LOGINADRIEN
La soirée à la maison est un exercice de haute torture.
Claire parle. Sa voix est un ruisseau clair, froid, prévisible. Elle parle de réception, de robe, de protocole. Je vois ses lèvres bouger. Je n’entends que le souvenir du gémissement de Jade. Je vois son visage lisse. Je ne vois que les yeux verts noyés de désir dans la pénombre de la réserve.
Mon téléphone vibre à ma hanche pendant le dessert. Une décharge électrique.
Un message. Une adresse. Un code.
Mon poing se serre autour de la fourchette. Les jointures blanchissent. La nappe est en lin parfait. Le cristal scintille. Tout est ordre. Tout est glacé. Et moi, je suis un volcan en fusion.
— Quelque chose ne va pas, Adrien ?
Sa voix me transperce. Son regard, acéré comme un scalpel, se pose sur moi.
— Une fatigue. L’installation. Plus complexe que prévu.
Le mensonge sort, huilé, parfait. Elle hoche la tête, déjà ailleurs. Elle ne voit pas la fissure. Elle ne voit pas l’homme qui va tout dynamiter pour une heure de vérité chaude et sale.
Plus tard, dans mon bureau, je prépare les trahisons. Réunion imprévue. Nuit de travail. Des mots vides pour endormir la gardienne de ma prison dorée.
Minuit passé. La voiture est garée loin. Le quartier dort. La cour est sombre. La porte en bois est lourde, ancienne. Le code. Le cliquetis de la serrure.
Un souffle.
Je pousse.
Et je bascule.
JADE
Il entre.
Il apparaît dans l’encadrement, silhouette d’ombre et d’élégance dissonante dans mon chaos. Veste et cravate absentes. Chemise blanche ouverte. Il regarde. Pas en visiteur. En connaisseur. En frère de l’artisanat. Son œil balaie les blocs de marbre, les soudures violentes, les esquisses punaisées comme des blessures. Puis son regard se pose sur moi. Et ce n’est plus le chirurgien. Ce n’est plus l’homme marié. C’est une faim. Une vulnérabilité si crue qu’elle me vole l’air. Et une reconnaissance. Comme s’il se voyait enfin, reflet perdu, dans ce désordre.
— Bienvenue dans mon antre.
— C’est ici que tu nais.
Sa voix est un murmure qui caresse les murs. Il ne dit pas que c’est joli. Il dit :
— Ce n’est pas un atelier. C’est un chantier de vérité.
Le mot vérité explose dans l’air chargé de poussière. Il me frappe en plein plexus.
Il traverse la pièce. Il ne vient pas à moi. Il va à la pierre. À l’ébauche de marbre. Sa main de chirurgien se lève. Longs doigts précis. Il ne touche pas. Il effleure l’air, à millimètres de la surface rugueuse. Il épouse la forme naissante. Il la lit avec sa peau.
— On sent la tension. La force contenue qui cherche à sortir. Tu ne sculptes pas, Jade. Tu libères.
Je ne respire plus. Personne n’a jamais vu ça. Personne n’a jamais regardé mon travail, mon âme étalée, avec cette acuité-là. C’est une violation. Une intrusion plus intime que tout ce qui a précédé.
— Plus de bureau. Plus de Fondation. Plus de… femme.
Je lance les mots pour me raccrocher à notre précipice, à notre terrain brûlant.
Il se tourne. Ses yeux gris sont des lacs d’orage.
— Plus d’artiste à mécéner. Plus de jeu. Ici, c’est toi l’artisan. Et moi… qu’est-ce que je suis, ici ?
Il s’approche. La chaleur de son corps irradie. L’odeur propre de son savon se mêle à celle, plus fondamentale, masculine, de sueur et d’énergie contenue. Une odeur de combat.
— Tu es la matière.
Ma voix est rauque, striée de sable et de désir.
— La plus résistante. La plus précieuse. Celle que je ne comprends pas, mais que mes mains brûlent de travailler.
Un frisson violent le parcourt. Ce n’est pas une métaphore. C’est un fait. Une loi physique entre nous.
— Alors travaille-moi.
Défi. Supplication. Acte de foi.
L’incendie change de nature. Il ne s’agit plus de se dévorer. Il s’agit de se dévoiler.
