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LES FILLES DE LA TAMISE
LES FILLES DE LA TAMISE
Author: Déesse

CHAPITRE 1 : CICATRICES SOUS LE NÉON

Author: Déesse
last update Last Updated: 2025-12-02 20:55:54

Raven

La pluie frappe les vitres du taxi comme des aiguilles. De l’autre côté de la vitre, Londres défile, un tableau de lumières floues et de formes sombres. Les néons de Soho se reflètent sur l’asphalte mouillé, traçant des chemins de couleurs vives qui s’éteignent aussitôt. Je serre mon sac contre moi. C’est un geste réflexe. Une armure. À l’intérieur, mon book, mon passeport pour l’enfer. Et un couteau. Une autre sorte d’armure.

Le taxi s’arrête dans une rue étroite, devant une façade discrète, noire, marquée seulement d’un numéro en acier brossé. L’Agence. Un nom qui se veut neutre, comme pour mieux cacher la viande qui s’y vend. Je règle le chauffeur sans un mot et sors, laissant la chaleur moite du véhicule pour l’humidité glaciale de la nuit londonienne.

La porte s’ouvre sur un silence feutré. Un hall immense, aux murs de béton et au sol en béton ciré. Des portraits de filles au visage de marbre sont accrochés partout, leurs yeux vides semblent me suivre. L’air sent le parfum cher et la javel. Une femme en tailleur strict, sévère, s’avance. Son sourire est aussi faux que les cils qu’elle colle chaque matin.

— Raven, enfin. On vous attend. Suivez-moi.

Je la suis, mes talons claquant sur le sol, un bruit sec qui se perd dans l’immensité du lieu. Nous traversons des espaces ouverts où d’autres filles sont parquées, certaines s’étirant, d’autres fixant leur reflet avec une intensité mortuaire. Elles se jaugent, se toisent. Des louves dans une cage de verre et d’acier. Je les ignore. Je sais pourquoi je suis ici. Pas pour les amitiés. Pour survivre.

On me dirige vers un studio de casting. Une pièce blanche, aveuglante. Un homme, assis derrière une table, lève les yeux à mon entrée. Il a le regard fatigué et vorace à la fois.

— Alors, c’est la nouvelle? Déshabillez-vous. On veut voir la marchandise.

Ses mots sont crus, mais ils ne me blessent pas. Ils sont attendus. Mon père utilisait des mots différents, mais le sens était le même. Je suis une chose à évaluer, à utiliser. Je fais tomber mon manteau, puis ma robe. Je reste debout, en sous-vêtements, sous la lumière crue. La froideur de l’air sur ma peau est un rappel. Je ne claque pas des dents. Je ne baisse pas les yeux. Je fixe un point au loin, sur le mur blanc, et je m’évade. C’est une technique que j’ai perfectionnée. Mon corps est ici, offert, mais mon esprit est ailleurs. Loin.

— Tournez-vous.

J’obéis. Mes mouvements sont mécaniques. Je sens leurs yeux sur moi, sur la fine cicatrice que j’ai sur les côtes, un cadeau de mon père. Sur la fragilité que je cache sous une carapace de glace. Ils chuchotent. Des mots comme « potentiel », « look unique », « sale gamine ».

Soudain, la porte du studio s’ouvre, perturbant la sinistre litanie.

Une fille entre. Elle ne devrait pas être là. Elle est désorientée, son regard balayant la pièce avant de se poser sur moi. Sur nous. Tout sur elle crie la richesse et le désespoir. Des bottes en cuir souple, un manteau d’une coupe impeccable, mais ses yeux… Ses yeux sont des abîmes. Je les reconnais immédiatement. Ce sont les miens.

Le photographe gronde.

— Hors de là ! C’est un casting privé !

La fille recule, murmurant des excuses, mais son regard croise le mien une dernière fois. Ce n’est pas de la curiosité. C’est de la reconnaissance. Pure et simple. Elle voit la fissure en moi. Et je vois la sienne. C’est comme se regarder dans un miroir déformant, où l’on reconnaît la douleur, mais pas son origine.

Puis elle est partie. La porte se referme. Le sort est rompu.

— Habillez-vous, la gamine. On vous rappellera.

