J’émerge lentement d’un sommeil lourd, profond, sans rêve.
La première chose que je ressens, c’est la chaleur.
Pas celle d’un feu de camp ou d’un soleil estival, non. Une chaleur douce, enveloppante, presque maternelle. Un drap en lin froisse doucement ma peau. La lumière filtrée par les rideaux m’éblouit à peine. J’ai l’impression d’être… ailleurs.
Le silence est apaisant. Il n’y a plus les cris, les coups, les chaînes. Seulement un calme presque irréel. Je n’ose pas bouger, comme si un geste trop brusque pouvait briser cette paix.
Je tente de bouger. Mon corps est douloureux, mais les élancements ont perdu leur brutalité. Mes membres ne sont plus raidis par la peur, seulement engourdis. Ma bouche est sèche, mais pas poisseuse de sang.
Un coussin moelleux soutient ma tête. Je ne suis plus dans un cachot.
Je suis dans une chambre.
Une chambre chaleureuse, aux murs tapissés de pierre claire et de boiseries anciennes. Une cheminée éteinte, des plantes en pot, un fauteuil recouvert d’une couverture tricotée… Rien ici ne crie « prison ». Et pourtant, je suis toujours enfermée quelque part. Je le sens.
Mais cette pièce a une âme. Elle n’a rien à voir avec le souterrain froid et humide où j’ai cru mourir. Ici, quelqu’un a pris le soin de rendre l’endroit vivant. Humain. Ou du moins... presque.
Derrière la porte, des voix.
- Elle a reçu des coups, Kaël. Beaucoup trop pour une simple interrogation, dit une femme. Sa voix est empreinte de reproche.
- Je sais, Kalia. Et je n’approuve pas ce que Tharen a fait. Il a franchi la ligne, une fois de plus.
- Tu aurais dû l’arrêter plus tôt.
- J’ai fait ce que j’ai pu. Elle est là maintenant. Et elle est vivante.
Un soupir. Puis un silence tendu.
- Elle s’est réveillée ?
- Pas encore. Mais son rythme cardiaque s’est stabilisé. Elle n’a pas de fièvre. Elle se remet vite. Trop vite pour une simple humaine...
La porte s’ouvre. Lentement.
Et il entre.
Mon souffle se suspend.
Il est jeune. Peut-être vingt-cinq ans. Peut-être plus - ou moins. Impossible à dire. Il dégage une présence, une autorité calme et magnétique, comme si l’air autour de lui pliait à sa volonté.
Ses cheveux noirs sont tirés en arrière, révélant un front volontaire et des pommettes hautes. Sa mâchoire est carrée, mais fine. Ce n’est pas la beauté d’un garçon de magazine. C’est autre chose. Plus brut. Plus ancien.
Son regard, d’un gris presque argenté, se pose sur moi avec une intensité déconcertante.
Je le reconnais immédiatement.
C’est lui. Celui qui m’a défendue. Celui qui a dit « Assez ». Celui qui m’a fait libérer alors que je n’étais plus qu’une ombre.
Je me redresse sur les coudes, hésitante. Ma respiration s’accélère. Pas de peur. D’instinct. Mon corps se souvient de lui, de son odeur, de sa voix. Il m’a sauvée.
Il s’approche. Lentement. S’arrête au pied du lit.
- Je suis désolé pour ce que tu as vécu là-bas, commence-t-il, sa voix grave résonnant doucement dans la pièce. Tu n’aurais jamais dû être traitée ainsi.
Je sens que ce n’est pas un discours préparé. Ce n’est pas une justification. Il parle vrai. Il regrette sincèrement.
- Où suis-je ? demandé-je d’une voix cassée.
Il s’agenouille près du lit.
- Chez moi. Chez nous. Tu es en sécurité à présent.
Je l’observe. Il n’a rien d’un geôlier. Rien d’un tortionnaire. Il est calme, posé. Mais une force émane de lui. Une force qui rassure autant qu’elle impressionne.
- Vous m’avez enlevée.
Il hoche lentement la tête, puis détourne les yeux.
- Oui. Et je ne te demanderai pas de nous pardonner pour ça. Mais sache que si je t’avais laissée entre les mains de Tharen, tu ne serais plus en vie.
