Aya
Mon ventre se serre.
Je serre mon sac.
Ma robe rouge est là. Intouchée. Je ne la mettrai pas ici. Pas maintenant.
On nous entasse dans une tente.
Les femmes d’un côté. Les hommes de l’autre.
Pas de toilettes. Pas de savon.
Juste des corps. Et l’odeur.
Forte. Humide. Humaine.
Une fille vomit. Une autre pleure. Une autre se masturbe en silence, les yeux ouverts.
Je ne sais pas laquelle me fait le plus peur.
La nuit tombe.
On n’a pas mangé. Juste bu un peu d’eau croupie.
Un des gardiens entre. Il est jeune. Trop beau pour ce décor.
Il me regarde. Moi.
– Toi. Viens.
Il ne crie pas. Il choisit.
Je me lève. Parce que les autres baissent la tête. Parce que personne ne proteste.
Parce que c’est ça, ou être prise plus tard, quand on est à terre, déjà fêlée.
Je le suis.
Il m’emmène dans un abri. Il ferme la porte.
Il ne me frappe pas. Il ne parle pas.
Il me déshabille comme on ouvre un fruit.
Ses mains sont rapides, sûres.
Son sexe est déjà dur.
Je ne dis rien. Je ne bouge pas. Je ne pleure pas.
Mais dans ma tête, je répète encore :
– Ce corps n’est pas à toi. Il est à moi.
– Tu le prends, mais tu ne me prends pas.
Et quand c’est fini, qu’il se retire, qu’il boutonne son pantalon avec ce petit soupir de fatigue…
Je me rhabille.
Je ne le regarde pas.
Je reviens à la tente.
Je m’assois.
Je lisse ma robe.
Et dans ma tête, une phrase claque comme un fouet :
– Tu ne m’auras pas.
Le lendemain, ils nous déplacent à nouveau.
Toujours plus au nord.
Toujours plus sec.
Toujours plus dur.
Des jours passent. Ou des semaines. Je ne sais plus.
J’ai partagé du pain avec une fille du Ghana. Elle s’appelle Abena. Elle a des yeux qui brillent même dans la nuit.
Elle m’a dit :
– Toi, tu ne ressembles pas aux autres. Tu regardes comme une reine.
J’ai souri.
Un vrai sourire.
Le premier depuis longtemps.
Peut-être qu’elle a raison.
Peut-être que je suis déjà en train de changer.
Peut-être que sous la crasse, sous les bleus, sous les silences…
Quelque chose de beau pousse.
Quelque chose de sauvage.
D’indomptable.
Le jour où on nous montre la mer pour la première fois, je ne dis rien.
Elle est là. Immense. Grise. Silencieuse.
Le soleil se lève derrière elle.
Et j’ai l’impression qu’elle me regarde, elle aussi.
Comme si elle savait.
Tout ce que j’ai fui.
Tout ce que j’ai subi.
Tout ce que je suis prête à faire.
Je pose la main sur mon sac.
La robe est encore là.
Bientôt.
Pas maintenant.
Mais bientôt.
Et je sais, au fond de moi, que si je survis à cette mer…
Plus personne ne pourra m’arrêter.
On attend depuis des heures.
Il n’y a plus de mots.
Même les murmures se sont tus.
Chacun garde son souffle, ses prières, ses tremblements.
Autour de nous, le sable grince sous les pas des hommes armés.
Ils tournent. Ils vérifient.
Comme s’ils avaient peur que l’un de nous s’évapore avant l’embarquement.
Je suis assise contre un rocher. Mon dos me brûle.
Mon sac est sur mes genoux, et ma robe rouge me scie la gorge rien qu’à y penser.
Pas encore.
Mais bientôt.
Le bateau est là.
Pas un vrai bateau. Une coque. Une dent creuse d’un monstre oublié.
Je l’ai vu pour la première fois il y a une heure.
Et j’ai failli vomir.
On m’avait parlé d’un bateau. Pas d’un cercueil flottant.
Pas de cette chose grise, gonflée d’air, entourée de cris, de bras levés, de gémissements.
Ils en ont déjà rempli un.
Je l’ai vu s’éloigner. Lentement. Trop lentement.
La mer l’a pris comme un jeu. Comme un pari.
Et nous, nous sommes les suivants.
Abena est près de moi.
Elle a arrêté de sourire depuis ce matin.
Elle tient un collier dans sa main. Un petit truc en plastique rose, en forme de papillon.
Elle le serre si fort que ses doigts en tremblent.
Elle me regarde parfois. Puis baisse vite les yeux.
Je sais ce qu’elle pense.
– On ne reviendra peut-être jamais.
Et elle a raison.
