LOGINMara
La nuit a été une longue veillée funèbre. Chaque ombre dans la chambre prenait sa silhouette. Chaque craquement du parquet était son pas. Je me suis blottie contre Lucian, cherchant la chaleur rassurante de son corps, mais même dans ses bras, je sentais le froid d'Elias sur ma peau. Le petit caillou plat, strié de blanc, dansait derrière mes paupières closes. Un souvenir transformé en arme.
Au petit matin, des agents de police sont venus. Polis, efficaces, désincarnés. Ils ont écouté mon récit, noté les détails de la voiture noire, de l'intrusion dans le jardin. Ils ont promis de patrouiller dans le quartier. Ils ont prononcé les mots "ordonnance d'interdiction" avec une routine qui m'a glacée. Pour eux, c'était un dossier. Pour moi, c'était ma vie qui se fissurait.
Après leur départ, un silence de plomb s'est abattu sur la maison. Lucian était assis dans son fauteuil, le visage fermé. Je voyais la tension dans sa mâchoire, l'impuissance qui roidissait ses épaules. Il luttait contre un ennemi qu'il ne pouvait pas affronter physiquement, et cette injustice le dévorait.
— Ça va aller, maintenant, a-t-il dit, comme pour se convaincre lui-même.
Je n'ai pas répondu. Je savais, viscéralement, que rien n'allait. Que les mots des policiers étaient un bouclier de papier face à un ouragan.
La journée s'est traînée, lourde et étouffante. J'essayais de travailler, de me perdre dans mes dessins, mais mes mains tremblaient trop. Le trait était hésitant, brouillé. L'encre se répandait en taches informes, comme du sang sur du papier.
En fin d'après-midi, la sonnette de la porte d'entrée retentit, stridente dans le silence. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Lucian et moi échangeons un regard. Les policiers ? Un livreur égaré ?
Je marche jusqu'à la porte, le corps raide. Je jette un coup d'œil par l'œil-de-bœuf.
Et le monde s'arrête de tourner.
C'est Naëlle.
Elle est là, sur le perron, vêtue d'un manteau élégant, son visage parfait encadré par des boucles soyeuses. Mais son masque de sérénité est fissuré. Ses yeux sont rougis, son fard à paupières légèrement étalé. Elle a l'air échevelée, vulnérable. Dangereuse.
— Mara ! Ouvre-moi, s'il te plaît ! crie-t-elle à travers la porte, sa voix brisée par les sanglots.
Mon instinct me hurle de ne pas bouger. Mais c'est ma sœur. La fille qu'Elias a épousée pour sauver. La raison pour laquelle tout a commencé.
Je déverrouille la porte et l'ouvre lentement.
— Naëlle ? Qu'est-ce qui se passe ?
Elle se jette presque sur moi, m'agrippant les avant-bras, ses doigts froids comme la mort.
— Il est parti, Mara ! Elias est parti !
Les mots me frappent de plein fouet. Parti ? Mon esprit vacille. Est-ce une ruse ? Une nouvelle tactique ?
— Qu'est-ce que tu veux dire, 'parti' ? balbutié-je en reculant, me dégageant de son étreinte.
— Il a fait sa valise ce matin. Il a dit… il a dit qu'il avait des choses à régler. Qu'il ne pouvait plus faire semblant. — Elle éclate en sanglots, son corps élancé secoué de tremblements. — Il ne répond plus à son téléphone. Personne ne sait où il est !
Elle s'effondre sur la chaise du hall, enfouissant son visage dans ses mains. Je reste debout, pétrifiée, à la regarder. Une émotion complexe et laide naît en moi. Ce n'est pas de la pitié. C'est un soulagement sauvage, coupable, suivi d'une angoisse immédiate.
S'il a quitté Naëlle… S'il n'a plus de liens…
— Il est venu ici, hier soir, dis-je, ma voix atone.
Naëlle relève la tête, ses yeux noyés de larmes s'écarquillent.
— Quoi ?
— Il était dans le jardin. Il nous regardait, Lucian et moi. Il m'a suivie plus tôt. Il m'a menacée.
Les mots sortent, froids et durs. Je vois la compréhension, puis l'horreur, s'emparer de son visage.
— Non… murmure-t-elle. Non, ce n'est pas possible. Il ne ferait pas ça. Il…
— Il l'a fait, Naëlle. Il est obsédé. Et s'il t'a quittée, c'est qu'il se sent libre d'agir.
La réalisation la frappe de plein fouet. Elle blêmit, ses lèvres tremblent. Puis, son expression change. La détresse se mue en quelque chose de plus acéré, de plus venimeux. Elle se lève, son regard balayant l'entrée, le salon où Lucian est assis, silencieux, témoin de toute la scène.
— C'est de ta faute, crache-t-elle soudain, en pointant un doigt accusateur vers moi. Tout ça, c'est de ta faute ! Tu n'as jamais pu supporter que j'aie quelque chose que tu n'avais pas ! Tu as toujours été là, dans l'ombre, à le regarder avec tes yeux de chienne battue !
