FAZER LOGINÉliane
La nuit est effectivement longue.
Kaelan ne me quitte pas. Il ne me touche pas, ne me menace pas. Sa présence seule est une leçon. Elle occupe l'espace, l'air, la lumière. Elle me dicte une nouvelle façon de respirer, plus lente, plus consciente. Je suis assise dans le fauteuil en face de son bureau, le collier lourd à mon cou, le coupe-papier toujours niché au creux de ma main, caché dans les plis de ma robe.
Il a allumé une seule lampe, projetant un cône de lumière dorée qui isole notre monde du reste de l'obscurité. Il a sorti un nouveau dossier. Non pas des lettres anciennes, mais des documents contemporains. Des rapports financiers, des contrats, des profils psychologiques.
— Lisez, dit-il en poussant le dossier vers moi. Pas comme une archiviste. Comme une prédatrice.
Je l'ouvre. Ce sont les détails d'un homme. Un concurrent. Un nom qui revient souvent dans la presse économique. Des photos le montrant en costume souriant, entouré de sa famille, serrant des mains. Un homme heureux. Installé.
— Que voyez-vous ? demande la voix de Kaelan, douce et implacable.
Je vois un homme. Je vois une vie. Je vois un époux, un père.
— Je vois des faiblesses, dis-je, et ma propre voix me semble étrangère, froide et analytique.
Kaelan hoche lentement la tête, un éclat approbateur dans le regard.
— Montrez-moi.
Je prends une feuille. Un contrat de partenariat.
— Il est trop confiant. Il signe sans faire vérifier les clauses annexes par un second avocat. Il croit en la poignée de main.
Je prends une autre photo. L'homme, plus jeune, lors d'un dîner de gala.
— Il aime être aimé. Voir son sourire. Il a besoin de l'approbation des autres. C'est une soif.
Je feuillette les pages, plus vite maintenant. Les chiffres, les mots, les images se transforment sous mes yeux en un schéma de vulnérabilités. Chaque succès montre un orgueil à flatter. Chaque relation révèle une peur de la solitude. Chaque décision passée un pattern de risque ou de lâcheté.
— Il a construit un empire sur du sable, murmuré-je, étonnée par ma propre clairvoyance. Il suffit de savoir où pousser.
Kaelan se lève et vient se placer derrière moi. Il se penche, ses mains de chaque côté de mes épaules, emprisonnant moi entre ses bras, son regard par-dessus mon épaule sur les documents.
— Et où pousse-t-on, Éliane ?
Sa voix est un murmure chaud contre mon oreille. Le collier semble se resserrer.
Je pointe un doigt vers un paragraphe dans un rapport confidentiel. Une dette personnelle, cachée, contractée pour sauver les apparents après un mauvais investissement de sa femme.
— Là. La peur du déshonneur est plus forte que la peur de la ruine. On ne l'attaque pas sur son argent. On menace de révéler ce secret. Il se pliera.
Un silence s'installe, lourd de la justesse de mon analyse. Je viens de disséquer un homme comme je l'aurais fait d'un texte ancien. Mais cette fois, les enjeux sont réels. La chair est chaude.
— Bien, chuchote Kaelan, et le son est une caresse obscène. Vous voyez. La proie se désigne toujours elle-même. Elle montre son ventre mou en croyant exhiber ses défenses.
Il se redresse et revient s'asseoir face à moi. Son expression est sérieuse.
— Maintenant, la question la plus importante. Avez-vous faim de cela ?
Il fait un geste vague vers le dossier. Vers la vie que je viens de démanteler sur le papier.
La question me frappe de plein fouet. La froideur analytique me quitte brusquement, et je suis de nouveau Éliane, l'archiviste, la femme qui a toujours joué selon les règles. La violence de ce que je viens de faire — de ce que je viens de devenir — m'étreint la poitrine.
Tuer un homme avec un stylo. Le détruire avec des mots. Est-ce la faim dont il parle ? Est-ce le pouvoir ?
Je regarde le collier, je sens le poids du coupe-papier. J'ai forcé un tiroir. J'ai porté le bijou qu'il m'a destiné. J'ai mordu. Mais mordre dans du papier est une chose. Mordre dans la chair en est une autre.
— Je…
Les mots me meurent sur les lèvres. La peur revient, un vertige nauséeux. Je vois le visage de l'homme sur la photo, son sourire confiant.
