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CHAPITRE 7 : L'ÉVEIL DE LA FAIM

Autor: Darkness
last update Última atualização: 2025-11-10 18:12:52

Éliane

La déchirure résonne encore dans la pièce close, un écho de violence qui semble avoir fendu l’air lui-même. Les morceaux de la lettre de la marquise gisent à mes pieds, des papillons morts aux ailes couvertes de mots assassins. Je ne les vois plus. Je ne vois que Kaelan. Son mépris est une force tangible, une pression qui m’écrase et, paradoxalement, me révèle la forme exacte de mon propre vide.

Il a dit « avoir faim ». Et « mordre ».

Ces mots ne devraient évoquer que l’horreur. La bête. Le prédateur. Pourtant, ils atterrissent en moi, et au lieu de rebondir sur l’armure de ma peur, ils s’enfoncent. Ils trouvent un écho. Une cavité que je n’avais jamais nommée, que j’avais meublée de politesse, de compétence, de discrétion. Tous ces traits qui font une bonne employée, une femme convenable. Une proie idéale.

Kaelan ne bouge toujours pas. Il attend. Son regard est un scalpel qui dissèque chaque micro-expression sur mon visage, chaque frémissement de mes paupières, chaque pulsation affolée à la base de mon cou. Il cherche la faille, la fêlure qu’il a lui-même provoquée. Il veut voir si la graine de la faim qu’il a plantée dans la terre meuble de mon âme va germer.

Et elle germe.

Une chaleur nouvelle, sombre et dense, se propage dans mes veines, remontant des profondeurs de cet endroit que j’ai toujours tenu sous clé. Ce n’est pas le désir brûlant des romans. C’est plus primitif. C’est la reconnaissance de mon propre potentiel de destruction. La marquise détenait une arme et la laissait se rouiller dans un tiroir. Moi, je n’ai jamais rien détenu. J’ai seulement obéi, classé, survécu.

Mais maintenant… maintenant, je suis dans l’antre du loup. Et il me demande de montrer mes dents.

— Vous croyez que je suis comme elle.

Ma propre voix me surprend. Elle est rauque, mais sans tremblement. C’est une constatation, pas une question.

Un sourcil de Kaelan se lève, imperceptiblement. Une lueur d’intérêt, vive et dangereuse, traverse son regard d’acier.

— Je crois que le potentiel est là. Enkysté. Étouffé sous des couches de convenances et de peur. La question n’est pas ce que je crois, Éliane. La question est : qu’est-ce que vous croyez ?

Il fait un pas. Puis un autre. La distance entre nous se réduit, chargée d’une électricité nouvelle. Ce n’est plus seulement la tension entre le ravisseur et sa captive. C’est celle entre un maître et un apprenti qu’il pousse vers un abyme.

— Croyez-vous mériter plus que cette existence de l’ombre ? Croyez-vous avoir la force de regarder le monde en face et de prendre ce que vous voulez, sans vous cacher derrière des mots jolis et des désirs inavoués ?

Sa main se lève, effleurant à peine ma joue. Le contact est électrique. Une brûlure qui me fait frémir, non de recul, mais de… reconnaissance. Comme si ma peau, enfin, répondait à un langage qu’elle comprenait depuis toujours. C’est une caresse et une gifle. Une promesse et une menace.

— Je ne veux pas d’une archiviste qui trie les rêves des morts. Je veux une compagne qui soit capable de regarder la réalité en face. Une réalité faite de puissance et de sang.

Mon cœur cogne contre mes côtes, un tambour sauvage qui scande un rythme nouveau. Faim. Mordre. Les mots tournent dans ma tête, s’impriment sur mes nerfs. Je regarde ses lèvres. Je regarde ses mains, celles qui ont déchiré le passé sans un remords. Des mains qui créent et qui détruisent. Des mains qui prennent.

Et je comprends.

Il ne cherche pas à briser ma volonté pour le plaisir. Il cherche à la fondre, à la remodeler. À en faire une arme. Son arme. Être son objet ou être son égal ? Le choix est un leurre. Il n’y a qu’un seul chemin, et il est bordé de flammes.

Je ne baisse pas les yeux. Je soutiens son regard. Pour la première fois, je laisse tomber le masque de la victime effrayée. Je laisse voir la confusion, la colère, et cette chose nouvelle, vorace, qui s’étire au fond de mon ventre.

— Je n’ai pas envie de finir comme la marquise, murmuré-je.

Ma voix est un filet, mais il porte une conviction qui me sidère moi-même.

Un sourire lent, d’une beauté cruelle, étire les lèvres de Kaelan. C’est la première fois que je vois une expression de satisfaction véritable sur son visage. Ce n’est pas la satisfaction d’avoir dominé. C’est celle d’avoir compris.

— Alors montrez-le-moi.

Il se penche, son front touchant presque le mien. Son haleine chaude caresse mes lèvres.

— La prochaine fois que j’entrerai dans cette pièce, je ne veux pas trouver l’archiviste docile. Je veux trouver la femme qui a faim. Je veux la voir dans vos yeux. Je veux la sentir dans l’air.

Il se redresse, me laissant vacillante, le corps en feu, l’esprit en chaos. Il tourne les talons et quitte la pièce sans un bruit, me laissant seule au milieu des archives silencieuses, avec l’écho de son ultimatum et les fragments déchirés d’une femme qui n’a jamais osé.

Je reste immobile un long moment, le regard fixé sur la porte close. Puis, lentement, je baisse les yeux vers les morceaux de parchemin à mes pieds. Je m’accroupis et, au lieu de les ramasser avec le respect dû à une relique, je les prends dans ma paume. Je les serre. Le papier rugueux cède un peu plus sous la pression de mes doigts.

Je n’ai pas envie de finir comme la marquise.

Je relâche les fragments. Ils retombent, plus rien que de la poussière.

Une faim terrible, née des cendres de la marquise et attisée par le feu noir de Kaelan, se retourne enfin vers l’extérieur.

Elle me regarde dans le reflet de la vitre sombre de la lampe. Et ses yeux brillent d’un éclat que je commence seulement à reconnaître.

Le mien.

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