LOGINMaëva
Je suis restée là.
Allongée dans le caniveau, le regard perdu entre les gouttes qui tombent et les phares qui défilent.
Des phares qui me frôlent sans jamais s’arrêter.
Je n’existe pas.
L’eau froide s’infiltre dans ma robe.
J’ai arrêté de trembler. Mon corps n’en a plus la force. Il a renoncé à se réchauffer.
Je me suis endormie, je crois. Ou alors j’ai juste cessé de penser.
Mais quand j’ai ouvert les yeux, il faisait nuit à nouveau.
Et j’étais encore là.
Un homme s’est approché.
Pas le genre pressé, pas le genre nerveux.
Le genre lent.
Le genre dangereux.
Il portait une veste de cuir trop grande, les mains dans les poches. Il empestait la cigarette et la misère.
— T’as pas froid, princesse ?
Je me suis redressée à moitié. Trop lentement.
— J’ai rien, j’ai soufflé. Je ne veux rien.
— Tu crois que t’as le choix ? T’es à moitié morte dans la flotte, t’es même pas foutue de marcher droit.
Il s’est accroupi devant moi, son visage près du mien.
Son souffle chaud et acide m’a heurtée comme une gifle.
— Allez, fais pas ta précieuse. Tu veux crever ici ou bouffer un peu ?
Il a attrapé mon bras. Fort.
Trop fort.
J’ai crié. Pas fort. Un cri étouffé. Étranglé.
Comme un animal blessé.
J’ai voulu le repousser.
Mes ongles se sont plantés dans sa manche, mais mes mains n’étaient que des serres molles.
Il a ri.
— T’es qu’un sac d’os, putain.
Il a tiré sur moi. Je me suis débattue. J’ai hurlé. Cette fois pour de vrai. Une déchirure. Un son sauvage.
Mais la rue était vide.
Il m’a projetée contre le mur.
Ma tête a heurté la pierre. Un bruit sourd.
Mon crâne a vibré. Mon corps est tombé. Ma vision s’est brouillée.
Je crois qu’il a donné un coup de pied.
Ou plusieurs.
Je ne sais plus.
J’ai senti mes côtes craquer.
Un craquement profond.
Un cri muet dans ma cage thoracique.
La douleur est montée comme un feu noir.
Une marée qui engloutit tout.
Et puis… le néant.
Plus de pluie.
Plus de peur.
Juste du noir.
Quand je reprends conscience, je suis allongée.
Dans un escalier. Ou un recoin.
Je ne reconnais rien.
Je suis trempée. Couvertes de bleus. Ma tête cogne à chaque respiration.
Ma bouche a un goût de sang.
Je ne bouge pas. Je n’ose pas.
Je crois que mes côtes sont cassées. Peut-être plus.
Je reste là. Figée. Brisée.
Même pleurer est devenu impossible.
Je suis allée trop loin.
Mon corps ne suit plus.
Mon esprit flotte ailleurs.
Je veux… dormir.
Je veux disparaître.
J’entends des voix, plus loin. Des pas.
Ils approchent.
Je veux fuir, mais je ne peux pas.
Je veux disparaître, mais je suis trop visible.
Des talons claquent sur le trottoir.
Un juron.
Puis une voix. De femme.
Une voix jeune. Tremblante. Mais présente.
— Oh mon Dieu. Hé, toi… Tu m’entends ?
Je cligne des yeux. Une silhouette floue.
Une main se pose doucement sur mon épaule.
Je sursaute. Un gémissement m’échappe.
— Je vais appeler les secours. T’en fais pas. T’es pas toute seule, ok ?
Je veux répondre, dire non. Dire que je mérite pas.
Mais ma gorge est bloquée.
Un sanglot monte malgré moi. Pas un de douleur. Pas encore.
Un sanglot de soulagement. De vertige.
Je sens mon corps s’enfoncer dans l’inconscience à nouveau.
Mais cette fois, il y a une voix.
Un contact.
Quelqu’un.