Je lève ma main. Je ne la pose pas pour caresser. Je la pose en diagnostic. Mes doigts se logent contre sa tempe. Je sens la veine battre, fragile, sous la peau lisse d’homme du monde.
— Ici, tu es tendu. La pensée qui tourne. Le calcul permanent.
Mes doigts glissent le long de sa mâchoire. Muscles noués.
— Ici, tu retiens les mots. Tous ceux que tu ne dis jamais.
Ma paume s’aplatit sur sa poitrine, sous la chemise ouverte. La peau est chaude. Les côtes, solides. Et sous elles, le cœur. Un galop sauvage, affolé.
— Et ici… le séisme.
Il ferme les yeux. Un gémissement étouffé, rauque, déchirant, lui échappe. Il est nu. Pas par l’absence de vêtements. Par ce que je vois. Par ce que je dis. Il est l’œuvre en tension. Le bloc de marbre aux veines secrètes, prêt à se fendre.
Ses mains se referment sur mes hanches. Ce n’est pas la voracité de la réserve. C’est une intention différente. Sacrée. Inéluctable. Il me soulève. Mes jambes s’enroulent autour de sa taille. Il me porte jusqu’au grand établi de bois massif. D’un geste large, doux et implacable, il balaie tout ce qui s’y trouve. Ciseaux, maillets, esquisses volent, tombent avec un bruit de catastrophe sur le sol bétonné.
Il m’allonge sur le bois nu, poli par des années de travail. La surface est dure, froide, absolument réelle sous mon dos. Il se penche sur moi. Ses bras encadrent ma tête. Son corps forme une voûte au-dessus du mien. Une cage. Un sanctuaire.
— Et toi, Jade ? Si je suis la matière… qui es-tu ?
Son souffle est chaud sur mes lèvres. Je sens chaque particule d’air qu’il expire.
— Je suis le feu.
AdrienLe lendemain matin est une chape de plomb. Le silence de l’appartement haussmannien est étouffant, un silence de cathédrale laïque où chaque bruit le claquement de la porte du placard, le grésillement de la machine à café résonne comme une profanation.Claire est déjà partie. Sur la table de la cuisine, une note manuscrite, d’une écriture nette et assurée : « Réunion avancée. Ne m’attends pas pour dîner. À ce soir. C. » Rien de plus. Rien de moins. Elle vit dans l’efficacité, dans l’agenda, dans le mouvement perpétuel. Elle ne laisse pas de place aux questions oisives, aux « Comment as-tu dormi ? » qui, ce matin, m’auraient étranglé.Mon corps est un champ de bataille endolori. Des muscles douloureux là où je n’en avais pas conscience. Une ecchymose à la hanche, souvenir du bois dur de l’atelier. Et sur la peau, l’odeur persistante de poussière, de sueur, et d’elle. Je me suis lavé longuement, furieusement, sous l’eau brûlante, mais elle est là. Incrustée. Comme une marque.Je
AdrienLa porte de l'appartement se referme derrière moi dans un soupir étouffé. Le bruit est absorbé instantanément par les épais tapis persans et les hauts plafonds moulurés. Ici, le silence a une qualité différente. Il n'est pas vide, comme dans l'atelier de Jade. Il est plein. Plein d'attentes, de choses acquises, de non-dits soigneusement rangés.— Tu es en retard.La voix de Claire fuse du salon, neutre, précise, sans reproche apparent, simple constat. Elle est assise dans le fauteuil Empire, près de la cheminée de marbre froid. Une lampe Tiffany projette une lumière dorée et tamisée sur le dossier qu'elle annote avec un stylo en laque noire. Elle ne lève pas les yeux.— Une urgence au bloc qui s'est prolongée, dis-je.Ma propre voix me semble étrangère, trop calme, trop lisse. Le mensonge coule, huilé, de mes lèvres. Il a le goût de la poussière de l'atelier.— Je t'ai fait réchauffer le dîner par Martine. Il est au four.— Merci. Je n'ai pas très faim.Enfin, elle lève la tête
