Mag-log in
Alyssa
Le parfum écœurant de l'antiseptique se mêle à l'odeur de fer du sang. C’est l’encens de mon quotidien, la prière murmurée contre la mort que je respire chaque nuit dans ce service des urgences de Houston. Mais ce soir, la prière est un hurlement continu. Les sirènes hurlent, les portes battantes s’ouvrent dans un vacarme de métal, et le couloir déverse son nouveau lot de misère.
Quand ils font irruption, le temps se fige.
Ce n’est pas l’homme sur le brancard, le torse déchiqueté par les impacts de balle, qui me glace le sang. C’est l’escorte.
Quatre hommes. Vêtus de noir. Leurs regards sont aussi vides et morts que des pierres polies. Ils dégagent une aura de violence si pure qu’elle assourdit tout le reste. L’air devient épais, difficile à respirer.
— On prend la salle de trauma un, maintenant !
Ma propre voix semble venir de loin. Mes mains, agissant d’elles-mêmes, se plaquent sur la pire des blessures pour comprimer, pour contenir la vie qui fuit.
L’un des hommes, le plus grand, croise mon regard. Ses yeux sombres absorbent la lumière. Il ne dit rien. Il n’a pas besoin de le faire. Le message est clair comme une lame sur ma gorge : Il meurt, vous mourez.
Sous mes doigts, la peau est chaude, musclée. Un tatouage sinueux, une ombre rouge dévorant un aigle, serpente sur son cou. Le cartel. Ça ne peut être que ça.
Pendant vingt minutes, c’est le chaos maîtrisé du trauma. Intubation, transfusion, monitoring. Je suis un général, mon esprit est un instrument aiguisé qui filtre la peur. Je sens le poids des regards des gardes sur ma nuque, une cible dessinée entre mes omoplates.
Soudain, le bip du moniteur se dérègle. Une tachycardie ventriculaire.
— Défibrillateur !
Le choc électrique secoue le corps inerte. Rien.
— Deux cents joules !
Un deuxième choc. Le corps se cambre, retombe. La ligne sur l’écran reste désespérément plate. Le bip strident de l’asystolie déchire la pièce.
Non.
Sans réfléchir, poussée par un instinct plus fort que tout, je bondis sur la table, j’enjambe le patient, et je commence les compressions thoraciques. Mes bras, déjà douloureux, s’enfoncent avec une force sauvage dans sa poitrine.
— Allume, espèce de saleté, allume !
C’est à ce moment-là que les portes de la salle de trauma volent en éclats.
Il entre.
L’air se raréfie, aspiré par sa présence. Il est grand, taillé dans la puissance pure, vêtu d’un costume gris perle qui jure avec la scène de boucherie. Son visage est d’une beauté coupante, anguleux. Mais ses yeux… Des yeux d’un noir absolu qui balaient la pièce et se posent sur le corps de l’homme.
Le silence tombe, plus lourd qu’un coup de feu.
Moi, suspendue au-dessus du cadavre, les mains couvertes de son sang, je lève les yeux vers l’intrus.
Son regard passe du corps à moi. Il n’y a pas de colère. Pas de chagrin. Rien. Juste une évaluation froide, calculatrice. Comme on juge un cheval.
Il fait un pas. Puis un autre. Le clic de ses chaussures sur le carrelage est le seul son.
— Vous avez cessé de vous battre pour lui, Docteur ?
Sa voix est un velours rugueux qui enveloppe la pièce et glace mon sang. Je descends de la table, les jambes flageolantes.
— Je… Je n’ai pas pu le sauver. Il a fait un arrêt cardiaque. Les dégâts étaient trop importants.
Il s’arrête si près que je peux sentir son après-rasage, un mélange de tabac et de santal. Son regard parcourt mon visage, mes cheveux défaits, ma blouse tachée du sang de son homme.
— Vous avez de la fureur dans les yeux.
Il lève une main et, avant que je puisse reculer, il effleure du bout des doigts une éclaboussure de sang sur ma joue. Le contact est brûlant, intime, violant.