Je m’accroche. Pas à elle. À ça.
À cette voix.
Elle parle encore, mais ses mots sont loin.
Tout devient cotonneux. Gris.
Je sombre.
Mais je sais que quelqu’un m’a vue.
Quelqu’un.
Enfin.
Il y a d’abord ce bruit.
Un bip. Régulier. Aigu.
Puis cette odeur.
Propre. Froid. Aseptisé.
L’odeur des lieux où les gens souffrent en silence.
J’essaie d’ouvrir les yeux.
C’est long.
Lourd.
Comme si mes paupières étaient soudées au reste de mon corps.
La lumière me brûle.
Mon crâne cogne, mon dos me tire, et ma cage thoracique hurle à chaque respiration.
Je suis vivante.
C’est ce que mon corps essaie de me dire. Mais je ne suis pas sûre d’en être heureuse.
Quand mes yeux finissent par s’ouvrir, le plafond est blanc.
Des néons vibrent faiblement.
Des murs sans couleur. Des rideaux tirés.
Je suis allongée dans un lit.
Sous un drap propre.
Un tube dans le bras.
Des pansements sur la tempe, sur le flanc.
Je sens les bandages qui enserrent mes côtes.
Une douleur sourde, constante, qui pulse à chaque mouvement.
Mon premier réflexe, c’est de me redresser.
Mauvaise idée.
Une douleur fulgurante me cloue au matelas.
Je gémis.
Pas fort.
Mais assez pour que la porte s’ouvre.
Une silhouette apparaît.
Féminine. Petite. Les cheveux tirés en arrière, une blouse bleue.
Une infirmière.
Elle se précipite vers moi avec une douceur maîtrisée.
— Mademoiselle ? Maëva, c’est bien ça ? Ne bougez pas trop, vous avez plusieurs côtes cassées et une contusion à la tête.
Elle parle doucement, comme si j’étais faite de verre.
Je la regarde sans répondre. Ma gorge est sèche. Mon corps tremble. Mon esprit flotte entre deux eaux.
Je veux parler. Dire quelque chose.
Mais mes lèvres ne s’ouvrent pas.
Je n’ai rien à dire. Rien à expliquer.
Je veux partir.
M’échapper de ce lit trop blanc.
— Vous êtes en sécurité ici. On vous a retrouvée dans une ruelle, très affaiblie. Une jeune femme a appelé les secours.
Je cligne des yeux.
Des images me reviennent. Floues.
Des pas. Une voix. Une main sur mon épaule.
Elle avait des ongles peints en rouge. Un détail dérisoire. Mais c’est tout ce dont je me souviens clairement.
— Vous avez faim ?
Je hoche la tête sans le vouloir.
C’est un réflexe. Un souvenir. Une pulsion.
Oui, j’ai faim. Mais pas seulement de nourriture.
J’ai faim de chaleur. De silence. De paix.
— Je vais vous apporter un bouillon. Doucement, hein ? Votre estomac est vide depuis longtemps.
Elle s’éloigne.
Et je suis de nouveau seule.
Je regarde mes mains.
Propres.
Quelqu’un m’a lavée.
Je devrais me sentir soulagée.
Mais la honte m’enserre la gorge.
Quelqu’un m’a vue nue.
Quelqu’un a vu ce que je suis devenue.
Ce que mon corps est.
Ce que son passage a laissé sur moi.
Je ferme les yeux.
Je voudrais me fondre dans le lit. Disparaître sous les draps.
Redevenir rien.
Une autre femme entre. Cette fois, c’est une blouse blanche. Une médecin.
Elle s’approche, un carnet à la main.
— Bonjour Maëva. Je suis le docteur Roux. On va prendre un moment, si vous le voulez bien. Rien d’intrusif, je vous le promets.
Je ne réponds pas.
Elle attend. Elle ne me presse pas.
Elle s’assoit à mes côtés, sans me toucher.
— Vous avez été admise ici il y a deux jours. Inconsciente. Vous avez subi une agression violente. Vos blessures sont sérieuses, mais vous allez vous en remettre.
