로그인Eléni
Neuf heures sept. Mes doigts serrent la poignée de mon sac de voyage, si fort que mes jointures blanchissent. J'ai dit à ma mère que je partais pour un stage de cuisine en Italie. Un mensonge qui m'a brûlé la langue. J'ai embrassé Nikos, pâle et silencieux, en lui murmurant que tout irait bien. Un autre mensonge.
Une berline noire et luisante, discrète et sinistre, est garée en face du Kyrios. L'un des hommes de la veille, impassible, me fait signe d'entrer. Je jette un dernier regard au restaurant, à la lumière du matin qui caresse les murs de pierre. Mon cœur se brise en mille morceaux.
Le trajet est un silence oppressant. Nous quittons le dédale familier de Plaka, gravissons les collines jusqu'à la Riviera. Les maisons deviennent des villas, puis des forteresses. La voiture s'engage entre de hauts murs, passe une grille qui se referme dans un grincement métallique. Un bruit de prison.
Et puis, la maison apparaît.
Ce n'est pas une maison. C'est un manifeste de puissance. Un palais moderne de marbre blanc et de verre, accroché à la falaise, surplombant la mer Égée d'un bleu hypnotisant. D'une beauté à couper le souffle. Et d'une froideur absolue.
La porte principale s'ouvre avant que nous n'arrivions. Une femme d'un certain âge, vêtue d'une tenue sobre, s'incline légèrement.
—Je suis Daphné, la gouvernante. Maître Markos vous attend sur la terrasse.
Je la suis, mes pas résonnant sur le sol poli. L'intérieur est vaste, épuré, rempli d'œuvres d'art qui crient le prix exorbitant. Aucune chaleur. Aucune vie. Juste une perfection glaciale.
Il est là.
Léandros Markos, debout contre la balustrade, dos à moi, contemplant l'immensité. Il porte un pantalon sombre et une chemise blanche, les manches relevées sur ses avant-bras musclés. Il se retourne lentement. Le soleil accroche les stries d'argent dans ses cheveux noirs. Son regard gris me déshabille, plus intense encore que la veille.
— Eléni. Tu es à l'heure.
Sa voix est calme, mais elle porte le poids de l'autorité. Celle de quelqu'un qui n'a jamais douté de mon obéissance.
— Je n'avais pas le choix, je lance, incapable de cacher l'amertume dans ma voix.
— Nous avons tous des choix. Tu as choisi la vie de ton frère. C'est un choix noble.
Il fait un pas vers moi. L'air semble se raréfier.
— Daphné te montrera tes appartements. Tu y trouveras une garde-robe. Brûle tes vieux vêtements. Ils sentent la friture et la pitié.
La colère monte en moi, chaude et salvatrice.
—Mes vêtements sentent mon père et mon travail ! C'est qui je suis !
Un sourire cruel étire ses lèvres.
—Non. Qui tu étais. À partir de maintenant, tu es à moi. Ton corps, ton temps, ton souffle. Tout m'appartient.
Il se rapproche encore, assez pour que je sente la chaleur qui émane de lui, le léger parfum du cuir et du santal. C'est une violation, cette proximité. Mon corps se tend, une alchimie étrange et détestable de peur et… d'autre chose. Quelque chose de primitif et d'attirant que je me hais de ressentir.
— Pourquoi moi ? Pourquoi tout ça ? chuchoté-je, ma voix trahissant ma frayeur.
Sa main se lève, et il effleure une mèche de mes cheveux. Un geste presque tendre, mais ses yeux sont des lames.
—Parce que tu brilles, Eléni. Comme un feu dans l'obscurité. Et moi, je collectionne les choses rares. Je les possède. Et j'éteins leur lumière si elles menacent de m'aveugler.
Ses doigts se referment doucement sur ma mèche de cheveux, un peu trop fermement. Une prise symbolique.
—Les règles sont simples. Tu ne quittes pas la propriété sans moi. Tu réponds à mes questions avec la vérité. Tu viens à moi quand je l'exige. En échange, ton frère respire. Comprends-tu ?
