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Aya
Le soleil est tombé comme un couperet sur Abidjan.
Un or jaune, lourd, presque cruel, s’est écrasé sur les tôles brûlantes des quartiers.
Les ruelles sentaient la poussière, l’huile rance et le regret.
Dans le sac à mes pieds : une robe rouge, deux photos cornées, un billet froissé.
Et ce cri dans ma poitrine qui refuse de se taire.
Il gronde depuis des années. Depuis l’enfance.
Depuis le moment où j’ai compris que le monde, pour les filles comme moi, n’était qu’une longue série de silences à avaler.
Je n’ai rien dit à ma mère. Ni à mon frère.
Ils croient que je vais vendre du poisson au marché de Koumassi.
Peut-être que c’est mieux ainsi. Peut-être qu’un mensonge est plus doux qu’un rêve trop grand.
Mais ce soir, je monte dans un bus.
Demain, je marcherai dans le désert.
Et après-demain…
Je n’ose même pas y penser.
Je n’ai que vingt-deux ans.
Et j’ai l’impression d’avoir déjà tout vécu.
Tout subi.
Le regard de Tonton Saliou, la nuit, quand il venait soi-disant "voir si je dormais bien".
Ses mains, sales, épaisses, qui glissaient sous les draps quand ma mère ronflait dans la pièce d’à côté.
Les doigts de l’imam, après la prière, qui se posaient trop longtemps sur mon bras.
Toujours avec ce sourire sucré. Celui qui te dégoûte, mais que tu ne peux pas dénoncer.
Le corps de mon fiancé, choisi par les anciens. Deux fois plus vieux. Trois fois plus sale.
Un homme qui me traitait déjà comme une épouse alors que je n’étais encore qu’une enfant.
Et ces femmes de ma famille. Ces tantes, ces voisines, ces mères fatiguées, qui répétaient inlassablement la même prière sans lumière :
– On endure, ma fille. On endure. C’est comme ça.
Non.
Pas moi.
Je refuse d’endurer.
Je refuse de m’effacer.
Alors je suis partie.
Sans bruit.
Sans adieu.
Avec pour seule foi ce qu’on m’a toujours interdit :
– L’espoir.
Le port est encore loin.
Mais déjà, je sens la mer.
Elle ne se voit pas. Mais elle pèse dans l’air.
Un souffle salé, invisible, qui colle à la peau.
Un appel.
Elle m’appelle.
Avec ses promesses pleines de sel, de douleur, de mystère.
On m’a dit que là-bas, en Libye, c’est pire que l’enfer.
On m’a dit que les passeurs te vendent comme une paire de chaussures usées.
On m’a dit que certaines filles se jettent à l’eau dès qu’elles voient le bateau.
On m’a dit qu’il y a des nuits où on crie si fort que même Dieu détourne le regard.
Mais on m’a aussi dit que si tu survis…
Tu peux renaître.
Moi, je veux renaître.
Pas pour être une sainte.
Pas pour devenir une grande dame.
Je ne veux pas une villa, ni un mari blanc, ni les robes chères qu’on voit à la télé.
Je veux juste pouvoir respirer.
Respirer sans avoir à demander la permission.
Sans craindre les murs. Les mains. Les non-dits.
Et si, au passage, je peux devenir belle, libre, désirée…
Alors oui, je suis prête à me perdre.
Je suis prête à tout.
Même à mourir un peu, pour naître autrement.
Je monte dans le camion.
Il sent l’essence, la sueur, la peur.
Ils sont dix à l’intérieur. Hommes, femmes, jeunes, vieux.
Entassés. Écrasés les uns contre les autres.
Le silence est lourd comme la fièvre.
On ne parle pas.
On s’évalue du regard.
On sait qu’on va devoir se battre pour survivre.
Peut-être même l’un contre l’autre.
Moi, je serre mon sac contre moi.
Dedans, il y a ma robe rouge.
Celle que j’ai cousue moi-même, la nuit, à la lueur d’une bougie.
Celle que je porterai le jour où je me regarderai dans un miroir…
Et que je me trouverai belle.
Pas comme une marchandise.
Pas comme une proie.
Mais comme une femme. Une vraie.
Entière. Vivante.
Brûlante de désir et de colère.
Libre.
Même si je dois d’abord me perdre en mer.
Même si je dois vendre mon corps pour acheter ma dignité.
Même si je dois tout oublier.
Même mon nom.
Quand le moteur rugit et que les pneus crissent contre la terre rouge, je ne pleure pas.
