touche pas, ne me menace pas. Sa présence seule est une leçon. Elle occupe l'espace, l'air, la lumière. Elle me dicte une nouvelle façon de respirer, plus lente, plus consciente. Je suis assise dans le fauteuil en face de son bureau, le collier lourd à mon cou, le coupe-papier toujours niché au creux de ma main, caché dans les plis de ma robe.Il a allumé une seule lampe, projetant un cône de lumière dorée qui isole notre monde du reste de l'obscurité. Il a sorti un nouveau dossier. Non pas des lettres anciennes, mais des documents contemporains. Des rapports financiers, des contrats, des profils psychologiques.— Lisez, dit-il en poussant le dossier vers moi. Pas comme une archiviste. Comme une prédatrice.Je l'ouvre. Ce sont les détails d'un homme. Un concurrent. Un nom qui revient souvent dans la presse économique. Des photos le montrant en costume souriant, entouré de sa famille, serrant des mains. Un homme
ÉlianeLa nuit est tombée sur le manoir, épaisse et silencieuse. Les murs de pierre semblent absorber tous les bruits, jusqu’au battement affolé de mon propre cœur. Mais ce n’est plus le même cœur. Quelque chose a changé dans la petite salle d’étude, quelque chose d’irréversible. La graine de la faim a germé, et sa racine obscure se love autour de mes os, de mes nerfs.Je ne suis pas retournée dans ma chambre. Je suis restée là, parmi les archives, les preuves matérielles des vies que Kaelan collectionne et méprise. Je parcours les rayonnages du bout des doigts, effleurant les reliures de cuir, les chemises en carton. Ce ne sont plus des documents. Ce sont des testaments. Des testaments de faiblesse, d’après lui.Mais je n’y vois plus seulement cela. J’y vois des schémas. Des failles. Le mari de la marquise, aveuglé par son arrogance. La marquise elle-même, paralysée par sa peur. Kaelan a raison sur un point : ils détenaient tous les deux du pouvoir, et aucun n’a su s’en servir jusqu’
ÉlianeLa déchirure résonne encore dans la pièce close, un écho de violence qui semble avoir fendu l’air lui-même. Les morceaux de la lettre de la marquise gisent à mes pieds, des papillons morts aux ailes couvertes de mots assassins. Je ne les vois plus. Je ne vois que Kaelan. Son mépris est une force tangible, une pression qui m’écrase et, paradoxalement, me révèle la forme exacte de mon propre vide.Il a dit « avoir faim ». Et « mordre ».Ces mots ne devraient évoquer que l’horreur. La bête. Le prédateur. Pourtant, ils atterrissent en moi, et au lieu de rebondir sur l’armure de ma peur, ils s’enfoncent. Ils trouvent un écho. Une cavité que je n’avais jamais nommée, que j’avais meublée de politesse, de compétence, de discrétion. Tous ces traits qui font une bonne employée, une femme convenable. Une proie idéale.Kaelan ne bouge toujours pas. Il attend. Son regard est un scalpel qui dissèque chaque micro-expression sur mon visage, chaque frémissement de mes paupières, chaque pulsatio
ÉlianeLa pluie a cessé, laissant derrière elle un monde lavé, trop net, comme une blessure fraîchement suturée. Kaelan m’a donné de nouveaux documents, plus anciens, plus fragiles. Des lettres personnelles cette fois. Des confidences jaunies par le temps. Il m’a installée dans la petite salle d’étude attenante à son bureau, une pièce sans fenêtre, éclairée seulement par une lampe basse. Une cellule de moine pour un travail de profanation.— Lisez, m’a-t-il dit en posant devant moi une liasse de lettres liées par un ruban de soie décolorée. La marquise de Thierry à son amant. Dites-moi ce que vous y trouvez.Sa voix était neutre, mais son regard pesait sur moi, un fardeau familier. Il ne me quittait pas. Il s’était assis dans un fauteuil de cuir, en retrait, observant, attendant. Un prédateur à l’affût des frémissements de son gibier.J’ai délié le ruban. Il s’est effiloché entre mes doigts, comme une dernière résistance. La première lettre. L’encre était d’un brun sépia, l’écriture é