Je ferme les yeux un instant, luttant contre les larmes de rage et d'impuissance. La mer, si belle, si libre, n'est qu'un décor derrière les barreaux invisibles de cette cage.
— Je comprends, je finis par murmurer.
— Bien.
Il relâche ma mèche de chevreuil.
—Ce soir, nous dînons ensemble. Huit heures. Sois prête.
Il se détourne, retournant à sa contemplation de la mer, me renvoyant aussi facilement qu'il m'a accueillie. La conversation est terminée.
Je suis Daphné dans un couloir interminable jusqu'à une suite somptueuse. La pièce est immense, avec une vue à couper le souffle sur la mer. Le lit est vaste, fait de soie et de bois précieux. Sur le lit, sont étalées plusieurs robes. Des créations de couturiers, des tissus qui coûtent plus cher que le loyer annuel du Kyrios.
Daphné sort sans un mot, refermant la porte derrière elle. Je m'approche du lit et prends une des robes, une tenue d'un rouge sang, en soie sauvage. Le tissu est d'une douceur diabolique entre mes doigts.
Je me tourne vers le miroir. Mon reflet me semble pâle, effrayé. Une intruse.
Et pourtant, alors que je serre la robe rouge contre moi, une étincelle s'allume au fond de mes yeux dans le miroir. Une étincelle qui n'est pas de la soumission.
Il veut éteindre ma lumière ? Qu'il essaie.
Il possède mon corps, peut-être. Mais ma volonté… C'est une guerre. Et elle ne fait que commencer.
EléniUne semaine s'est écoulée. Une semaine de silence tendu, de regards lourds de sens, de nuits agitées où je revois les flammes des braseros danser dans ses yeux. Il a respecté sa parole : il ne m'a pas touchée. C'est une torture bien plus raffinée.Ce matin, il a annoncé que nous sortions. Une bouffée d'espoir insensée m'a envahie. Voir autre chose que ces murs, ces visages de domestiques impassibles.L'espoir a été de courte durée.La voiture nous a conduits non pas dans les rues animées d'Athènes, mais sur l'Acropole, après les heures d'ouverture au public. Les touristes étaient partis. Seul le vent murmurait entre les colonnes brisées.Nous sommes seuls, au sommet du monde, devant le Parthénon. La pierre ancienne, baignée par la lumière dorée du crépuscule, est d'une beauté à vous couper le souffle. C'est le cœur battant de ma Grèce. Et il me l'offre en cage privée.— Ils construisaient pour les dieux, dit Léandros, debout à mes côtés, les mains dans les poches de son manteau.
EléniLa terrasse est baignée d'une lumière lunaire qui argenté la mer. Des braseros flambent à intervalles réguliers, projetant des ombres dansantes sur le marbre. Leur chaleur est une illusion, elle ne pénètre pas le froid qui s'est installé en moi.Léandros m'a fait porter une robe noire, longue, fendue sur le côté. Un tissu fluide qui épouse mes formes comme une main possessive. Un collier de diamants, froid et lourd, entoure mon cou. Son collier. Je me sens parée pour un autel.Il est déjà là, debout près de la balustrade, un verre à la main. Il se retourne à mon approche. Ses yeux, dans la pénombre, sont deux braises ardentes.— Tu es magnifique, dit-il simplement.Les mots ne sont pas un compliment. C'est une constatation. Comme on admire un tableau que l'on vient d'acheter.Je m'assois sans un mot. Le dîner est servi, un festin silencieux. Le vin est un rouge profond, presque noir. Je bois une gorgée, puis une autre, cherchant son feu liquide pour réchauffer ma froideur intéri