— C’est beau.
La peur explose en une colère aveuglante. Ma main claque contre la sienne.
— Ne me touchez pas.
Le claquement résonne. Les gardes frémissent, mains vers leurs armes. Lui, pas un tressaillement. Un sourire lent, dangereux, étire ses lèvres.
— Et du courage. Ou de la folie.
Il se tourne vers le corps.
— Emportez-le.
Puis son regard revient à moi, s’accroche, se verrouille.
— Et prenez-la.
Le monde bascule.
— Non !
Mon cri est étouffé par une main géante sur ma bouche. Je me débats. Je lutte, je mords, je griffe. Mes coudes, mes genoux, tout devient une arme. J’entends un grognement quand mon talon écrase un pied.
Je supplie. Les sons étouffés derrière la main sont des prières, des menaces.
Mais ils sont trop forts. Trop nombreux. Une piqûre brûlante s’enfonce dans mon cou. Une froideur toxique se propage dans mes veines.
La dernière chose que je vois, avant que les ténèbres ne m’avalent, c’est son visage. Il me regarde avec l’intensité d’un collectionneur venant de trouver son chef-d’œuvre absolu.
Un trophée. Sa prise.
Et dans ses yeux noirs, je lis la vérité, absolue et terrifiante.
Il n’a jamais eu l’intention de me rendre.
SilasElle m'ignore.Le fait frappe avec la force d'une balle en plein cœur. Elle descend l'escalier, cette robe fermée jusqu'au menton, ce chignon tiré qui lui donne l'air d'une religieuse. Ses yeux, quand ils rencontrent les miens, sont des miroirs vides. Polis. Distants. Comme si la nuit dernière n'avait jamais existé. Comme si je n'étais rien de plus qu'un domestique négligeable, un détail du décor.Je l'appelle. Son nom sort malgré moi, plus rauque que prévu. Une béquille pour ce sol qui semble soudain se dérober.« Alyssa. »Elle se retourne. Lentement. Théâtrale. Et sur son visage, c'est l'incompréhension légère, polie, qu'on affiche face à un importun. « Silas ? » Elle dit mon nom comme on épelle un mot inconnu.La rage monte. Brûlante. Immédiate. Elle se mêle à une stupéfaction si profonde que j'en ai le souffle coupé. Je m'attendais à tout. À de la haine, à de la peur, à une flamme de désir honteux. À un défi. Pas à cela. Pas à ce népolais de glace, à cette amnésie feinte.T
AlyssaLe jour se lève, froid et gris, et avec lui, une résolution nouvelle.Il m’a vue trembler.Il m’a entendue avouer. Il croit m’avoir conquise, ou du moins, m’avoir poussée au bord de l’abîme où il réside.Il se trompe.La vérité est plus simple, et plus compliquée à la fois : je lui appartiens déjà, et il m’appartient déjà. Ce désir qui m’a arraché les mots de la gorge n’est pas un drapeau blanc. C’est une arme.La sienne.La mienne.Et je ne sais pas encore qui va s’en servir en premier.Je me lève. Mon reflet dans le miroir de l’armoire me surprend. Les yeux cernés, mais secs. La bouche, une ligne mince et pâle. Je ressemble à une survivante, oui. Mais pas à une victime.Pas aujourd’hui.Je m’habille avec soin. Une robe sobre, fermée jusqu’au cou. Je coiffe mes cheveux en un chignon sévère qui tire sur mes tempes. Je veux être une forteresse. Une façade de marbre.À l’intérieur,le chaos. La peur, l’excitation, la honte, la terrible, merveilleuse attente.Je l’écrase.Je l’enter