Je ne regarde pas derrière moi.
Je garde les yeux ouverts.
Le dos droit.
Parce que c’est le seul choix que j’ai fait.
Le seul que je peux encore appeler à moi.
Le camion file à toute vitesse sur une route que je ne connais pas.
Pas de panneaux. Pas de lumières.
Juste la nuit, grasse et opaque, qui s’étale de chaque côté comme une bête endormie.
Le vent s’engouffre par une fente rouillée, secoue mon foulard, colle mes mèches à mon front.
Je transpire. Mais je frissonne.
Je ne sais pas si j’ai chaud ou froid.
Je ne sais même pas si j’ai encore peur… ou si je suis déjà en train de me transformer.
– On ne revient pas en arrière, Aya.
Je me répète cette phrase, comme une prière. Comme une incantation.
À côté de moi, une femme ronfle doucement.
Ses pieds sont nus, sales. Ses bras serrent un bébé contre sa poitrine.
Le petit ne bouge pas. Je ne sais pas s’il dort… ou s’il ne pleure plus parce qu’il a compris qu’ici, ça ne sert à rien.
En face, un jeune homme me regarde depuis tout à l’heure.
Il ne dit rien. Mais ses yeux fouillent. Déshabillent.
Je baisse les miens. Je serre les genoux.
Pas encore. Pas déjà.
On s’arrête en pleine brousse, vers l’aube.
Le chauffeur descend. Il parle avec deux autres types.
Je devine leur silhouette dans le contre-jour du matin naissant.
L’un d’eux porte une machette. L’autre fume une cigarette sans la main. Juste posée entre ses lèvres. Il parle, mais ne bouge pas.
Quelque chose dans leur manière de rester droits me fait peur.
Comme s’ils étaient nés ici, dans l’ombre, et qu’ils y règnent.
On nous fait descendre.
Une voix sèche crache des ordres en arabe. Je ne comprends pas, mais je sais :
– Il faut marcher.
On marche. Longtemps.
La poussière colle à mes jambes. Ma gorge est sèche. Mes pieds me brûlent.
Mais je ne dis rien.
À chaque pas, je laisse quelque chose derrière moi.
Une peur. Une honte. Une miette de la fille d’hier.
Plus tard, un camp. Un genre de base. Barbelés, tôles, tentes sales.
Et des hommes. Beaucoup d’hommes.
Certains jeunes. D’autres beaucoup trop vieux.
Ils nous regardent arriver comme on observe une livraison.
Je sens leur faim.
Pas de pain. Pas d’eau.
La faim du sexe. De la domination.
SALVADORLa porte de la villa se referme derrière moi avec un bruit de tombeau.Le silence à l’intérieur est plus lourd que tous les regards de tout à l’heure.Il absorbe le crépitement des bougies,le parfum des fleurs fanées, l’écho des rires qui, il y a une heure à peine, résonnaient encore.Ils sont là, tous les deux, dans le grand salon.Ma mère,debout près de la cheminée où les braises meurent, silhouette droite et victorieuse, un cristal vide entre ses doigts.Mon père,assis dans son fauteuil, le regard fixe, comme détaché de cette mise en scène dont il n’est plus que le spectateur complice.Je marche jusqu’au centre de la pièce, les pieds nus , je ne sais quand j’ai perdu mes souliers sur la route, la peau froide et sale sur le marbre immaculé.Je dois être une vision pitoyable.Le smoking en désordre, la cravate dénouée, les cheveux en bataille, les yeux brûlés par le vent et par elle.Par Aya.— Alors ? fait ma mère, d’une voix douce comme une lame.Le silence qui suit est pir
AYAJe marche sans savoir où je vais, les talons claquent sur le gravier comme un écho de ma propre fuite, le vent s’engouffre dans ma robe, mes cheveux se collent à mon visage, et dans ma gorge, tout brûle, le froid, les larmes, la honte.La route descend, bordée de lampadaires jaunes qui tremblent dans la nuit comme des chandelles mourantes, et chaque pas me semble plus lourd que le précédent, comme si le monde me tirait en arrière, vers cette maison, vers cette bague, vers cette trahison que je refuse encore de nommer.Je ne veux pas courir, pourtant je cours.Je cours parce que si je m’arrête, je vais hurler, et si je hurle, tout ce que j’ai essayé de retenir va éclater.Les voitures au loin ne me voient pas, je n’existe plus, je suis juste une ombre perdue dans la lumière froide.Je m’arrête au bord de la route, les mains sur les genoux, le souffle court.Le goût du sang dans ma bouche me ramène à moi.Je ris, un rire qui sonne faux, brisé, presque animal.Comment ai-je pu croire
