MasukJade
Le miroir de la chambre d'hôtel me renvoie une image étrangère. Une fille aux cheveux d'un châtain si pâle qu'il semble argenté à la lumière crue du néon. Ils tombent en vagues douces sur mes épaules, un cadre soyeux pour un visage trop fin, aux pommettes hautes et à la bouche fragile. Mes yeux, d'un vert pâle et liquide, paraissent immenses dans la pâleur laiteuse de mon teint. Mère disait toujours que j'avais l'air d'une porcelaine de Sèvres, précieuse et facile à briser.
Ce soir, je me sens plus fragile que jamais.
Le corps que je vois dans le reflet est longiligne, presque androgyne dans sa minceur. Des épaules étroites, une cage thoracique saillante sous la soie noire de ma chemise de nuit. Une silhouette de sylphe, disaient les photographes avec une condescendance mielleuse. Le genre de beauté qui inspire un désir de possession, ou de destruction.
Les mots de Raven résonnent encore en moi. « À deux, c’est nous qui tenons le couteau. » Un frisson me parcourt l'échine, un mélange de terreur et d'excitation pure. Ses doigts sur ma main ont laissé une marque invisible, une brûlure qui persiste. Elle, avec ses yeux de glace et ses cheveux noirs de jais, coupants comme une lame. Elle m'a vue. Vraiment vue. Et au lieu de reculer, elle a avancé.
Je tourne le dos à mon reflet. Je ne veux plus être la porcelaine. Je veux être le couteau.
Raven
La chambre de Jade est l'exact opposé de la mienne. Là où je n'ai qu'un sac et un lit défait, elle a des valises en cuir, des flacons de parfum alignés sur la commode. Une apparence de normalité qui sent le désespoir aisé.
Elle se tient près de la fenêtre, son profil pâle découpé contre les néons de Soho. Ses cheveux couleur de cendre captent la lumière faible, comme une aura. Elle est belle d'une beauté qui donne envie de la salir, de lui prouver que le monde n'est pas aussi lisse que ses cheveux. Une proie. Mais ses yeux, quand elle se tourne vers moi, ne sont plus ceux d'une proie. Ils brillent d'une détermination nouvelle, aussi tranchante que la mienne.
— Alors ? On commence comment ? demande-t-elle.
Sa voix est plus ferme que la veille au café. Bon. La peur est toujours là, je la sens, mais elle est canalisée. Comme la mienne.
Je m'avance, laissant mon manteau tomber sur le sol. Je porte un simple débardeur noir et un jean. Mes cheveux, noirs et raides comme une chute d'encre, sont tirés en une queue de cheval sévère qui dégage mon visage aux angles marqués. Mon corps est différent du sien : plus musclé, plus dense. Des épaules capables de porter des coups, des bras qui savent se défendre. La maigreur de la misère, transformée en arme par la rage.
— On commence par arrêter de faire semblant, je dis.
Je m'arrête à quelques centimètres d'elle. Je suis légèrement plus grande. Je sens le léger parfum qu'elle porte, quelque chose de fleuri et cher, qui me donne envie de tousser.
— Ils veulent nous voir nues ? Ils veulent nous voir avoir peur ? Montrons-leur autre chose.
Ma main se lève, non pas pour la toucher, mais pour indiquer son reflet dans la vitre.
— Regarde-toi. Tu n'es pas fragile. Tu es un piège. Ta peau pâle, c'est de la soie pour attirer les doigts sales. Tes yeux, c'est de la glue. Ils se perdent dedans et ne voient pas le couteau qui arrive.
Je vois son reflet sourire, un petit sourire tordu.
— Et toi ?
— Moi, je suis le couteau.
Je pose enfin ma main sur sa hanche, à travers la soie fine de sa chemise. Elle sursaute, mais ne recule pas. Sa chair est chaude, vivante.
— Mais un couteau seul, on peut le voir venir. Un couteau caché dans de la soie… on ne le sent qu'une fois qu'il a déjà tranché.
Jade
Sa main sur ma hanche est lourde, réelle. Ce n'est pas le contact furtif et possessif des hommes de l'agence. C'est une prise de possession d'un autre ordre. Une revendication. La chaleur de sa paume traverse le tissu, se diffuse dans ma peau, chassant le froid qui m'habite depuis toujours.
Je me tourne pour lui faire face, brisant le contact avec mon reflet. Mes yeux verts plongent dans ses yeux noirs, des puits sans fond où je pourrais me perdre.
— Montre-moi, alors.
Ce n'est pas une question. C'est un défi. Une invitation.
Raven esquisse un sourire, le premier que je lui vois. Il n'a rien de joyeux. C'est un rictus de prédateur. Ses doigts se resserrent sur ma hanche, m'attirant vers elle. Notre respiration se mêle, rapide, saccadée.
— La peur, chuchote-t-elle, son souffle chaud sur mes lèvres. C'est une énergie. Il ne faut pas la fuir. Il faut la retourner. La leur renvoyer en pleine face.
