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CHAPITRE 3 : L'ATTENTION DES CHIENS

Author: Déesse
last update Last Updated: 2025-12-02 20:56:51

Jade

La lumière était aveuglante, d'une blancheur clinique qui effaçait toute ombre, toute imperfection. Ou qui, au contraire, les exacerbait. Je sentais chaque grain de ma peau, chaque battement de cœur trop rapide sous les regards qui me déshabillaient. J'étais allongée sur un cylindre de plastique froid, un prétendu rocher pour une campagne de parfum sauvage. Ma robe, un simple voile de soie verte, se collait à mes jambes. On m'avait demandé de regarder l'objectif avec une expression de détachement éthéré. Ce n'était pas difficile. C'était mon visage de survivante.

De l'autre côté du studio, Raven tournait pour la même marque. On l'avait vêtue de cuir noir, ses cheveux de jais striés de mèches bleutées pour l'occasion. Tandis que j'incarnais l'élément Air, elle était la Terre. Brutale, ancrée, dangereuse. Son regard, même posé, avait la puissance d'un impact. Elle ne souriait pas. Elle toisait l'objectif, le défiant.

— Magnifique, Jade ! Laisse-toi porter, comme une feuille dans le vent ! lança le photographe.

Je cambrai légèrement le dos, laissant ma tête reposer en arrière, mes cheveux cendrés cascadant vers le sol. Un geste de soumission, d'abandon. Mais à l'intérieur, une nouvelle colonne vertébrale, faite de métal froid, se renforçait. Je n'étais plus la feuille. J'étais la lame que le vent porte.

La séance se termina dans un tonnerre d'applaudissements polis. On nous couvrit de robes de chambre, l'équipe se dispersa pour la pause. Raven et moi nous retrouvâmes près de la table du buffet, un étrange miroir l'une de l'autre : pâleur contre obscurité, soie contre cuir.

— Tu les as vus ? murmura-t-elle sans me regarder, en portant un gobelet d'eau à ses lèvres.

— Qui ?

— Les deux hommes dans l'ombre, près de la régie. Ils ne regardent pas les photos. Ils nous regardent, nous.

Un frisson me parcourut. J'osai un coup d'œil discret. Ils étaient là, effectivement. Deux hommes en costumes sombres qui coûtaient plus cher que tout ce que je possédais. Ils ne souriaient pas. Ils évaluaient. Le plus grand avait des cheveux gris fer et un visage taillé à la hache. L'autre, plus jeune, avait le regard d'un fauve, vif et insistant. Ils dégageaient une autorité qui n'avait rien à voir avec celle des directeurs artistiques. C'était une autorité qui prenait, qui possédait.

— Les Krayton, chuchota Raven, comme si elle lisait dans mes pensées. Les frères. Leo et Silas. La rumeur dit qu'ils ont des parts dans l'agence. Et dans tout le reste.

Leo, l'aîné aux cheveux gris, croisa mon regard. Il ne détourna pas les yeux. Il soutint mon regard avec une intensité qui me glaça le sang. Ce n'était pas un désir, c'était une revendication. Comme s'il venait de repérer un nouvel ajout à sa collection.

— Ils nous veulent, dis-je, la bouche sèche.

— Bien sûr qu'ils nous veulent, répliqua Raven, un sourire cynique aux lèvres. Nous sommes l'investissement parfait. Belle, brisée, et sans défense.

Elle posa sa main sur la mienne, sur la table. Sa peau était chaude, ses doigts fermes.

— Rappelle-toi l'entrepôt. On n'est plus sans défense.

Raven

Je les observais du coin de l'œil, ces deux chiens de garde du monde réel. Leo et Silas Krayton. Leurs noms se chuchotaient dans les couloirs de l'agence avec un mélange de crainte et de cupidité. Ils étaient les rois des ombres de cette ville, et leur attention était à la fois une malédiction et une opportunité.

Je vis le regard de Leo se poser sur Jade. Un regard de connaisseur, froid et calculateur. Il voyait la porcelaine, la fragilité qui excitait les prédateurs. Il ne voyait pas l'acier qui commençait à tremper en elle. Pas encore.

Silas, le cadet, me regardait, moi. Son regard était plus direct, plus bestial. Il voyait le défi dans mes yeux et semblait s'en amuser. Comme s'il se disait que ça serait plus drôle de me briser.

Ils s'avancèrent. Le studio sembla se vider autour d'eux, les petits rires et les conversations s'éteignant sur leur passage. Ils sentaient le pouvoir, un parfum lourd qui étouffait tout le reste.

— Mes compliments, mesdemoiselles, commença Leo, sa voix était un velours rugueux, usé par le cigare et les ordres donnés à voix basse. Le shooting est remarquable.

— Merci, répondit Jade, sa voix à peine plus qu'un souffle, mais elle ne baissa pas les yeux.

— Vous avez… une présence, enchaîna Silas, ses yeux plantés dans les miens. Une énergie. C'est rare.

— On apprend à survivre, rétorquai-je, tenant son regard.

Un sourire lent étira les lèvres de Silas.

— La survie, c'est une chose. La réussite, c'en est une autre. Nous pourrions vous aider à… réussir.

Leo sortit un étui à cigares, en offrit un à son frère qui le refusa d'un geste, puis en alluma un pour lui-même, prenant son temps.

— L'agence est un bon début, reprit-il en expirant une fumée âcre. Mais le vrai pouvoir est ailleurs. Dans les bons cercles. Les bonnes introductions.

Son regard glissa de Jade à moi.

— Nous donnons une petite réception, vendredi prochain, dans notre propriété de Chelsea. Discrète. Entre personnes… ambitieuses. Vous feriez sensation.

C'était un ordre, déguisé en invitation. Un premier test.

Jade me lança un regard rapide. Je vis la peur, mais aussi la détermination. La même qui bouillonnait en moi. C'était le piège. Le leur. Et le nôtre.

— Nous serons ravies de venir, répondis-je pour nous deux, un sourire poli et vide aux lèvres.

Leo hocha la tête, satisfait. Silas me dévisagea un instant de plus, comme s'il cherchait la faille. Il ne la trouverait pas. Nous les avions cachées trop profondément.

Ils s'éloignèrent, laissant derrière eux le parfum du cigare et du danger.

— C'est ça ? chuchota Jade dès qu'ils furent hors de portée de voix. Le premier pas ?

— C'est la porte d'entrée, corrigeai-je en serrant son bras. De leur monde. Et de notre vengeance. Ils veulent nous faire passer pour des trophées. Nous allons leur montrer ce que des trophées peuvent faire, quand elles décident de se venger.

Je regardai leurs dos disparaître. La chasse était ouverte. Et pour la première fois, les chasseurs ne savaient pas qu'ils étaient aussi le gibier.

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