— Naëlle ! la voix de Lucian, coupante comme un glaive, résonne dans le hall. Taisez-vous.
Elle l'ignore, ses yeux brillants de haine rivés sur moi.
— Tu as toujours voulu ce qui était à moi ! Tu as dû lui faire du gringue, lui passer des messages, je ne sais quoi ! Tu as détruit mon mariage !
La colère, enfin, brise la chape de glace qui m'enserrait. Elle monte en moi, brûlante, purificatrice.
— Ton mariage ? ricassé-je, avançant d'un pas. Ton mariage était un arrangement pour étouffer un scandale ! Il t'a épousée par devoir, pas par amour ! Il me l'a dit en face !
La gifle est soudaine, violente. Sa paume s'écrase contre ma joue avec un bruit sec qui résonne dans la maison. La douleur explose, vive, cuisante. Je porte la main à ma joue, sidérée.
— Ça suffit ! tonne Lucian, et je n'ai jamais entendu une telle fureur dans sa voix.
Mais Naëlle n'a pas fini. Elle se penche vers moi, son visage déformé par une rage que je ne lui ai jamais connue.
— Tu crois qu'il veut de toi ? Toi, la fille effacée qui s'est mariée par dépit avec un infirme ? Il veut ce qu'il ne peut pas avoir, c'est tout ! Et quand il en aura assez de toi, il te jettera comme un vieux chiffon ! Tu n'es rien, Mara ! Rien !
Ses mots sont des couteaux. Ils visent juste. Ils touchent toutes mes peurs, tous mes doutes. La femme effacée. Le mariage par dépit. L'infirme. Chaque syllabe est calculée pour infliger le maximum de dégâts.
Je ne recule pas. Je la regarde droit dans les yeux, la joue en feu, le cœur battant à tout rompre.
— Sors de chez moi, dis-je d'une voix basse, mais qui ne tremble plus.
— Avec plaisir. Profite de ta victoire. Elle ne durera pas.
Elle se redresse, ajuste son manteau d'une main tremblante, et tourne les talons. Elle sort, claquant la porte derrière elle avec une force qui fait trembler les murs.
Le silence retombe, lourd, chargé des éclats de verre de nos vies brisées. Je reste immobile, la joue brûlante, les oreilles bourdonnantes de ses insultes.
Lucian me regarde, son visage est pâle, ses poings serrés sur les accoudoirs de son fauteuil.
— Elle a tort, Mara. Sur tous les points.
Je ferme les yeux. Les mots de Naëlle résonnent, se mêlent à ceux d'Elias. Tu as besoin de moi. Tu n'es rien. Un chœur de damnation.
Je me dirige vers la baie vitrée, celle par laquelle il nous observait la veille. Le jardin est vide. Paisible. Mais la paix a été violée.
Elias a quitté Naëlle. Il n'a plus rien qui le retienne. Plus aucune limite.
La gifle de ma sœur sur ma joue est une brûlure.
Mais la peur qu'Elias soit libre est une fournaise.
Je me retourne pour faire face à Lucian. Dans ses yeux, je vois l'amour, la détermination, mais aussi la terrible réalité de notre situation.
— Il va revenir, Lucian. Maintenant qu'il n'a plus de raison de se cacher.
Il me regarde, et dans le silence qui s'installe, je vois qu'il le sait aussi.
La bataille n'est plus imminente.
Elle est là.
Et nous sommes en première ligne.
MaraLa logique de ses mots peine à traverser le brouillard. Sebastian pose une main légère sur mon épaule.—Écoutez-la, Mara. Je reste. Je vous promets de vous appeler au moindre changement.Je finis par hocher la tête, vaincue par l’adrénaline qui se retire, me laissant tremblante et vidée. Édith me conduit dans une chambre simple, propre, impersonnelle. Elle me tend un peignoir et m’indique la salle de bains.—Je déposerai des vêtements propres devant la porte.L’eau de la douche est brûlante. Elle lave le sang séché sur mes mains, mes bras, dans le creux de mes ongles. L’eau qui coule dans le siphon est rosée, puis claire. Je frotte jusqu’à ce que ma peau soit rouge, mais je ne me sens pas propre. L’image est incrustée : Lucian qui tourne, qui prend l’impact, le choc sourd du bronze sur le crâne de Raphaël. Je m’accroupis sous le jet, laissant l’eau mêlée à mes larmes silencieuses couler sur mon visage.En sortant, je trouve un jean et un pull simples, doux. Je m’habille mécanique
MaraPuis il se tourne vers moi, son regard tombe sur mes mains rouges, sur mon visage inondé de larmes que je ne sensait même pas couler.—Mara. Vous êtes blessée ?—C’est son sang, dis-je.Il hoche la tête, une lueur de respect fugitive dans ses yeux. Les deux hommes installent Lucian sur un brancard pliant. Il gémit quand ils le soulèvent. Ses yeux me cherchent.—Mara.—Je suis là. Je te suis.Sebastian met une main sur mon bras pour m’arrêter.—La voiture est blindée. Vous montez avec lui. On nettoie ici. On ne peut pas rester. Ce n’était qu’un premier test.Un test. La vie de Lucian, un test.Je monte dans le véhicule sombre, à l’arrière, à côté du brancard où Lucian, sous une couverture de survie, a les yeux fermés, sa main cherche la mienne. Je la prends. Elle est froide.Le moteur démarre. Nous quittons notre maison, notre prison, notre piège. Par la vitre teintée, je vois Sebastian donner des ordres devant la porte défoncée.La marée est arrivée. Elle a tout emporté. La maiso