Certains disent que cette mer-là n’est pas de l’eau.
Qu’elle est faite de sel, de larmes, de sang.
Qu’elle avale les noms, les histoires, les rêves, et qu’elle ne recrache rien.
Mais moi je ne la hais pas.
Je la regarde comme une épreuve. Une amante glacée qui teste mon feu.
Si je la traverse, je renaîtrai.
Sinon…
Je mourrai en ayant essayé.
Ils nous font lever.
C’est l’heure.
Il fait nuit, mais la lune est pleine. Crue. Spectaculaire.
On dirait qu’elle éclaire exprès pour qu’on voie tout.
Les visages. Les corps. Les peurs.
Je monte.
Un pied, puis l’autre.
Un homme m’attrape par le bras.
Il me pousse. Me place au fond. Là où l’eau lèche déjà les rebords.
Le plastique est glissant, sale.
Je m’accroupis. Je serre les genoux contre moi.
Je suis entre deux hommes. L’un sent la sueur et le gasoil. L’autre respire si fort qu’on dirait qu’il va s’évanouir.
Devant, Abena grimpe. Elle trébuche.
Quelqu’un la retient par les cheveux.
Elle ne crie pas. Elle grimace, s’assoit, ferme les yeux.
On est plus de cent. Trop.
La coque gémit. Littéralement.
Comme un animal blessé.
Et la mer est là.
Calme. Plate.
Trompeuse.
Je sens qu’elle nous regarde.
Qu’elle attend.
Le moteur démarre.
Un bruit de grincement, de crachats mécaniques.
Et on avance.
Lentement. Trop lentement.
Au bout de quelques minutes, la côte disparaît.
Et là, d’un coup, tout change.
Le silence devient profond.
Les étoiles se rapprochent.
Et la peur… se transforme.
En attente.
En vertige.
En offrande.
Je ferme les yeux.
Je pense à ma robe rouge.
À mon corps que je ne reconnais plus.
À ce que je vais devenir… si j’arrive.
Des heures passent.
La mer bouge à peine.
Mais le bateau tangue déjà.
Certains vomissent. D’autres prient. D’autres pleurent sans bruit.
Un homme s’évanouit.
Une femme gémit de douleur : elle a ses règles, pas de protection, rien que le sang qui coule entre ses cuisses et qu’elle cache avec sa main.
Et au milieu de tout ça, moi je suis là.
Immobile.
Présente.
Je ne dors pas. Je ne pleure pas.
Je pense à mon futur.
À mon corps.
À ma peau, que j’apprendrai à aimer.
À mes seins, que je redresserai.
À mes hanches, que je bougerai pour moi, pas pour eux.
Je veux être désirée.
Mais pas prise.
Admirée. Mais pas salie.
Je veux être vue.
Pas comme une immigrée.
Pas comme une clandestine.
Pas comme une fille perdue.
ISABELLAJe reste immobile, mes lèvres encore brûlantes du baiser volé, son souffle toujours sur ma peau, mais déjà je sens le monde basculer, l’air se refroidir, se tendre comme une corde prête à se rompre. Ses doigts se crispent sur mes bras, non plus hésitants mais fermes, tranchants, et ses yeux se durcissent en un instant, reprenant cette froideur qui m’avait manqué une seconde plus tôt.— Isabella…, répète-t-il, mais cette fois son ton n’est plus troublé, il est glacé, lourd d’une menace qui me coupe presque le souffle.Je tente de sourire, d’y lire autre chose, mais son regard m’écrase, implacable.— Ne refais jamais ça, souffle-t-il, bas, tranchant, chaque mot comme une lame.Mon cœur se serre mais je refuse de baisser les yeux. Je sens Aya, derrière, retenir son souffle, presque haletante, ivre de vengeance silencieuse. Elle se nourrit de ma chute, je le sais, mais je ne peux pas lui offrir ce spectacle.Je m’avance d’un demi-pas, mes doigts osant remonter le long de sa chemi
ISABELLALe lendemain, l’aube me trouve déjà éveillée, incapable de dormir tant le plan que j’ai dessiné toute la nuit pulse dans mes veines comme une drogue. Chaque fibre de mon corps sait que je dois frapper vite, que la première impression doit marquer Salvatore au fer rouge. J’ouvre ma penderie comme on ouvre un arsenal, mes yeux parcourant les tissus comme s’ils étaient des armes, des lames, des poisons. Rien n’est laissé au hasard.Je choisis une robe noire, ajustée, qui épouse ma taille et laisse deviner mes hanches avec une élégance maîtrisée, pas de provocation vulgaire mais la suggestion calculée d’un désir qui ne demande qu’à éclore. Le tissu glisse sur ma peau avec un frisson, je sens déjà l’effet qu’il aura quand j’entrerai dans son bureau. Mes cheveux, je les laisse libres, disciplinés mais souples, une cascade sombre qui encadrera mon visage comme un voile à lever. Mon parfum, je l’applique avec soin, discret mais entêtant, assez pour hanter l’air autour de moi sans l’a