— La faim n'est pas sélective, Éliane, dit Kaelan, sa voix redevenue dure. Elle est. Elle existe. Vous ne pouvez pas décider de n'avoir faim que de ce qui est moral ou convenable. Soit vous l'assumez et vous vous nourrissez, soit elle vous dévore de l'intérieur, comme la marquise.
Il se lève, son ombre s'étirant, dévorant la lumière de la lampe.
— Réfléchissez. Le festin vous attend. Mais il faut accepter de s'asseoir à la table. Et d'avoir du sang sur les mains.
Il quitte le bureau sans un regard en arrière, me laissant seule avec le dossier ouvert, le visage souriant de l'homme, et le goût métallique de mon propre pouvoir naissant dans ma bouche.
Je reste là, longtemps, paralysée. Je regarde mes mains. Des mains d'archiviste, habituées à tourner les pages délicatement. Sont-elles capables de ça ? De tenir non pas un coupe-papier, mais la vie de quelqu'un ?
Je me lève et marche jusqu'à la fenêtre. La nuit est toujours aussi noire, impénétrable. Mon reflet me regarde, une femme pâle avec un collier sombre au cou. Une étrangère.
Je porte la main au collier. Le métal s'est réchauffé contre ma peau. Il fait partie de moi maintenant. Comme la faim.
Je ferme les yeux. Je revois le mépris de Kaelan pour la marquise. Sa lâcheté. Son impuissance. Je ne veux pas de ça. Je ne veux pas de cette existence en demi-teinte, à rêver d'un pouvoir que je n'ose pas saisir.
La peur est toujours là. Mais elle n'est plus ma maîtresse. Elle n'est qu'un obstacle. Un brouillard à traverser.
Je rouvre les yeux. Mon reflet a changé. Les yeux qui me fixent dans la vitre ne sont plus ceux d'une proie effrayée. Ils sont calmes. Résolus. Affamés.
Je me retourne et je regarde le dossier sur le bureau. Le sourire de l'homme.
Je n'ai pas encore décidé si j'ai faim de cela. Mais j'ai décidé que je ne finirai pas dans mon lit, le goût de cendre sur la langue.
Je prends le coupe-papier et je le serre très fort. La lame me mord la paume, une douleur franche et réelle.
La leçon de chasse est terminée. La prochaine étape est le gibier.
ÉlianeLe silence après le départ de Richard Morel est plus éloquent que tous les discours. Il s'étend, se déploie, se charge de la substance même de ce qui vient de se passer. Kaelan ne bouge pas, observant la porte close comme s'il pouvait encore y voir l'empreinte fantôme de l'homme ruiné. Puis, son regard se tourne vers moi.Il n'y a pas de triomphe dans ses yeux. Pas de fierté mal placée. Seulement une évaluation froide, minutieuse. Comme un cartographe traçant une nouvelle terre découverte.— Alors ? Sa voix est calme, sans intonation.Je déglutis. Ma bouche est sèche, mais il n'y a plus de nausée. Plus de vertige éthique. Il y a un calme étrange, une clarté glaçante. Comme si un brouillard s'était dissipé, révélant un paysage austère et familier.— C'était… efficace, dis-je.Mon propre ton me surprend. Il est détaché. Professionnel.Un sourcil de Kaelan se lève, imperceptiblement.— Seulement efficace ?Je détourne les yeux, regardant par la fenêtre les jardins impeccables. Cha
ÉlianeLes jours qui suivent sont un étrange intermède. Le manoir semble retenir son souffle. Kaelan se fait plus distant, absent pour de longues heures, me laissant errer dans la bibliothèque, parmi les archives qui n'ont plus le même goût. Je ne les vois plus comme des reliques, mais comme des manuels. Des études de cas. Chaque vie résumée dans un dossier est une leçon sur les failles humaines, sur l'art de la manipulation.Le collier ne quitte jamais mon cou. Son poids est devenu une partie de moi, un rappel constant de la faim qu'il symbolise. Je me surprends à toucher la pierre noire, lisse et froide, comme pour puiser une forme de courage dans son inertie.Ce matin, je me trouve dans la serre. La lumière y est diffuse, verte, tamisée par la jungle de plantes exotiques que Kaelan entretient avec une rigueur maniaque. L'air est lourd, humide, chargé du parfum entêtant des orchidées rares. C'est un lieu de vie exubérante, mais contrôlée. Domptée. Comme tout ici.Kaelan entre sans u
