LuciaLe trajet jusqu’à la suite se fait dans une voiture aux vitres teintées.Pas un mot.Juste le cliquetis discret de son bracelet-montre quand il vérifie l’heure.Comme si même la nuit de noces devait suivre un agenda.Je fixe un point dans le cuir du siège.Une éraflure minuscule.Un défaut presque rassurant dans tout ce qui, autour de moi, est trop lisse, trop propre, trop poli.Il ne me touche pas.Il ne me regarde même pas vraiment.Mais son silence est plus bavard que n’importe quelle main.Il veut. Il attend.Et moi, je tiens.L’hôtel est immense.Un palace hors du monde, posé là comme un territoire à part, hors juridiction.Ils appellent ça la suite royale.Un étage entier. Des baies vitrées. Une baignoire ronde comme une scène.Un lit si vaste qu’on pourrait y dormir sans jamais se croiser.Quand j’entre, j’ai un haut-le-cœur.Pas à cause de la décoration elle est somptueuse, neutre, impersonnelle , non c'est à cause du lit.Il est là.Comme une bête.Au centre de tout.Te
LuciaLe couloir est trop long.Ou c’est moi qui suis trop tendue pour le traverser sans vaciller.Chaque pas fait craquer quelque chose, à l’intérieur.Pas un os. Pas une articulation.Non quelque chose de plus intime. Plus profond.Comme si marcher vers lui, c’était m’éloigner définitivement de moi.Amina ne marche pas avec moi.Elle est restée en arrière, là où les ombres sont encore assez épaisses pour qu’on puisse y glisser un regard tendre sans se faire remarquer.Mais je sens sa présence comme une main posée entre mes omoplates.Stable. Silencieuse. Présente.Un homme me précède. Costume noir. Oreillette transparente. Silhouette droite, crispée.Un autre me suit.Je suis encadrée comme un colis précieux.Ou une prisonnière qu’on conduit à sa dernière audience.Devant les grandes portes, il y a un arrêt.Brutal , programmé , on me fait signe d’attendre.Je reste là, droite, une main posée sur mon ventre comme pour le retenir.Mon souffle est contenu.Pas par peur.Par stratégie.
LuciaIl est encore tôt.Trop tôt pour qu’une robe de mariée ait déjà trouvé le chemin de ma peau.Trop tôt pour qu’un parfum trop sucré m’enveloppe comme un mensonge.Mais le jour est là.Et moi aussi.Je suis assise, droite, presque figée, devant la coiffeuse.La lumière zèbre la pièce comme un scalpel. Trop blanche. Trop franche.Rien de doux. Rien de flou.Un jour parfait pour ne rien ressentir.Un jour parfait pour s’effacer, proprement.— Tu ne veux pas t’attacher les cheveux ?La voix, derrière moi, est douce.Mais elle tranche.Elle m’appartient à moitié.Et un peu plus que ça, aujourd’hui.Amina.Elle est là. Elle a osé.Je ne l’ai pas appelée.Mais elle est venue.Avec son silence, son calme, ses mains qui savent encore comment ne pas blesser.Je ne sais pas comment elle a obtenu l’autorisation.Peut-être qu’elle n’a rien demandé.Peut-être qu’elle a juste franchi les seuils, un à un, sans s’excuser.Elle passe derrière moi, dans un mouvement fluide.Elle ne touche pas tout
LuciaJe vais l’épouser.Le mot tourne dans ma tête comme un poison lent, un murmure venimeux qui ne me quitte plus.Je vais. L’épouser.Pas demain. Pas plus tard.Bientôt. Très bientôt.Et je n’ai plus la force de hurler.Je suis restée seule toute la nuit.Pas vraiment éveillée, pas vraiment endormie.La chambre grande, somptueuse, parfaitement étouffante m’enserrait dans un silence trop plein.Chaque rideau tiré, chaque drap tendu, chaque reflet dans le miroir semblait me rappeler que cette pièce n’était pas un refuge.C’était une vitrine.Un théâtre.Et moi, l’actrice à laquelle on a enlevé le droit d’improviser.J’ai marché pieds nus sur le parquet glacé, les bras serrés autour de moi, comme si cela pouvait empêcher ce que j’ai déjà accepté.Michèle.Il ne m’a pas fallu prononcer son nom pour sentir mon estomac se tordre.Il suffit qu’il existe. Qu’il respire, quelque part dans cette maison.Qu’il m’attende.Il ne m’a rien imposé, cette fois.Il n’a pas levé la voix.Il a dit les
MichèleElle est remontée.Elle m’a regardé droit dans les yeux, et elle est remontée.Et moi, je suis resté là. Seul , comme un con.Je n’ai pas bougé. Même pas pour reprendre mon souffle.Il n’y a rien de plus violent qu’un silence qui sait.Et le sien, Lucia, ce soir, il savaittout.J’ai voulu parler , dire quelque chose.Mais je savais que je n’avais plus les mots.Et que si je les avais encore, ils ne serviraient à rien.Je suis resté assis là, dans cette cuisine qui sent le pain tiède et la fin de tout.Je l’ai entendue monter l’escalier, pas à pas, avec cette lenteur implacable qui disait :Je ne reviendrai plus en arrière.Et peut-être qu’elle ne le fera jamais.Je pourrais dire que je l’ai fait pour elle.Pour la protéger.Pour l’éloigner de ce monde de vautours.Mais c’est faux.Je l’ai fait parce que je n’ai pas supporté de la voir devenir librede la voir choisir sans moi.Renaître sans moi.Et peut-être, oui peut-être surtout parce qu’elle avait appartenu à mon frère ava
LuciaL’avion décolle.Et je ne bouge pas.Je suis attachée au siège comme on s’attache à une décision qu’on ne comprend pas encore tout à fait.Je n’ai rien dit depuis l’aéroport.Je n’ai pas regardé Michèle.Je n’ai pas posé de questions aux deux gardes qui nous ont escortés jusque dans la carlingue privée, sans un mot, sans un regard.Deux silhouettes.Armes visibles. Visages fermés.Ils obéissent.Comme moi. Je les observe à peine.Je n’ai pas peur d’eux.Ils ne sont que le décor de ce théâtre que je connais trop bien.C’est lui, Michèle, que je veux détruire , ce n'est pas ses hommes.L’avion monte. Le sol se fait petit. Les repères s’éloignent.J’aimerais pouvoir dire que je me sens libre.Mais ce serait mentir.Je suis là, droite, les bras croisés sur ma poitrine.Les oreilles pleines de ce bourdonnement que fait l’altitude, et de celui, plus profond, qui s’élève en moi.Un grondement.Je sens encore la pièce. Le miroir. Et ma voix, tranchante, irrévocable :« On peut aimer. M