LOGINAlyssa
Le premier sens qui revient est l'ouïe. Un bourdonnement sourd, lointain. Puis le silence. Un silence épais, lourd, qui n'a rien de naturel. Ce n'est pas l'absence de bruit, c'est l'étouffement de tous les bruits du monde.
Le deuxième sens est l'odorat. L'odeur chimique de l'antiseptique a été remplacée par un mélange envoûtant et oppressant : la cire d'abeille sur du bois ancien, le cuir riche, et une note subtile de… sangsue ? Non. Du santal. Le même santal que sur lui. Son parfum imprègne l'air, comme s'il était la pièce elle-même.
J'ouvre les yeux.
Le plafond n'est pas le faux-plafond blanc et lumineux de l'hôpital. C'est du bois sombre, sculpté de motifs complexes qui semblent bouger dans la pénombre. Une fresque représente une ombre rouge dévorant le soleil. Sombra Roja.
Je suis allongée sur un lit immense, un océan de soie et de satin. Mes vêtements de travail, ma blouse tachée de sang, ont été remplacés par une chemise de nuit en soie ivoire, d'une douceur obscène contre ma peau. L'impression de violation est immédiate, totale. Quelqu'un m'a déshabillée, lavée, habillée.
Non.
La panique est un acide dans mes veines. Je me redresse trop vite, la tête tourne, les vestiges du sédatif formant un brouillard cotonneux. La pièce… c'est une chambre, mais c'est une cathédrale. Immense, avec de hauts plafonds voûtés. Un tapis épaisse étouffe mes pas. De lourds rideaux de velours bordeaux sont tirés, ne laissant filtrer aucune lumière extérieure. L'éclairage vient de lampes en fer forgé, projetant des ombres dansantes sur les murs de pierre.
Je glisse hors du lit, les jambes flageolantes. Je cours vers la porte massive en chêne. Pas de poignée. Juste une plaque lisse de métal froid.
— Laissez-moi sortir !
Ma voix est rauque, étranglée. Je frappe la porte de mes poings, encore et encore. La peau de mes jointures se fend, marquant le bois sombre de minuscules points écarlates.
— Hé ! Vous m'entendez ? Laissez-moi partir !
Seul l'écho de mes propres coups me répond. Je recule, le souffle court, scrutant la pièce. Pas de fenêtres. Juste ces murs immenses, une cheminée où un feu crépite doucement, et des étagères remplies de livres anciens dans des reliures de cuir. Une cage. Une cage magnifique, dorée, mais une cage.
Mes yeux s'arrêtent sur un détail qui me fige le sang.
Sur la table de chevet, posés avec une précision chirurgicale, se trouvent mes propres instruments. Un stéthoscope. Un garrot. Une boîte de compresses stériles. Et un scalpel. Le métal poli luit dans la lueur du feu.
C'est une moquerie. Un piège.
Je me précipite, saisissant le scalpel. Le poids familier du manche dans ma paume est une fausse promesse de sécurité. C'est une arme. Ma seule arme.
Les secondes deviennent des minutes. Les minutes, une éternité. Je reste adossée au mur, face à la porte, le scalpel serré si fort que mes doigts blanchissent. J'écoute. Rien. Le silence est une torture.
Puis, un bruit. Presque imperceptible. Un léger cliquetis métallique.
La porte s'ouvre sans un bruit.
Il est là.
Silas Cruz.
Il remplit l'encadrement de la porte. Il a changé de vêtements. Un simple pantalon noir et une chemise blanche, dont les manches sont retroussées sur ses avant-bras, révélant des cordes de muscles et un réseau de cicatrices pâles. Il tient un plateau en argent dans une main. L'odeur du café et de pain chaud arrive jusqu'à moi, un contraste cruel avec la terreur qui me glace les entrailles.
Ses yeux noirs se posent sur moi, puis descendent vers le scalpel que je brandis.
Un sourcil se lève, infinitesimalement. Il n'a pas l'air surpris. Amusé, peut-être.
— Vous avez faim ? Sa voix est calme, normale, comme s'il nous retrouvait pour un petit-déjeuner dominical.
— Où suis-je ? Ma voix tremble, je la hais.
— Chez moi.
— Laissez-moi partir.
— Non.
Le mot est simple, définitif. Il entre dans la pièce et pose le plateau sur la table basse. Il se redresse, les mains dans les poches, et me regarde. Son regard est un scanner. Il parcourt ma chemise de nuit, mes cheveux en désordre, mes yeux hagards, le scalpel brandi.
— Ceci est inutile, vous savez, dit-il en désignant l'instrument d'un mouvement de tête.
— Approchez-vous et vous verrez.
Un vrai sourire, cette fois. Blanc, cruel, magnifique. Il fait un pas. Puis un autre.
— Je m'approche, Docteur. Et maintenant ?