JadeNous nous effondrons, enchevêtrés, haletants, sur le bois dur et impitoyable. Le silence qui suit est lourd, palpable, chargé des échos de ce qui vient de se briser et de naître. Je sens les battements désordonnés de son cœur cogner contre les miens. Sa sueur se mêle à la mienne sur nos peurs.Plus tard, beaucoup plus tard, quand nos membres ont retrouvé un semblant de solidité, nous nous réfugions sur le vieux canapé défoncé, enveloppés dans une couverture grise qui sent la poussière, l’huile de lin, et nous – ce mélange unique et désormais indélébile. Nos corps luisent d’un fin film de sueur qui refroidit, faisant naître des frissons. Nos vêtements gisent parmi les outils, symboles parfaits de nos vies éparpillées, mêlées au chaos créateur.Ses doigts tracent des chemins invisibles sur ma peau, du bout des doigts. Des lignes d’énergie, des cartographies du nouveau monde qu’il vient de découvrir. Il suit la colonne vertébrale, le contour de l’omoplate, la courbe d’une côte, comm
JadeJe murmure en l’attirant contre moi, mes lèvres frôlant la coque de son oreille, puis la tempe où bat une artère folle.Le feu qui fait craquer la glace. Qui fait fondre l’acier. Qui révèle la forme cachée sous la surface lisse.Un frisson, presque violent, parcourt son corps. Nos souffles se mêlent, chargés d’une attente électrique. Puis, nos bouches se rencontrent.Ce baiser n’a rien à voir avec les autres. C’est une fusion. Une reconnaissance mutuelle, cellule par cellule. Sa bouche sur la mienne n’est pas conquête, c’est acquiescement, adhésion totale. Sa langue cherche la mienne, non pour dominer, mais pour se mêler, se perdre, explorer chaque recoin avec une lenteur exaspérante et délicieuse. Le goût de lui , café, un reste de vin rouge, et cette essence unique, salée et chaude est familier et pourtant nouveau, plus profond, plus vrai. Un goût de vérité volée, de risque accepté. Nos dents s’entrechoquent doucement, nos lèvres se succionnent, se mordillent avec une faim qui
ADRIENLa soirée à la maison est un exercice de haute torture.Claire parle. Sa voix est un ruisseau clair, froid, prévisible. Elle parle de réception, de robe, de protocole. Je vois ses lèvres bouger. Je n’entends que le souvenir du gémissement de Jade. Je vois son visage lisse. Je ne vois que les yeux verts noyés de désir dans la pénombre de la réserve.Mon téléphone vibre à ma hanche pendant le dessert. Une décharge électrique.Un message. Une adresse. Un code.Mon poing se serre autour de la fourchette. Les jointures blanchissent. La nappe est en lin parfait. Le cristal scintille. Tout est ordre. Tout est glacé. Et moi, je suis un volcan en fusion.— Quelque chose ne va pas, Adrien ?Sa voix me transperce. Son regard, acéré comme un scalpel, se pose sur moi.— Une fatigue. L’installation. Plus complexe que prévu.Le mensonge sort, huilé, parfait. Elle hoche la tête, déjà ailleurs. Elle ne voit pas la fissure. Elle ne voit pas l’homme qui va tout dynamiter pour une heure de vérité
JADEUne semaine.Une semaine où chaque seconde est une chute libre, une attente vertigineuse. Une semaine où je deviens étrangère à moi-même, spectatrice de ma propre folie. Mes doigts, habitués à modeler la matière, tremblent sans raison. La nuit, le goût de lui revient, fantôme obsédant sur mes lèvres. Le jour, je fixe mon téléphone, cet objet muet qui tient ma vie en suspens.Mercredi arrive, sec et froid comme un couperet. L’installation.ADRIENLa galerie est un désert blanc et aseptisé où sa sculpture, une forme organique et tourmentée en béton poli, trône comme une météorite tombée d’un autre monde. Mon monde. L’air sent la poussière et le néon, l’odeur stérile de tout ce qui m’entoure.Elle est là. En jean et pull-over large, les cheveux relevés en un désordre qui me serre la gorge. Elle donne des instructions. Sa voix est neutre. Elle ne me regarde pas. Pas encore.Nous jouons la comédie. Poignées de main. Discussions sur l’éclairage. Chaque mot est un glaçon que je pose ent