Sa main libre remonte le long de mon bras, une caresse rude, presque une évaluation. Elle s'arrête sur la fine bretelle de soie de ma chemise de nuit.
— Tu as peur, maintenant ?
— Oui, j'avoue, la voix rauque.
— Moi aussi.
D'un geste vif, elle fait glisser la bretelle. Le tissu soyeux glisse le long de mon épaule, dénudant ma peau laiteuse. Un frisson me parcourt, mais je ne ferme pas les yeux. Je la regarde. Ses doigts effleurent ma clavicule, tracent un chemin brûlant jusqu'à la base de mon cou.
— La première fois qu'il m'a frappée, j'ai cru mourir, dit-elle, sa voix basse et monocorde. La deuxième fois, j'ai serré les dents. La troisième… j'ai commencé à compter. À compter les secondes. À savoir que ça finirait. Que j'étais plus forte que la douleur parce que je la comprenais.
Ses doigts se referment doucement autour de mon cou. Pas pour serrer. Pour sentir mon pouls affolé battre contre sa paume.
— Ta mère… elle t'a appris à être un objet. La mienne, elle est partie. Mon père m'a appris à être un sac de boxe. Nous, on va leur apprendre qu'on est des lames.
Elle approche son visage du mien. Nos fronts se touchent. Ses cheveux noirs forment un rideau autour de nous, nous isolant du monde.
— On va utiliser ce qu'ils convoitent pour les détruire. Ta beauté de fantôme. Ma brutalité de ruisseau. Ensemble.
Sa bouche trouve la mienne. Ce n'est pas un baiser de tendresse. C'est une morsure. Une collision. Une promesse écrite avec de la rage et de la salive. Je réponds avec la même furie, mes mains s'agrippant à ses épaules dures, mes doigts s'enfonçant dans le tissu de son débardeur. Je goûte son goût, un mélange de café et de fer. La peur se transforme en autre chose, en une énergie électrique qui court dans mes veines.
Quand nous nous séparons, haletantes, le monde a changé. La pièce est la même, mais l'air est différent. Lourd de notre pacte scellé.
Je recule d'un pas, ma chemise de nuit maintenant défaite, accrochée à mes coudes. Je la laisse tomber. Je reste là, nue, pâle et longue sous la lumière blafarde. Mais je ne baisse pas les yeux. Je la regarde, défiant, vivante, plus vivante que je ne l'ai jamais été.
— Alors, on leur montre ? je demande, ma voix retrouvant une force que je ne me connaissais pas.
Raven me détaille, des pieds à la tête. Son regard n'est plus celui d'un juge, ni d'un prédateur. C'est celui d'un forgeron qui admire son arme fraîchement trempée.
— On leur montre, confirme-t-elle.
Elle se baisse, ramasse son manteau et le jette sur ses épaules.
— Mais d'abord, on apprend à se battre. Pour de vrai. Pas comme des mannequins. Comme des survivantes.
Elle tend la main. Je la saisis. Sa paume est calleuse. La mienne est douce. Nos mains, si différentes, s'ajustent parfaitement. L'arme et le miroir. Le couteau et la soie. Et ce soir, dans le cœur corrompu de Londres, une nouvelle bête est née. Elle a deux paires d'yeux, deux cœurs qui battent à l'unisson, et une seule soif : celle du sang de ceux qui ont osé les blesser.
LeoJe regarde les photographies étalées sur mon bureau, et je ne peux détacher mon regard de celle de Jade. Elle est vêtue d'une robe blanche, presque vaporeuse, qui la fait ressembler à un ange tombé du ciel. Mais ses yeux... Ses yeux verts immenses ne supplient pas. Ils défient. Ils promettent une tempête sous cette surface calme. Une rage si pure qu'elle en devient magnétique.Je passe un doigt sur l'image, comme si je pouvais sentir la chaleur de sa peau à travers le papier glacé. Cette fragilité n'est pas de la faiblesse. C'est une arme. Et je suis le seul à pouvoir en apprécier la finesse, la complexité. Silas peut garder sa panthère sauvage. Moi, je veux l'ange guerrier. Celui dont la chute sera mon plus grand chef-d'œuvre.JadeLa réunion dans le bureau de Leo est un exercice de torture raffinée. Je sens son regard sur moi, constant, lourd. Ce n'est plus l'évaluation froide du businessman. C'est autre chose. Plus personnel. Plus dangereux.Quand nos yeux se croisent, un friss