AlyssaLe jour se lève, froid et gris, et avec lui, une résolution nouvelle.Il m’a vue trembler.Il m’a entendue avouer. Il croit m’avoir conquise, ou du moins, m’avoir poussée au bord de l’abîme où il réside.Il se trompe.La vérité est plus simple, et plus compliquée à la fois : je lui appartiens déjà, et il m’appartient déjà. Ce désir qui m’a arraché les mots de la gorge n’est pas un drapeau blanc. C’est une arme.La sienne.La mienne.Et je ne sais pas encore qui va s’en servir en premier.Je me lève. Mon reflet dans le miroir de l’armoire me surprend. Les yeux cernés, mais secs. La bouche, une ligne mince et pâle. Je ressemble à une survivante, oui. Mais pas à une victime.Pas aujourd’hui.Je m’habille avec soin. Une robe sobre, fermée jusqu’au cou. Je coiffe mes cheveux en un chignon sévère qui tire sur mes tempes. Je veux être une forteresse. Une façade de marbre.À l’intérieur,le chaos. La peur, l’excitation, la honte, la terrible, merveilleuse attente.Je l’écrase.Je l’enter
SilasLa pierre du balcon est froide sous mes paumes nues. La nuit est un animal vivant, palpitant des cris de la jungle, chargée de l’humidité lourde qui précède l’aube. Je devrais dormir. Le corps réclame le repos après les jours de vigilance, de violence, de calculs. Mais le repos est un concept étranger. Il l’a toujours été. Ce qui coule dans mes veines, c’est une énergie plus ancienne, plus tenace que la fatigue. Une faim.Et elle a un nom, maintenant. Un visage.Alyssa.Je revois ses yeux dans la cour, après le festin des corbeaux. Cette glaciation. Ce moment où la lutte a cessé, où la vérité a accepté de se montrer, nue et impitoyable. Ce n’était pas une soumission. C’était une révélation. Une reconnaissance mutuelle, comme deux prédateurs se flairant à la lisière du même territoire et comprenant qu’ils sont de la même meute.Mon sourire, dans le noir, est quelque chose de carnassier. Mes canines appuient contre ma lèvre inférieure. Je le sens, ce sourire, il déforme mon visage
AlyssaL’eau est brûlante.Elle frappe ma peau comme une pluie de fines aiguilles,rougeoie mes épaules, mon dos, la courbe de mes seins. Je la laisse couler, aussi immobile qu’un pilier sous une cascade. La vapeur envahit la salle de bain en marbre froid, créant un brouillard qui efface les angles, les miroirs, les limites. Je cherche à me brûler. À brûler la sensation de ses mains, de ses lèvres. À lessiver la terreur et l’exaltation qui se sont nouées en un seul nœud dans mon ventre.Mais l’eau ne lave rien. Elle ne fait que ramollir, pénétrer. Elle ouvre les pores, elle permet à tout de s’enfoncer plus profondément.Mes pensées, enfin libérées de l’immédiateté de sa présence, se précipitent vers le monde d’avant. Ce monde qui me semble être celui d’une autre, une femme naïve dont je me souviens avec une pitié méprisante.Chloé.Le nom émerge du brouillard, accompagné d’une douleur vive et nette. Ma meilleure amie. Ses rires trop forts, ses conseils maladroits et pleins d’amour, son
AlyssaLe mot résonne encore dans mes os, une vibration sourde qui remplace le battement de mon cœur.Oui.Il n’y a pas de catharsis après un tel aveu. Pas de libération, pas de vague de honte purificatrice. Il n’y a qu’un silence immense et froid, plus profond que le gel qui m’avait tenue debout devant les charognards. C’est le silence d’un paysage après l’explosion. Le monde est toujours là, mais il est méconnaissable, et tout ce qui reste à faire est de marcher dans les décombres.Je monte l’escalier du manoir, mes pas sur les marches de bois sombre sont les seuls sons dans le grand hall vide. Les portraits des ancêtres de Silas, des hommes et des femmes aux yeux aussi impitoyables que les siens, semblent me suivre du regard. Avant, leur présence m’oppressait. Maintenant, je leur soutiens le regard. Je comprends leur langage. C’est celui du territoire conquis et gardé, par n’importe quel moyen nécessaire.Ma chambre est une pièce étrangère. Le lit à baldaquin, la commode en acajou,
AlyssaLe retour vers le manoir est un voyage silencieux à travers une nuit devenue miroir.Le calme qui s’est installé en moi n’est pas un apaisement.C’est une glaciation. Les sentiments violents ont été capturés, emprisonnés sous une couche de cristal transparent et froid. Je vois tout à travers elle, déformé, magnifié, insensible.Le cheval avance d’un pas régulier sous moi. Je n’ai plus à lutter. Il sent la reddition dans mon corps, la fin des secousses. Silas ne dit rien. Il chevauche à côté, une présence massive et consciente. Il a gagné. Il le sait. Je le sais. Cette connaissance flotte entre nous, tangible comme l’odeur persistante de cendres et de terre humide.Les lumières du manoir apparaissent, trouées dans la masse sombre de la jungle. Un faux refuge. Ma prison. Mon berceau.Dans la cour, des hommes s’affairent en silence. Ils s’arrêtent pour observer notre retour. Leurs regards glissent sur Silas avec un respect craintif, puis sur moi. Avant, je lisais de la pitié, de la
AlyssaLa journée est un long suaire gris tendu sur le domaine.Les cendres des bûchers sont froides, mais leur odeur persiste, un relent sucré et écœurant qui s’insinue partout, même derrière les portes closes, même sous l’odeur agressive des désinfectants. C’est l’haleine du manoir, maintenant. Une haleine de victoire et de mort.Je me terre dans la bibliothèque, un livre médical ouvert sur les genoux, mais les mots dansent devant mes yeux sans prendre sens. Mon esprit, lui, est d’une clarté terrifiante. Il rejoue en boucle les images de la nuit : les lueurs des explosions, le calme de Silas, le regard du jeune homme mort.« Tu ne peux pas jouer à la déesse de la vie le matin et à la déesse de la mort le soir. »Les mots de Silas sont des vers qui rongent mon crâne. Il a ouvert une porte en moi, une porte que je croyais condamnée, et derrière, il a trouvé non pas la peur, mais une créature sombre et affamée qui lui ressemble. Et cette créature, je ne sais plus comment la refermer.L







