Maëva
J’avais dit « demain ».
Mais demain ne vient pas.
Il pleut .
Pas cette pluie douce et légère qui apaise. Non.
Une pluie grise, froide, impitoyable. Une pluie lourde, qui tombe comme une sentence. Une pluie qui s’infiltre partout : sous la robe, dans les cheveux, dans la peau.
Elle me fouette le visage, me colle aux os, me lave du peu de chaleur qu’il me restait, jusqu’à m’enlever la notion même de confort.
Le vent me coupe le souffle. Il siffle dans mes oreilles comme une gifle prolongée. Une gifle du monde.
Je suis restée là toute la nuit, recroquevillée derrière cet abribus, les jambes ramenées contre ma poitrine, les bras en travers du ventre. Une posture de protection. Une coquille vide.
Et au lever du jour, je me suis levée avec peine, les muscles engourdis, les articulations raides, comme si mon corps refusait désormais de me porter.
Mes pieds sont douloureux, couverts d’ampoules éclatées, de plaies noires, de crasse séchée. Chaque pas est une agonie.
Je boite. J’ai cessé d’essayer de me tenir droite. J’avance le dos courbé, comme si je demandais pardon d’exister.
Les passants passent, toujours plus nombreux à mesure que le matin s’étire. Ils vont au travail, un café à la main, les écouteurs dans les oreilles, des odeurs de croissants plein les bras.
Ils ne me voient pas.
Ou alors ils font semblant.
Et c’est peut-être ça, le plus cruel.
On ne me voit que quand je gêne.
Je suis devenue un avertissement. Une chose.
Une trace floue sur le trottoir. Une preuve que la chute est réelle.
Je suis la fin d’une histoire que personne ne veut lire jusqu’au bout.
Un vieux bus m’éclabousse. L’eau sale me gicle sur les jambes. Je ne bouge même pas.
Je suis trop sale pour que ça change quelque chose.
La faim me vrille l’estomac.
Une brûlure sourde, animale, lancinante.
Je ne me souviens même plus de mon dernier repas. Mon estomac se tord, mais plus de force pour le serrer. Il pleure, lui aussi, dans le silence.
Je cherche des restes dans les sacs-poubelles d’un fast-food. J’en suis là.
Je fouille à peine deux secondes avant qu’un type ne sorte du bâtiment en hurlant.
Ses yeux me regardent comme si j’étais un rat. Un nuisible.
Je vois son dégoût. Sa peur. Sa haine.
— Dégage ! J’appelle les flics !
Je bredouille un pardon qui n’a plus de voix. Mes lèvres sont sèches. Gercées jusqu’au sang. Mon visage me brûle de honte, même s’il est déjà trempé jusqu’à l’os.
Je cours. Si on peut appeler ça courir.
Je trébuche plus que je ne marche. J’ai les jambes en coton. L’équilibre d’un pantin.
Je me traîne jusque dans une ruelle vide. Un coin sombre, protégé du vent.
Là, je m’assois contre un mur humide, glacé. Il colle à mon dos comme un reproche.
Je laisse mes mains tomber mollement sur mes genoux.
Je regarde mes doigts. Ils tremblent.
Mes ongles sont sales, cassés.
Ma peau est rêche, craquelée, par endroits presque déchirée.
J’ai l’impression que je me désagrège.
Je suis une ruine. Un corps en ruine. Un cœur désaffecté.
Je ferme les yeux. J’ai la nausée. Pas de la faim. De moi-même.
De tout ce que je suis devenue.
De ce que j’ai permis.
De ce que je n’ai pas su voir venir.
Un groupe de jeunes passe en riant dans la rue d’à côté. Leurs voix résonnent contre les murs. Des voix vivantes, fortes, brutales.
Soudain, l’un d’eux m’aperçoit.
— Hé ! Regarde, une mariée zombie !
Les autres rigolent. Le surnom leur plaît. Ça les amuse. Ils s’approchent. Je me recroqueville, instinctivement.
— C’est quoi ton histoire ? T’as fui ton mariage ou t’as bouffé le mari ?
Ricanements. Piquants. Inconscients.
Le genre qui blesse plus que des coups.
Je ne réponds pas. Je me fais toute petite. Toute muette.
— Elle est muette ou quoi ? Tu veux qu’on t’aide à rentrer chez papa ?
L’un d’eux me jette une canette vide. Elle rebondit à côté de moi, éclaboussant mes jambes boueuses.
Ils éclatent de rire.
Je me lève brusquement, la gorge nouée, le regard bas. Je marche aussi vite que je peux.
Ils ne me suivent pas. Ils s’en moquent trop pour aller plus loin.