RavenLe studio est un cercle de l'enfer réservé aux vanités. Un espace blanc, immense, inondé d'une lumière crue qui ne pardonne rien. Au centre, un fond de velours noir, un abîme destiné à absorber notre lumière, nos ombres, notre âme. C'est ici que nous allons nous vendre une fois de plus. Mais cette fois, ce sera différent.Je porte une robe de soie noire, fluide, qui colle à mes formes comme une seconde peau. Mes cheveux, d'un noir d'encre, sont libres, une cascade sauvage autour de mon visage. Giovanni, le photographe, tourne autour de moi comme un vautour nerveux. Il sent la tension. Il sait que cette séance n'a rien d'ordinaire.— Raven, ma chère, on va commencer doucement. Juste toi et la lumière. Montre-moi cette force sauvage. Cette… colère rentrée.Je l'ignore. Mon regard est fixé sur l'entrée. J'attends. Je l'attends.Quand Silas Krayton fait son entrée, l'air change. Il porte un costume trois pièces gris anthracite, d'une coupe parfaite qui souligne sa carrure de prédate
JadeL'invitation arrive dans une enveloppe de soie, lourde et cérémonieuse. Elle est déposée sur la table en verre de notre loft par un coursier silencieux qui disparaît avant même que nous n'ayons pu prononcer un mot. Raven la déchire, ses doigts fins et pâles contrastant avec le papier épais.— Un dîner. Chez eux. À Chelsea, annonce-t-elle, la voix neutre.Un frisson glacial me parcourt l'échine. Chelsea. Leur antre. Ce n'est pas une invitation, c'est une convocation. Après des semaines de relatif silence, les loups montrent à nouveau les dents.— On n'est pas obligées d'y aller, dis-je, sachant déjà la réponse.Raven lève les yeux, son regard noir est un puits de détermination.— Si. On y va. C'est là que le jeu se joue.La soirée arrive trop vite. La Bentley qui vient nous chercher est un cercueil roulant aux vitres teintées. Le trajet jusqu'à Chelsea se déroule dans un silence de plomb. Je me tiens raide sur la banquette de cuir, ma robe ivoire – un choix délibéré de pureté fact
Leo KraytonLa Bentley glisse dans la nuit londonienne, un poisson noir dans les eaux huileuses de la Tamise. Je regarde défiler les lumières de la ville, mais je ne les vois pas. Je vois leurs visages. Ces deux garces. Ces deux petites putes de luxe qui croient pouvoir jouer dans notre cour.— Elles deviennent ingérables, Silas. La noiraude, surtout.Mon frère, à mes côtés, roule un verre de cognac entre ses doigts. La colère émane de lui comme une chaleur malsaine.— La Raven ? Laisse-la moi. Je la briserai. Je la plierai jusqu’à ce qu’elle me supplie.Sa voix est un grognement. Il n’a pas digéré l’affront de la soirée. Moi non plus. Mais je vois plus loin que sa rage aveugle.— Ce n’est pas le but, frérot. Les briser, c’est gaspiller un investissement. Regarde les chiffres. La campagne « Nyx » a dépassé toutes nos prévisions. Elles valent de l’or. Un or qu’elles nous doivent.Je prends une longue bouffée de mon cigare, la fumée emplissant l’habitacle capitonné.— Le problème, c’est
RavenLes semaines suivant le casting de « Nyx » s’étirent, formant un étrange continuum où les frontières entre la performance et la réalité commencent à se brouiller. Nous sommes propulsées, c’est indéniable. Nos visages : son angélisme spectral, mon obscurité sauvage , s’affichent maintenant en double page des magazines. « Les sœurs de l’ombre », « Les visages de la nouvelle rébellion du luxe ». Les mots sont flatteurs, mais ils sentent le mensonge et la récupération. On nous a volé nos cicatrices pour en faire un argument marketing.Les séances pour « Nyx » sont des rituels épuisants, des exorcismes publics orchestrés par Giovanni, le photographe italien aux mains nerveuses et aux yeux trop brillants.— Jade ! Donne-moi cette fragilité qui tue ! Une rose avec des épines de rasoir ! Laisse-les voir la fêlure, cara ! Montre-leur à quel point il est dangereux de te désirer !—Raven ! Je veux voir la bête ! Pas l’apparence, la vraie ! Celle qui a survécu ! Lâche-la ! Crache ton venin
JadeLe studio sentait la sueur, le vernis à ongles et l'adrénaline. C'était le casting pour la campagne la plus convoitée de l'année : "Nyx", une marque de luxe au parfum d'ombre et de rébellion contrôlée. Une dizaine de filles, les meilleures de l'agence, se tenaient dans la pénombre, des guépards aux aguets dans leur tenue noire uniforme. Raven et moi étions parmi elles. Deux silhouettes complémentaires dans la pénombre. Moi, avec mes os saillants et ma pâleur de spectre, elle avec ses muscles tendus et son regard de braise.Leo et Silas Krayton étaient là, bien sûr. Assis à l'écart dans des fauteuils en cuir, ils observaient le défilé silencieux avec la décontraction des propriétaires d'un champ de courses. Leur présence était un rappel constant : ce casting n'était pas qu'une question de talent. C'était un test. Le premier depuis notre "partenariat".— Numéro 34. Jade.Ma gorge se serra. Je jetai un regard à Raven. Ses yeux noirs croisèrent les miens, un bref signe de tête, presq