SilasLa pierre du balcon est froide sous mes paumes nues. La nuit est un animal vivant, palpitant des cris de la jungle, chargée de l’humidité lourde qui précède l’aube. Je devrais dormir. Le corps réclame le repos après les jours de vigilance, de violence, de calculs. Mais le repos est un concept étranger. Il l’a toujours été. Ce qui coule dans mes veines, c’est une énergie plus ancienne, plus tenace que la fatigue. Une faim.Et elle a un nom, maintenant. Un visage.Alyssa.Je revois ses yeux dans la cour, après le festin des corbeaux. Cette glaciation. Ce moment où la lutte a cessé, où la vérité a accepté de se montrer, nue et impitoyable. Ce n’était pas une soumission. C’était une révélation. Une reconnaissance mutuelle, comme deux prédateurs se flairant à la lisière du même territoire et comprenant qu’ils sont de la même meute.Mon sourire, dans le noir, est quelque chose de carnassier. Mes canines appuient contre ma lèvre inférieure. Je le sens, ce sourire, il déforme mon visage
AlyssaL’eau est brûlante.Elle frappe ma peau comme une pluie de fines aiguilles,rougeoie mes épaules, mon dos, la courbe de mes seins. Je la laisse couler, aussi immobile qu’un pilier sous une cascade. La vapeur envahit la salle de bain en marbre froid, créant un brouillard qui efface les angles, les miroirs, les limites. Je cherche à me brûler. À brûler la sensation de ses mains, de ses lèvres. À lessiver la terreur et l’exaltation qui se sont nouées en un seul nœud dans mon ventre.Mais l’eau ne lave rien. Elle ne fait que ramollir, pénétrer. Elle ouvre les pores, elle permet à tout de s’enfoncer plus profondément.Mes pensées, enfin libérées de l’immédiateté de sa présence, se précipitent vers le monde d’avant. Ce monde qui me semble être celui d’une autre, une femme naïve dont je me souviens avec une pitié méprisante.Chloé.Le nom émerge du brouillard, accompagné d’une douleur vive et nette. Ma meilleure amie. Ses rires trop forts, ses conseils maladroits et pleins d’amour, son
AlyssaLe mot résonne encore dans mes os, une vibration sourde qui remplace le battement de mon cœur.Oui.Il n’y a pas de catharsis après un tel aveu. Pas de libération, pas de vague de honte purificatrice. Il n’y a qu’un silence immense et froid, plus profond que le gel qui m’avait tenue debout devant les charognards. C’est le silence d’un paysage après l’explosion. Le monde est toujours là, mais il est méconnaissable, et tout ce qui reste à faire est de marcher dans les décombres.Je monte l’escalier du manoir, mes pas sur les marches de bois sombre sont les seuls sons dans le grand hall vide. Les portraits des ancêtres de Silas, des hommes et des femmes aux yeux aussi impitoyables que les siens, semblent me suivre du regard. Avant, leur présence m’oppressait. Maintenant, je leur soutiens le regard. Je comprends leur langage. C’est celui du territoire conquis et gardé, par n’importe quel moyen nécessaire.Ma chambre est une pièce étrangère. Le lit à baldaquin, la commode en acajou,
AlyssaLe retour vers le manoir est un voyage silencieux à travers une nuit devenue miroir.Le calme qui s’est installé en moi n’est pas un apaisement.C’est une glaciation. Les sentiments violents ont été capturés, emprisonnés sous une couche de cristal transparent et froid. Je vois tout à travers elle, déformé, magnifié, insensible.Le cheval avance d’un pas régulier sous moi. Je n’ai plus à lutter. Il sent la reddition dans mon corps, la fin des secousses. Silas ne dit rien. Il chevauche à côté, une présence massive et consciente. Il a gagné. Il le sait. Je le sais. Cette connaissance flotte entre nous, tangible comme l’odeur persistante de cendres et de terre humide.Les lumières du manoir apparaissent, trouées dans la masse sombre de la jungle. Un faux refuge. Ma prison. Mon berceau.Dans la cour, des hommes s’affairent en silence. Ils s’arrêtent pour observer notre retour. Leurs regards glissent sur Silas avec un respect craintif, puis sur moi. Avant, je lisais de la pitié, de la