AYALe samedi arrive comme une menace déguisée en fête.Je passe la journée à me préparer sans vraiment y croire, le cœur battant trop vite, comme si mon corps savait déjà que quelque chose allait se briser.Devant le miroir, je choisis une robe longue, noire, simple, presque sage. Je me maquille avec soin, un peu plus que d’habitude, pour masquer les ombres sous mes yeux. Il m’a dit qu’on devait faire bonne impression, que ce n’était “qu’un dîner d’affaires”, mais sa mère avait laissé traîner une phrase, un ton, une intention que je n’ai pas su oublier.Quand la voiture s’arrête devant la villa, la lumière me frappe de plein fouet. Les jardins sont illuminés comme pour une réception princière, les rires montent déjà de la terrasse, les voitures de luxe s’alignent, et je sens mon souffle se raccourcir.Il m’effleure la main.— Tout ira bien.Je hoche la tête, sans répondre.Dès qu’on franchit les portes vitrées, je sens les regards.Les femmes élégantes, les hommes en costume sombre,
AYALe lendemain matin s’est levé comme une caresse après une nuit trop pleine, et quand on sort ensemble, les doigts effleurant le froid, il y a dans l’air quelque chose d’infiniment simple, une promesse discrète.Il rit quand je trébuche sur les pavés verglacés, il me rattrape par la taille, sa main glisse sous mon manteau, juste assez pour que je frémisse.— Fais attention, dit-il.— Tu veux pas que je fasse exprès, parfois ?Il sourit sans répondre, et on continue, côte à côte, vers la voiture qui attend devant l’immeuble, le moteur déjà allumé.Le chauffeur ouvre la portière, je m’installe, la chaleur m’enveloppe aussitôt, la ville défile derrière les vitres teintées. Il donne quelques instructions d’une voix basse, posée, puis se tourne vers moi.— Café ?Il y a toujours une thermos prête dans la console centrale, et je ne sais pas s’il fait ça pour lui ou pour moi.— Tu veux me rendre dépendante, c’est ça ?Il hausse les épaules, un coin de sourire au bord des lèvres.— Je croi
AYAJe finis par composer le numéro, les doigts un peu tremblants, le cœur trop rapide. La sonnerie résonne longtemps, et je me demande un instant si elle va décrocher, si elle m’en veut, si elle croit que je les ai oubliés. Puis une voix familière, un peu essoufflée, un peu tremblante, surgit :— Aya ? Aya, ma fille, c’est toi ?— Oui, maman… c’est moi.Un silence, puis un cri joyeux, presque un sanglot.— Ah Seigneur, elle est vivante ! Elle est là ! Dieu merci !Je ris malgré moi, émue, incapable de retenir les larmes qui montent.— Maman, je t’ai appelée, hein, tu vois, je suis pas morte.— Tu crois que c’est drôle ? Des mois que je prie pour avoir de tes nouvelles ! Même ton frère a failli pleurer. Ton oncle a dit : “Elle a oublié d’où elle vient, maintenant qu’elle boit le café des Blancs.”Je ris encore, entre deux sanglots.— Oh maman… tu exagères.— Je n’exagère rien du tout. Alors, dis-moi, là-bas, il fait froid ? Ils mangent vraiment du pain tous les matins ? Et le lait, c’
AYAJe me réveille avant lui, sans trop savoir quelle heure il est, seulement consciente de la lumière qui filtre à travers les rideaux, d’un souffle tiède sur ma nuque, de cette chaleur tranquille qui s’est installée entre nos corps pendant la nuit. Il dort encore, un bras autour de ma taille, sa main posée sur mon ventre comme une promesse muette. Son torse se soulève lentement contre mon dos, et je reste là, à écouter sa respiration, à sentir le battement régulier de son cœur contre ma peau, ce rythme qui m’apaise et m’effraie à la fois.Je tourne légèrement la tête, juste assez pour voir son visage endormi, les cils collés, la bouche entrouverte, et un sourire m’échappe malgré moi. Il a l’air si calme, si sûr, comme si rien n’existait d’autre que ce lit, cette lumière pâle, cette bulle suspendue hors du monde. Pourtant, à l’intérieur, quelque chose bouge, griffe, murmure. Une voix discrète, familière, celle qui me rappelle que je ne suis pas d’ici, que je vis en équilibre sur un f