Ils ont eu leur frisson du jour. Le freak de la rue.
Moi.
Je m’effondre un peu plus loin, sur le trottoir. À même le béton.
Cette fois, je pleure.
Pas de grandes larmes. Pas de sanglots héroïques.
Non.
Juste un filet discret qui coule sans bruit.
Comme si mon corps cherchait à se vider de tout ce qu’il reste.
Comme si, peut-être, l’eau salée pouvait me laver de la honte.
Et pourtant, les larmes ne suffisent pas.
La honte est là. Encore. Toujours.
Elle est entrée dans mes os. Dans ma chair.
Elle est devenue moi.
Je n’ai même plus envie de me battre.
Je me dis que je pourrais rester là. Fermer les yeux. Ne plus me relever.
Qu’on me piétine. Qu’on m’oublie.
Je suis une erreur. Une absence. Une coquille vide.
Et personne ne me cherche.
Personne ne m’attend.
Je tends la main, sans réfléchir, quand une voiture s’arrête à quelques mètres.
Peut-être un taxi. Peut-être un ange.
Ou juste une illusion de plus.
Mais le conducteur baisse la vitre. C’est un homme d’une quarantaine d’années, costume froissé, regard trouble.
Il me jauge du regard. Lentement. D’un air calculateur.
Puis il dit :
— Besoin d’un peu d’argent, princesse ?
Je ne réponds pas. Je fixe un point flou au sol.
— Tu pourrais monter. Juste une heure. Tu repars avec de quoi manger pour une semaine. Qu’en dis-tu ?
Ma gorge se serre.
Je secoue la tête.
— Tu es sûre ? Une fille comme toi… C’est dommage de gâcher ça dans la rue.
Je recule. Je veux partir. Fuir. Crier. Vomir.
Mais mes jambes ne répondent plus.
Je m’effondre, littéralement. Mes genoux cèdent sous mon propre poids.
La voiture redémarre lentement, me laissant là, dans une flaque de silence.
Je reste à terre. Tremblante. Anéantie.
J’ai touché le fond. Le vrai.
Celui dont on ne parle pas. Celui qui n’a pas de nom.
Le fond où on ne pleure plus. Où on ne se défend plus.
Où on attend que le ciel s’éteigne.
Il n’y a plus rien à sauver.
Pas de dignité. Pas de futur. Pas de foi .
Seulement cette voix intérieure, minuscule, ridicule, encore vivante malgré tout.
Il ne t’a pas tuée.
Et si je suis encore là…
Alors il ne peut pas avoir gagné.
Darian (alias Marcus Valen)Le soleil cogne. Il frappe la peau, brûle les paupières, fait scintiller l’eau turquoise qui s’étire à l’infini sous le yacht. Je marche sur ce pont immense, ce palais flottant que j’ai conquis de mes mains, un roi déchu devenu empereur de l’ombre. Les îles Vierges ? Peu m’importe le décor. Ici, je suis Marcus Valen, un nom qui ne réveille rien, un fantôme effaçant le passé.Autour de moi, la fête dévore tout sur son passage. La musique pulse dans mes veines comme un poison euphorisant. Elle m’enchaîne à ce chaos délicieux un rythme primal qui crie liberté, corps, désir brut. Des femmes tournent autour de moi, des sirènes affamées d’un reflet, le mien. Elles se pressent contre moi, peau luisante, lèvres rouges, sourires fous. Elles ne savent pas qui je suis vraiment. Elles ne savent pas ce que je cache derrière ce masque.Je les regarde, avec une froideur calculée. Elles ne sont que des pions, des trophées à collectionner, des illusions de pouvoir. Je ne do
MaëvaLa porte se referme derrière lui dans un claquement sourd, définitif, comme si elle venait de sceller ma prison. Le clic résonne encore dans la chambre immense, creusant un silence froid, oppressant. Je reste immobile, figée, comme si le simple mouvement risquait de faire craquer l’illusion fragile qui me maintient debout .Je repense à ce qui m'a amené ici ,je pense à mon mari...cet imbécile , cet homme sans cœur .Il est parti , il m'a laissé , il est maintenant loin de moi .Abandonnant derrière lui un vide glacé, un désert silencieux où chaque objet, chaque détail, chaque souffle d’air semble saturé de son absence. Il ne reste que son odeur ce parfum boisé, entêtant, à la fois réconfort et poison qui flotte, fantôme persistant.Mes jambes tremblent, m’abandonnent presque. Je cherche un appui, mes mains effleurent le mur, glacé, dur, impitoyable. Le froid me transperce, jusqu’à l’âme. Mon corps est un tremblement, un tremblement qui ne demande qu’à s’effondrer.Une boule d’an