MaraLa journée s’étire, molle et menaçante. Une corde trop tendue qui vibre d’un silence mauvais. Lucian s’agite, range des dossiers déjà en ordre, vérifie pour la troisième fois le système d’alarme. Son mouvement perpétuel est un contrepoint à mon immobilité de statue. Je suis assise près de la baie vitrée, je regarde le jardin sans le voir. Je compte les secondes. Je les sens s’écouler, lourdes, comme les grains de sable de mon cauchemar.Lucian passe derrière moi, pose une main sur mon épaule.—Tu veux du thé ?—Non.—Il faut manger quelque chose.—Plus tard.Sa main serre légèrement,puis s’en va. Il déteste cette impuissance. Moi aussi.La première détonation est un craquement sec, un coup de marteau géant frappant la porte d’entrée en chêne. Le bois ne se brise pas, il tremble sur ses gonds. Le son résonne dans mes os avant d’atteindre mes oreilles.Le temps se déchire.Lucian est déjà en mouvement, un animal surgi du repos. Il me regarde, ses yeux bleus réduits à deux points de
MaraLe soir tombe sur une maison trop silencieuse.Le départ de Naëlle a laissé un vide qui n’est pas seulement physique. C’était une présence, un bruit, une fragilité à protéger. Maintenant, il n’y a plus que Lucian et moi. Et l’attente.Nous dînons dans un silence presque complet. Le cliquetis des couverts sur la porcelaine est assourdissant.— C’était la bonne chose à faire, dit enfin Lucian, comme pour se convaincre lui-même.— Je sais.— Alors pourquoi est-ce que j’ai l’impression de l’avoir envoyée au front pour notre propre salut ?Je lève les yeux vers lui. La fatigue et le doute ont creusé son visage.— Parce que c’est un peu vrai. Nous la mettons à l’abri, mais nous nous mettons aussi, nous, en première ligne. Seuls.Il tend la main à travers la table. Je la saisis.— Nous ne sommes pas seuls. Nous sommes ensemble. C’est différent.— Est-ce que c’est assez ? murmuré-je, laissant enfin filtrer la peur que je retiens depuis des semaines. Contre ce qu’il est ? Contre cette… ce
MaraLes jours qui suivent ont la consistance étrange du sursis. Une clarté trop vive, un calme trop profond. Chaque rire de Naëlle sonne comme un défi, chaque geste tendre de Lucian comme un rempart que nous érigeons à la hâte. Nous vivons dans le verre dépoli d’une accalmie, voyant les ombres déformées, mais pas leur source.Naëlle reprend des couleurs. Elle parle de recommencer des études, de trouver un petit appartement. Son avenir, soudain, a un goût. Elle ne mentionne plus Elias. Son nom est devenu un mauvais rêve dont on se réveille en sueur, mais qu’on s’empresse d’oublier au petit-déjeuner.Lucian, lui, ne l’oublie pas. Je le vois à ses silences soudains, à la façon dont son regard se perd parfois vers l’horizon, calculant, évaluant. Il passe des heures dans son bureau, derrière des écrans. Il ne me dit pas ce qu’il fait. Je ne demande pas. C’est notre pacte tacite : il fortifie les murs, je tiens le cœur de la place.Moi, je tiens. Je souris. Je fais des plans avec Naëlle. J
MaraLa voiture roule vers la maison, mais le silence à l’intérieur est plus lourd que le ciel gris au-dehors. Lucian conduit, ses mains fermes sur le volant adapté, son profil durci par la lumière blafarde. Il n’a pas dit un mot depuis le parc. Pas depuis que le dos d’Elias a disparu derrière les arbres, emportant avec lui la menace explicite, la promesse glaçante.Tu vas baisser la garde… Et ce jour-là, je serai là.Les phrases tournent en boucle dans ma tête, une mélodie toxique. Je regarde par la vitre, les maisons, les boutiques, les gens qui vivent leur vie normale, inconscients de la faille qui vient de s’ouvrir sous nos pieds. Nous avons obtenu ce que nous voulions. Naëlle est libre. Les dettes sont effacées. La trêve est signée.Alors pourquoi est-ce que je me sens comme si je venais de signer un pacte avec quelque chose de bien plus sombre ?La victoire a le goût de la cendre. De la cendre froide.Lucian gare la voiture dans l’allée. Il coupe le moteur. Le silence s’installe