ISABELLAJe referme la porte de ma chambre derrière moi et le cliquetis du verrou me semble à la fois protecteur et suffocant. Je reste un instant immobile, le dos collé contre le bois froid, les mains crispées sur les draps pliés sur la chaise. Mon esprit est un tourbillon, une tempête de peur, de colère et d’opportunité. Tout est fini et rien n’est fini à la fois. Salvatore est parti, mon père m’a ordonné de céder, mais je refuse de disparaître dans ce rôle d’obéissante qui m’écrase déjà. Je dois reprendre quelque chose de mon destin, même si ce quelque chose est tordu, même si ce quelque chose est dangereux.Je marche lentement jusqu’au bureau dans un coin de ma chambre, et je m’assois, les coudes appuyés sur le bois lisse, le menton dans mes mains. Je pense à Salvatore. Son visage me revient net, froid, distant, comme un mur que je devrais franchir mais qui me renvoie. Je devrais pleurer, hurler, fuir, mais aucune de ces options n’est possible. Tout ce que j’ai à faire, c’est tran
ISABELLAJe pousse la porte du bureau de mon père, le cœur encore en désordre, mes pas hésitants trahissant le tumulte de mes pensées. Salvatore… il est parti, laissant derrière lui ce vide que je croyais impossible à combler, mais ce n’est pas le silence qui m’oppresse le plus, c’est ce que je dois annoncer maintenant, la vérité que je n’ai même pas eu le courage de formuler à voix haute jusqu’ici.— Père… je…Je m’arrête, incapable de former une phrase complète, mes doigts jouant nerveusement avec le bord de ma robe, et je sens le regard de mon père peser sur moi, lourd, évaluateur, inquiet. Il lève un sourcil, et je comprends qu’il a deviné avant même que je ne parle.— Qu’y a-t-il, Isabella ? ta voix hésitante me fait mal.Je prends une inspiration, le souffle court, et je me lance :— Salvatore… il… il veut mettre fin à notre relation.Les mots résonnent dans la pièce, et j’ai l’impression qu’ils tombent sur un sol de verre, fragile, fissuré, prêt à céder. Mon père reste silencie
AYASon regard ne me lâche plus, il me cloue à ce canapé comme si mes jambes s’étaient dissoutes dans le tapis épais, et quand il se rapproche encore, quand son ombre dévore presque la lumière filtrée par les parois de verre, je comprends que la frontière invisible que je m’efforçais de maintenir vient de s’effondrer .Il s’assied à côté de moi, sans précipitation, le poids de sa présence suffit à faire trembler l’air, et sa cuisse touche presque la mienne, assez pour que je sente la chaleur qui s’en dégage, pas assez pour que je puisse prétendre que ce n’est qu’un hasard .— Tu crois vraiment que c’est toi qui choisis quand je franchis la distance ? dit-il à voix basse, si basse que je dois tendre l’oreille, et ce simple effort me fait basculer vers lui .Je déglutis, mon souffle se raccroche à ma gorge— Ce n’est pas toi qui décides de tout .Il rit doucement, un rire sans éclat, mais qui vibre comme une lame qu’on aiguise .— Alors dis-moi, Aya… qu’est-ce qui m’échappe ? Qu’est-ce
AYALe silence retombe comme une chape de plomb, et pourtant il n’a plus la même texture qu’avant son entrée, il est saturé de ce qui a été vu, de ce qui a été tu, de ce qui désormais existe au-delà de nous deux. J’ai envie de baisser les yeux, de me faire petite, mais je sens que ce serait une faiblesse qu’il ne tolérerait pas, alors je fixe mes mains crispées sur mes genoux comme si j’y accrochais ma dignité.Il s’appuie contre le dossier de son fauteuil, ses coudes posés sur les accoudoirs, ses doigts joints, et ses yeux rivés à moi avec une intensité qui m’oblige à respirer plus lentement, plus fort, comme si l’air devenait rare.— Elle t’a vue, dit-il enfin, sa voix basse et égale. Elle t’a vue, et elle a compris.Je relève la tête malgré moi, piquée par cette affirmation nue.— Compris quoi ?Un sourire effleure ses lèvres, froid et sûr.— Que tu es à ta place. Ici. Avec moi.Je secoue imperceptiblement la tête, mon cœur cogne contre mes côtes.— Tu ne m’as rien présenté… tu n’a