Elle tourne une page.
— Aucune pièce d’identité. Pas de téléphone. Pas de famille déclarée.
Elle lève les yeux vers moi.
Elle ne me juge pas. C’est peut-être ça le plus déroutant.
— Est-ce que vous souhaitez qu’on contacte quelqu’un ? Une amie ? Un parent ?
Je secoue la tête.
Non.
Personne.
Elle hoche lentement la sienne.
— Très bien. Nous allons faire simple. Vous pouvez rester ici encore quelques jours, le temps de récupérer. Ensuite, nous vous proposerons un hébergement d’urgence. Une assistante sociale viendra vous voir. Rien n’est obligé. Vous avez le droit de dire non. Vous avez le droit de dire oui aussi.
Elle se lève. Me regarde une dernière fois.
— Vous êtes encore en vie, Maëva. Et ça, c’est déjà beaucoup.
Elle sort.
Et je reste.
Les larmes me montent aux yeux.
Je ne sais pas pourquoi.
Peut-être parce qu’elle m’a appelée par mon prénom.
Peut-être parce qu’elle m’a parlé comme à une personne.
Peut-être parce qu’elle ne m’a pas demandé ce que j’avais fait pour en arriver là.
Je m’enfonce dans l’oreiller.
Je respire. Lentement. Doucement.
Ma poitrine me fait mal.
Mais , j’ai chaud.
J’ai un toit. Un lit.
Je suis encore là.
Et peut-être…
Peut-être que ce n’est pas encore la fin.
MaëvaLe soleil se couche sur la ville, mais ici, tout en haut, il ne fait que commencer. La terrasse du penthouse est baignée d'une lumière dorée, chaude et douce. Ce n'est plus une forteresse de verre et d'acier. Ce soir, c'est une demeure. Notre demeure.Léo et Liliane, maintenant âgés de cinq ans, courent sur la pelouse synthétique, leurs rires cristallins se mêlant au sifflement discret du vent en altitude. Léo, sérieux et déterminé, poursuit un ballon avec une concentration de stratège. Liliane, plus espiègle, danse, ses petites jambes traçant des cercles désordonnés, ses cheveux noirs flottant comme une auréole sauvage.Je suis affalée sur un sofa profond, mon verre de vin à la main. Je regarde la scène, et pour la première fois depuis si longtemps, la sensation qui m'envahit n'est pas la satisfaction du pouvoir, mais une chaleur profonde, tranquille, qui emplit chaque espace de mon être. C'est une paix conquise, non octroyée.Victor sort de l'ombre intérieure, deux dossiers so
MaëvaLe silence se brise comme du verre. Un cri perçant, puis un deuxième, s’élèvent en un duo impérieux depuis le salon. Léo, toujours le premier à affirmer sa présence. Liliane, plus rusée, laisse son frère ouvrir la brèche avant d’ajouter sa voix, plus aiguë, plus exigeante.Je me lève de mon bureau, laissant derrière moi les clauses d’une acquisition hostile. Une lassitude familière, vite balayée par une vague de détermination froide, m’étreint. Ces cris ne sont pas une plainte. C’est un rappel à l’ordre.Alors que je m’approche des berceaux, une silhouette se détache de l’ombre du couloir. Elara, la gouvernante, aussi discrète qu’une ombre, s’incline légèrement.—Je m’en occupe, Madame.—Non. Laisse-nous.Je soulève Léo. Son petit corps est raide de colère, ses poings serrés, son visage écarlate. Liliane, sentant mon attention sur son frère, redouble de fureur. Je la prends dans l’autre bras. Leur poids combiné à leur rage est un défi. Mes petits prédateurs. Vous apprendrez.La