EléniLes jours se sont fondus en une seule, longue et étouffante éternité. La villa est ma géhenne dorée. Chaque pièce parfaite, chaque vue imprenable, est un rappel de mon emprisonnement. Je suis un oiseau dans une volière de verre et de marbre, et Léandros est le faucon qui tournoie inlassablement au-dessus de moi.Il n’a pas tenté de me toucher à nouveau depuis ce dîner. Non, sa méthode est plus insidieuse. C’est une guerre d’usure.Il exige ma présence à chaque repas. Il me questionne sur mon enfance, sur mon père, sur les recettes du Kyrios. Il veut s’immiscer dans mes souvenirs, les souiller de sa présence. Je réponds par des monosyllabes, gardant mes trésors cachés. Mais il est patient. Il creuse.Ce matin, je me suis réfugiée dans la bibliothèque, une pièce immense aux étagères montant jusqu’au plafond, remplie de livres rares qui sentent le vieux papier et le savoir. Un semblant de paix. J’ai pris un livre de poésie grecque ancienne, cherchant une échappatoire dans les mots
EléniLa robe rouge est une seconde peau, une armure de soie qui moulre chaque courbe que je préférerais cacher. Elle est d'une beauté obscène. Daphné a insisté pour m'aider à la mettre, ses doigts froids et efficaces contre mon dos nu. Maintenant, je me tiens devant le miroir de la suite, et une étrangère me regarde. Une prisonnière parée pour le sacrifice.Huit heures sonnent, un carillon discret et lointain qui semble glacer l'air. Je descends l'escalier en colimaçon, ma main tremblante sur la rampe de marbre froid. Chaque pas est un effort. Chaque battement de cœur résonne comme un tambour de guerre dans ma poitrine.La salle à manger est un temple moderne. Une table en ébène, si longue qu'elle semble s'étirer jusqu'à l'infini, est dressée avec une précision chirurgicale. Des couverts en argent, des cristaux qui captent la lumière des bougies. Et au bout, lui.Léandros est assis, décontracté, un verre de whisky à la main. Il ne porte pas de veste, sa chemise blanche est ouverte au
EléniNeuf heures sept. Mes doigts serrent la poignée de mon sac de voyage, si fort que mes jointures blanchissent. J'ai dit à ma mère que je partais pour un stage de cuisine en Italie. Un mensonge qui m'a brûlé la langue. J'ai embrassé Nikos, pâle et silencieux, en lui murmurant que tout irait bien. Un autre mensonge.Une berline noire et luisante, discrète et sinistre, est garée en face du Kyrios. L'un des hommes de la veille, impassible, me fait signe d'entrer. Je jette un dernier regard au restaurant, à la lumière du matin qui caresse les murs de pierre. Mon cœur se brise en mille morceaux.Le trajet est un silence oppressant. Nous quittons le dédale familier de Plaka, gravissons les collines jusqu'à la Riviera. Les maisons deviennent des villas, puis des forteresses. La voiture s'engage entre de hauts murs, passe une grille qui se referme dans un grincement métallique. Un bruit de prison.Et puis, la maison apparaît.Ce n'est pas une maison. C'est un manifeste de puissance. Un pa
EléniLe goût du sel et de l’huile d’olive est encore sur mes lèvres. Dans la cuisine du Kyrios, l’air est chaud, familier, bercé par le murmure des clients et le crépitement de la friture. C’est l’âme de mon père, ici. C’est tout ce qu’il me reste.Et c’est à ce moment précis que la porte s’ouvre, balayant d’un coup la chaleur et les sourires.Ils ne sont pas entrés en criant. Leur silence était bien plus terrifiant. Deux hommes, larges comme des portes, vêtus de costumes sombres qui ne dissimulaient pas la menace qui émanait d’eux. Ils se sont écartés, et lui est entré.Léandros Markos.Je n’avais jamais vu qu’une photo de lui, dans la presse économique. En personne, c’était une onde de choc. Grand, taillé dans le marbre et l’arrogance. Son regard, de ce gris orageux de la mer Égée avant la tempête, a balayé la salle avant de se poser sur moi. Il a traversé le restaurant comme une lame, indifférent au silence soudain qui s’était abattu.— Eléni Petrakis.Ma voix s’est coincée dans m