J’avale péniblement ma salive. Ce nom me glace. Tharen. Ce monstre. Celui qui m’a frappée sans chercher à comprendre. Kaël... il m’a protégée de lui. Il s’est opposé à un des siens. Pour moi.
Il me regarde à nouveau. Et quelque chose dans son regard change. Devient plus doux. Plus troublé.
- Tu as un nom ? demande-t-il.
- Élina.
Il répète mon nom, doucement, comme s’il le goûtait.
- Je suis Kaël. Alpha de la meute du Nord.
Un mot me percute de plein fouet. Alpha. Il l’a dit comme on dit roi. Comme une évidence naturelle.
Un frisson parcourt ma colonne vertébrale. Meute ? Alpha ? Tout ça me semble irréel... Et pourtant, je sens que rien de tout cela n’est faux. Je le sens dans ma chair.
- Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir sauvée ? Pourquoi me regarder comme ça ?
Il reste silencieux un instant. Puis il souffle :
- Parce que... tu es ma mate.
Le mot claque dans l’air comme un coup de tonnerre. Inconnu. Mais lourd de sens. Je le devine dans sa posture, dans l’intensité de sa voix, dans le silence qui suit.
Mate.
C’est primitif. C’est instinctif. Mais c’est aussi profond. C’est un lien. Un lien que je n’ai pas choisi, mais que je ressens. Une sorte de reconnaissance enfouie au plus profond de moi.
- Je ne comprends pas.
Il se lève lentement.
- Tu n’as pas besoin de comprendre maintenant. Repose-toi. Nous parlerons bientôt.
Il se dirige vers la porte, puis se ravise. Son regard accroche le mien une dernière fois.
- Rien n’arrive par hasard, Élina. Surtout pas toi.
Et il disparaît.
Je reste seule, encore plus perdue qu’avant.
Le silence retombe comme une couverture trop lourde.
Mate.
Un mot, un mystère, une promesse.
Mais aussi, peut-être, un danger.
Mais pour la première fois depuis longtemps, je sens qu’il existe peut-être un endroit où ma douleur ne sera plus un poids.
Je sentis la résistance avant même qu’ils ne prennent la parole. Les anciens arrivèrent par grappes serrées, manteaux lourds, regards circonspects. Leur silence avait une densité âpre. Je restai droite, le cœur rythmé par une force sûre, la marque à ma nuque vibrante sous le souffle discret de Kaël. Derrière eux, les jeunes se pressaient, yeux clairs, épaules tendues vers l’avant, comme si l’avenir se trouvait déjà dans l’embrasure de notre porte.Le premier à parler fut Maren, barbe blanche tressée, voix rocailleuse. Il évoqua traditions, pureté des lignées, équilibre fragile entre clans. Selon lui, ouvrir un refuge revenait à inviter des tempêtes domestiques. Ses phrases tombaient comme des pierres, destinées à clore la discussion. J’écoutai sans détourner les yeux, paumes ouvertes contre la table.- Vous demandez trop, conclut-il. Une meute de l’entre-deux, ni pleinement des nôtres ni vraiment ailleurs, comment l’empêcher de déborder?La rumeur approuva par endroits. Je laissai le
Le portail n’avait pas encore fini de grincer que la nouvelle s’était déjà diffusée dans les ruelles de bois et de terre. Je n’attendis pas de repos. Je demandai à sonner la conque, la grande, celle qu’on réserve aux décisions irréversibles. Kaël resta près de moi, la main posée dans mon dos comme une ancre discrète. Sa chaleur filtrait à travers le tissu, mon corps répondait par une pulsation têtue que la Lune Rouge n’avait pas domestiquée.La salle du conseil s’emplissait, cercle de bancs, odeurs de sève et de fumée. Les regards passaient sur mes plaies, puis remontaient vers mes yeux. Certains guettaient un tremblement, d’autres un ordre. Je restai debout. Ma voix devait porter sans forcer. J’attendis que la rumeur s’éteigne, puis je pris la parole.- Merci d’être venus. Nous revenons de la nuit la plus périlleuse de l’année. Nous sommes debout. Cela nous oblige.Un frisson parcourut les rangs. Kaël se plaça à ma gauche, légèrement en retrait. Il irradiait une tiédeur qui s’ancrait