ÉlianeLa nuit est effectivement longue.Kaelan ne me quitte pas. Il ne me touche pas, ne me menace pas. Sa présence seule est une leçon. Elle occupe l'espace, l'air, la lumière. Elle me dicte une nouvelle façon de respirer, plus lente, plus consciente. Je suis assise dans le fauteuil en face de son bureau, le collier lourd à mon cou, le coupe-papier toujours niché au creux de ma main, caché dans les plis de ma robe.Il a allumé une seule lampe, projetant un cône de lumière dorée qui isole notre monde du reste de l'obscurité. Il a sorti un nouveau dossier. Non pas des lettres anciennes, mais des documents contemporains. Des rapports financiers, des contrats, des profils psychologiques.— Lisez, dit-il en poussant le dossier vers moi. Pas comme une archiviste. Comme une prédatrice.Je l'ouvre. Ce sont les détails d'un homme. Un concurrent. Un nom qui revient souvent dans la presse économique. Des photos le montrant en costume souriant, entouré de sa famille, serrant des mains. Un homme
ÉlianeLa nuit est tombée sur le manoir, épaisse et silencieuse. Les murs de pierre semblent absorber tous les bruits, jusqu’au battement affolé de mon propre cœur. Mais ce n’est plus le même cœur. Quelque chose a changé dans la petite salle d’étude, quelque chose d’irréversible. La graine de la faim a germé, et sa racine obscure se love autour de mes os, de mes nerfs.Je ne suis pas retournée dans ma chambre. Je suis restée là, parmi les archives, les preuves matérielles des vies que Kaelan collectionne et méprise. Je parcours les rayonnages du bout des doigts, effleurant les reliures de cuir, les chemises en carton. Ce ne sont plus des documents. Ce sont des testaments. Des testaments de faiblesse, d’après lui.Mais je n’y vois plus seulement cela. J’y vois des schémas. Des failles. Le mari de la marquise, aveuglé par son arrogance. La marquise elle-même, paralysée par sa peur. Kaelan a raison sur un point : ils détenaient tous les deux du pouvoir, et aucun n’a su s’en servir jusqu’
ÉlianeLa déchirure résonne encore dans la pièce close, un écho de violence qui semble avoir fendu l’air lui-même. Les morceaux de la lettre de la marquise gisent à mes pieds, des papillons morts aux ailes couvertes de mots assassins. Je ne les vois plus. Je ne vois que Kaelan. Son mépris est une force tangible, une pression qui m’écrase et, paradoxalement, me révèle la forme exacte de mon propre vide.Il a dit « avoir faim ». Et « mordre ».Ces mots ne devraient évoquer que l’horreur. La bête. Le prédateur. Pourtant, ils atterrissent en moi, et au lieu de rebondir sur l’armure de ma peur, ils s’enfoncent. Ils trouvent un écho. Une cavité que je n’avais jamais nommée, que j’avais meublée de politesse, de compétence, de discrétion. Tous ces traits qui font une bonne employée, une femme convenable. Une proie idéale.Kaelan ne bouge toujours pas. Il attend. Son regard est un scalpel qui dissèque chaque micro-expression sur mon visage, chaque frémissement de mes paupières, chaque pulsatio
ÉlianeLa pluie a cessé, laissant derrière elle un monde lavé, trop net, comme une blessure fraîchement suturée. Kaelan m’a donné de nouveaux documents, plus anciens, plus fragiles. Des lettres personnelles cette fois. Des confidences jaunies par le temps. Il m’a installée dans la petite salle d’étude attenante à son bureau, une pièce sans fenêtre, éclairée seulement par une lampe basse. Une cellule de moine pour un travail de profanation.— Lisez, m’a-t-il dit en posant devant moi une liasse de lettres liées par un ruban de soie décolorée. La marquise de Thierry à son amant. Dites-moi ce que vous y trouvez.Sa voix était neutre, mais son regard pesait sur moi, un fardeau familier. Il ne me quittait pas. Il s’était assis dans un fauteuil de cuir, en retrait, observant, attendant. Un prédateur à l’affût des frémissements de son gibier.J’ai délié le ruban. Il s’est effiloché entre mes doigts, comme une dernière résistance. La première lettre. L’encre était d’un brun sépia, l’écriture é