MaëvaLa lourde porte s’ouvre derrière moi avec un soupir d’acier, et je pénètre dans un monde qui n’a rien à voir avec le désert que nous avons laissé derrière nous. Ici, chaque détail crie le pouvoir. Le luxe ne fait pas de détour : il impose sa loi, tranchante, intransigeante.Sous mes talons, le sol est un tapis de marbre poli, si froid qu’il semble avaler la chaleur de mon corps à chaque pas. Les murs, habillés de drapés épais et sombres, retiennent la lumière, qui se disperse en éclats vifs et feutrés par les immenses lustres en cristal suspendus comme des éclairs figés. Le silence règne encore, mais il est chargé d’une énergie contenue, palpable, comme un fauve tapi dans l’ombre, prêt à bondir.Il me précède, long et droit, la silhouette parfaite d’un maître de son empire. Cette aura de domination, silencieuse et immuable, le précède et l’enveloppe à la fois. Il connaît chaque centimètre de cet endroit. Chaque tableau, chaque sculpture, chaque meuble n’est pas là par hasard : i
MaëvaIl ne parle presque pas pendant le vol , il lit , ou il l'observe . L’intérieur de l’avion. Tout semble sous son contrôle. Même le silence.Mais c’est à l’atterrissage que je comprends.Ce n’est pas un pays que je foule.C’est un territoire.Un royaume invisible aux yeux du monde.Nous avons quitté l’Europe. La chaleur m’étouffe dès les premières secondes sur le tarmac. L’air est dense, sec, chargé de sable et de tension. Tout ici semble suspendu, comme si le temps avait appris à se taire devant lui.Le paysage est brut. Montagneux. Minéral. Des pics rocheux comme des lames sortent du sol, et au loin, une étendue désertique, sauvage, brûlée par un soleil arrogant. Pas un brin d’herbe. Pas un bruit. Seulement l’immensité.— Où sommes-nous ? je demande.Il ne répond pas tout de suite. Puis il murmure :— Dans mon pays. Un endroit qui n’existe sur aucune carte.Je fronce les sourcils. Une blague ? Non. Il ne plaisante jamais.Un convoi de 4x4 blindés nous attend. Silencieux, discre
MaëvaL’air a une autre odeur quand on quitte l’hôpital. Ce n’est pas qu’il soit plus pur. C’est juste qu’il n’a plus ce goût métallique des draps désinfectés, cette odeur aseptisée du renoncement. C’est presque un choc. Brutal.Je titube un peu, malgré les chaussures plates et la main ferme qu’il a posée dans mon dos. Pas pour m’aider. Pour me guider. Ou me pousser , difficile à dire.Le soleil me fait plisser les yeux. Trop vif, trop réel. La lumière, dehors, tranche comme un scalpel.— Tu tiens debout, c’est déjà ça, murmure-t-il.Je hoche la tête sans répondre. Je n’ai pas encore digéré ce qu’il m’a dit. Ce pacte scellé dans l’ombre d’une chambre d’hôpital. J’aurais dû dire non. Mais je n’ai rien dit. Et le silence vaut acceptation. Dans son monde.Une berline noire nous attend devant l’entrée, moteur allumé. Sobre. Clinique. Mais la plaque diplomatique m’arrache un frisson. On ne joue pas dans la même cour. Ce n’est pas un mafieux local ni un homme d’affaires véreux. C’est… autre
MaëvaJe le regarde, figée, comme prise dans une toile invisible. Son regard ne cligne pas. Il ne sourit pas. Il ne dit rien, mais son silence hurle, remplit la pièce comme un cri sourd.— Qu’est-ce que... vous voulez ? Ma voix me trahit, fragile, plus faible qu’un souffle porté par le vent.Il incline légèrement la tête, comme s’il pesait mes mots, scrutait au-delà des apparences.— Tu sais pourquoi je suis là, Maëva. Tu ne crois pas qu’un homme comme moi vient te voir par hasard.Un poids tombe sur mes épaules. Mes mains moites tremblent. Chaque muscle de mon corps se tend, prêt à fuir, à me recroqueviller, à disparaître.— Vous… vous avez dû entendre des choses sur moi, des rumeurs. Des… histoires.Son regard s’assombrit, devient plus froid, plus dur.— Des rumeurs, oui. Mais je ne me fie pas aux rumeurs. Je me fie aux faits. Ce que j’ai vu, ce que je sais.Je sens un frisson glacé traverser ma colonne vertébrale.— Alors dites-moi ce que vous voulez, murmuré-je enfin, me forçant à