Je m’habille, mes doigts étrangement engourdis. La froideur habituelle me revient, mais elle est troublée. L’image de cette fille, de ses yeux, reste brûlée au fond de moi.

Plus tard, je me retrouve dans un café bruyant de Soho, serrant une tasse de thé entre mes mains pour retrouver un peu de chaleur. La pluie n’a jamais cessé. La vitre est embuée. Je sursaute quand une silhouette s’assoit en face de moi. C’est elle.

Elle ne dit rien d’abord. Elle me regarde, vraiment me regarde, sans le filtre évaluateur des autres. Son visage est d’une pâleur laiteuse, ses traits d’une finesse presque douloureuse.

— Je m’appelle Jade, dit-elle finalement. Sa voix est plus douce que je ne l’imaginais, mais avec une rauque sous-currente.

Je hoche la tête, lentement.

—Raven.

— Je… je suis désolée pour tout à l’heure. Je cherchais les toilettes.

— Ce n’est pas grave.

Un silence s’installe, chargé de tout ce que nous ne disons pas. Les bruits du café—les tasses qui s’entrechoquent, les rires forcés—semblent très lointains.

— Ils te font sentir comme de la merde, n’est-ce pas ? chuchote-t-elle en fixant sa propre tasse. Comme si tu n’étais rien. Comme si tu n’avais jamais été rien.

Ses mots me transpercent. C’est exactement ça. C’est la sensation que j’ai eue toute ma vie. Je ne réponds pas. Je n’ai pas besoin de le faire. Elle le sait.

— Ma mère, reprend-elle, les yeux toujours baissés. Elle me présentait à ses amis comme sa « plus belle création ». Sa poupée. Elle me louait pour des weekends, tu vois ? Pour impressionner ses amants. Pour montrer qu’elle avait une fille parfaite.

L’aveu est jeté sur la table, cru, sanglant. Ce n’est pas une question de confiance. C’est un besoin. Le besoin de dire à quelqu’un qui comprendra. Qui ne sera pas horrifié, mais qui hochera la tête, parce que l’horreur, c’est notre langage maternel.

Je lève les yeux vers elle. La bulle de silence autour de nous est presque tangible.

— Mon père, dis-je, ma voix étrangement calme. Il préférait les poings aux mots. Il disait que ça rendait les gens plus forts. Il a essayé de me rendre forte pendant des années.

Je vois son regard se poser sur ma joue, comme s’il cherchait la trace des coups. Il n’y en a plus. Elles sont ailleurs, plus profondes.

— On ne s’en sort jamais vraiment, n’est-ce pas ? murmure-t-elle. On apprend juste à mieux le cacher.

— Ou on apprend à s’en servir, je corrige.

Je tends la main et, avec une lenteur calculée, j’effleure le dos de sa main posée sur la table. Ce n’est pas une caresse. C’est une prise de contact. Une vérification. Sa peau est douce, mais je sens un frisson la parcourir. Un frisson qui n’a rien à voir avec le froid. Ses yeux se lèvent, écarquillés, un mélange de surprise et de… d’attente.

— Ils veulent de la marchandise ? Je souffle, me penchant légèrement vers elle. Ils veulent du spectacle ? Donnons-leur un spectacle qu’ils ne sont pas prêts d’oublier.

Je retire ma main. L’empreinte de mes doigts semble brûler sur sa peau. Elle respire plus vite. La peur est là, je la sens, je la goûte presque. Mais il y a autre chose. Une lueur. Une étincelle sombre qui s’allume au fond de ses yeux abîmés. C’est la même que la mienne. La rage.

— À deux, chuchoté-je, c’est nous qui tenons le couteau.

Elle ne dit pas oui. Elle ne dit pas non. Elle me regarde, et dans ce regard, je vois le pacte se sceller. Silencieusement. Irrévocablement. Le thé refroidit entre nous, mais une chaleur nouvelle, dangereuse et vitale, commence à naître dans la pénombre du café. Nous ne sommes plus deux filles perdues. Nous sommes une arme qui s’est trouvée elle-même. Et Londres, avec toutes ses ombres, ne sait pas encore ce qui l’attend.

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