Le premier geste fut de lever nos doigts mêlés. La peau tirait, les griffures luisaient encore, pourtant ma main ne trembla pas. Entre nos paumes, une chaleur palpitait. Kaël m’observait sans ciller, flamme sombre au fond de l’iris, souffle court, silhouette marquée par la nuit. La Lune Rouge nous avait consumés puis rejetés sur l’aube. J’étais entière, le corps chaviré, les muscles tremblants, les yeux chauds de fièvre. Et debout.L’odeur de terre et de bois humide me montait à la tête. Au-dessus, des fragments de lumière perçaient la voûte des feuilles. La marque à ma nuque irradiait. Je posai le front contre le sien. Inutile de parler. Nos corps disaient mieux que des phrases apprêtées. Deux souffles, des plaies, un lien qui vibrait d’une certitude nue.Il effleura ma pommette avec une précaution inattendue. Sa paume était rugueuse, ses phalanges éraflées. Je soutins la caresse jusqu’à sentir un frisson courir de sa main à mon cou. Nos torses se touchèrent. La mémoire de la nuit re
Je me redressai avec une lenteur douloureuse, chaque muscle tiré comme une corde trop tendue, chaque souffle chargé d’un feu qui refusait de s’éteindre. La nuit avait laissé des cicatrices partout sur ma peau, griffures et morsures encore rouges, certaines couvertes de sang séché. Pourtant, en sentant la chaleur de Kaël près de moi, je sus que rien ne pouvait me briser davantage.Il était étendu sur le sol, à moitié recouvert d’un drap déchiré. Ses yeux clos, sa respiration encore lourde, et ses bras éraflés qui portaient les mêmes marques que les miennes. Le simple fait de le voir respirer me donna un vertige. Nous étions vivants. C’était presque un miracle après la Lune Rouge.Je laissai mes doigts glisser sur sa poitrine, frôlant les cicatrices profondes qui la traversaient. Ses paupières se soulevèrent doucement. Son regard m’atteignit de plein fouet, sombre, fatigué, mais vibrant d’une force qui me serra la gorge.- Tu es là, souffla-t-il, la voix brisée.Je hochai la tête. Je n’
La nuit avait changé de peau, et je sentais sous mes dents un goût métallique qui n’était ni sang ni peur. C’était nous. La chaleur montait par à-coups, comme si la Lune Rouge avait laissé des braises dans nos os. Le lien avec Elina vibrait, mais trop loin, trop fin. Je lui parlais - reste - et la réponse arrivait après une seconde qui me lacérait.Elle s’est tournée, cheveux collés à la tempe, yeux dilatés. Sa main a cherché ma nuque, ma main sa taille. L’odeur de sa peau m’a cogné. Je voulais la boire et la mordre dans le même souffle.- Je te tiens, a-t-elle soufflé.J’ai hoché. Sous ma peau, la fièvre s’étirait. Le lien s’est replié d’un cran. Quand la corde s’amincit, l’instinct hurle.Je l’ai attirée, et nos bouches se sont prises avec une avidité qui ne cherchait plus la douceur, seulement un passage pour l’orage. Elle a gémi contre ma langue; le son a cloué mes reins. Je l’ai couchée sur les peaux, lutte pour rester du même côté du monde.La douleur a commencé là, au point où
On ne discute pas avec la Lune Rouge. Les anciens l’appellent la nuit des débordements pour une raison simple : elle ouvre les verrous des veines et fait chanceler les serments. Le camp a appris cette règle avant moi, et pourtant je la sens plus vive que tous. Elle pourrait retourner un regard tendre en défi, pousser deux mates à se rengorger comme des rivaux. Alors j’ai pris la décision avec Kaël, sans parade : nous montons, seuls, au-dessus des feux.Toute la journée, j’ai fait courir les consignes. Tan vérifie les jarres enterrées. Mira tresse des bracelets de cuir doublés de lin, à serrer pour rappeler la mesure. Les adolescents répètent le code des sifflets. Siham couche sur la craie les besoins des sans-nom. Nul ne quitte son binôme. Ceux que l’ivresse emportera dormiront au centre, main liée à la corde grise. Et s’il fallait un mur humain, Kaël l’offrirait, mais pas cette nuit. Cette nuit, je le garde.Je passe de groupe en groupe, la voix basse, le geste net. Quand je reviens