Deux ans plus tard.La pluie fouette les baies vitrées du penthouse qui surplombe toute la ville. C’est notre nouvelle forteresse, plus haute, plus imprenable que le loft. D’ici, nous voyons tout. Nous contrôlons tout. Les tours de verre et d’acier qui se dressent dans la nuit sont autant de pièces sur notre échiquier.Victor est debout devant la fenêtre, une silhouette sombre et immuable. Il ne regarde pas la pluie, il regarde son reflet, et le mien, qui le rejoint. Je m’approche, glissant mes mains autour de sa taille, posant ma joue contre son dos. Je sens les muscles tendus sous le tissu de sa chemise. Il y a eu une réunion tendue ce soir. Un concurrent a eu l’audace de défier notre mainmise sur le marché asiatique.— Il va falloir les rappeler à l’ordre, dis-je, ma voix est calme, mais le tranchant est là, toujours là.Il se retourne, ses mains viennent se poser sur mes hanches. Son regard est cette nuit d’orage, plein d’éclairs contenus.— Ils vont le être. J’ai déjà mis en mouv
MaëvaLe temps a coulé comme du miel et du venin mêlés. Les mois ont passé, rythmés par les procédures judiciaires, les articles de presse qui ont fait de nous des célébrités troubles, et les nuits à célébrer notre impunité grandissante dans le loft, notre forteresse de verre et de béton. L'argent de Darian , non, de Marcus , travaille pour nous maintenant, générant une fortune propre, légale, qui blanchit à la perfection l'origine trouble de son premier investissement.Aujourd'hui, nous sommes de retour dans un tribunal. Mais pas dans le box des accusés. Nous sommes assis sur les bancs réservés au public, Victor et moi, main dans la main. Je porte une robe ivoire sobre mais coupée dans un tissu qui coûte le salaire mensuel du procureur. Victor est en costume sombre, élégant et impénétrable.Marcus Valen, alias Darian Blackwood, est amené menotté. Il a maigri. Son costume lui flotte. Son regard, autrefois si vif et arrogant, est terne. Il nous voit, assis là, comme des spectateurs pri
MaëvaLa sueur sèche à peine sur nos peus, la respiration s'apaise à peine, que déjà l'énergie dans la pièce change. Ce n'est plus la torpeur du triomphe, mais une vibration nouvelle, plus sauvage, plus impatiente. Le premier round a été la célébration. Celui-ci sera la folie pure.Victor se lève sans un mot, son corps une silhouette d'ombre et de muscles tendus dans la pénombre. Il me regarde, allongée sur les draps en désordre, et son sourire n'est plus celui du stratège satisfait, mais du prédateur qui a goûté au sang et qui en redemande.— Ce n'était qu'un avant-goût, Maëva, dit-il, sa voix un grondement bas.Il ne revient pas vers le lit. Il va vers la table où repose la bouteille de champagne à moitié pleine. Il la prend, non pas pour boire, mais pour en verser le contenu doré et pétillant sur ma poitrine, dans un geste lent et délibéré.Le liquide glacé me fait sursauter, un choc délicieux après la chaleur de nos corps. Des gouttes ruissellent le long de mes côtes, dans le creu
MaëvaLa voiture glisse dans la nuit, loin des lumières criardes des médias et de la façade sinistre du commissariat. Je ferme les yeux, la tête renversée contre la sellerie de cuir douce. Il n’y a plus de tension, plus ce fil tendu à l’extrême qui vibrait en moi depuis des mois. Juste un calme profond, une satisfaction qui coule dans mes veines comme un élixir. J’ai gagné. J’ai tout gagné.Le loft est baigné d’une lumière tamisée quand j’entre. Des bougies ont été allumées, jetant des ombres dansantes sur les murs de béton. Et là, debout près de la baie vitrée, Victor. Il tient deux flûtes à champagne, une bouteille de Dom Pérignon déjà débouchée posée sur la table basse en verre. Son regard croise le mien, et il n’y a pas besoin de mots. La fierté, la possession, la convoitise, tout est là, palpable dans l’air.— Maëva, dit-il simplement, et mon nom dans sa bouche est une célébration.Il tend une flûte vers moi. Je m’approche, nos doigts se frôlent lors du passage du cristal. Une ét