LOGINNaya
L'aéroport de Cebu était un monde de bruit et de lumières crues, un chaos chaud où je me sentais invisible. Mais ici, à l'aéroport de Paris-Charles de Gaulle, je suis un caillou dans une machine bien huilée. Tout est immense, froid, et bruisse de langues que je reconnais à peine. Les haut-parleurs murmurent des annonces en français, l’anglais fuse, l’arabe, le mandarin. Je me tiens raide près du tapis roulant à bagages, mon sac à dos usé serré contre ma poitrine, contenant toute ma vie. Je porte ma seule tenue « présentable » : une robe bleu marine achetée d’occasion, qui me gratte le cou.
Le vol a été une épreuve de douze heures. Blottie contre le hublot, j’ai regardé les nuages défiler, un océan de coton sale au-dessus d’un vrai océan. La peur de l’inconnu se mêlait à un émerveillement enfantin. Les repas dans leurs barquettes en plastique, les écrans individuels, l’hôtesse qui souriait avec une patience professionnelle… Chaque détail était un fragment du rêve, mais un rêve qui sentait le renfermé et le désinfectant. Je n’ai pas dormi. J’ai répété mentalement les phrases de français apprises dans des livres : « Bonjour. Je m’appelle Naya. Où est la sortie, s’il vous plaît ? »
Une femme en tailleur sévère, portant une tablette, s’approche. Elle a le même visage que sur l’écran de l’entretien.
— Naya Mendes ? Je suis Claire. Suivez-moi.
Pas de sourire. Pas de poignée de main. Je la suis, mes sandales usées claquant sur le sol brillant, tandis que ses talons aigus font un bruit précis et autoritaire. Une voiture noire et silencieuse nous attend. Pas un taxi. Une voiture avec un chauffeur. Je m’assois sur la banquette de cuir souple, n’osant presque pas m’y enfoncer. La ville défile derrière la vitre teintée. Les bâtiments deviennent plus hauts, plus majestueux. La pierre blonde, les toits en zinc, les balcons en fer forgé. Je colle mon front à la vitre, le cœur battant la chamade. C’est plus beau que dans les magazines. C’est écrasant.
Nous nous arrêtons devant un immeuble haussmannien. La porte est en bois massif, avec des moulures dorées. Claire me tend une petite clé électronique.
— Appartement 7B. L’ascenseur est à droite. Vous trouverez des vivres de base. Soyez demain à 8h30 précises au siège de Varnier-Berthelot. L’adresse est sur le badge.
Elle s’en va sans un regard en arrière. Je reste sur le trottoir, perdue. J’entre. L’ascenseur est une cabrine de bois et de laiton qui monte avec un doux ronronnement. Le couloir du septième étage est silencieux, moquetté d’une épaisse laine grise.
La porte du 7B s’ouvre sans un bruit.
Et je retiens mon souffle.
C’est… immense. Pour moi. Un studio, avaient-ils dit. C’est un palace. Le parquet luit sous la lumière tamisée qui entre par de grandes fenêtres à volets. Un lit large, couvert d’un couvre-lit blanc et moelleux. Une kitchenette toute en inox et en marbre blanc. Une salle de bains avec une baignoire sur pieds et des serviettes empilées, épaisses et douces. Tout sent le propre, le neuf, le cire.
Je laisse tomber mon sac. Je marche pieds nus sur le parquet froid. Je touche le marbre du comptoir. Je vais à la fenêtre, écarte le voilage. La vue donne sur une cour intérieure paisible, avec des arbres bien taillés. Pas la tour Eiffel, mais un îlot de calme parfait. Un silence si dense qu’il en est assourdissant. A Cebu, le bruit était une couverture constante. Ici, le silence est un vide.
Je m’assois par terre, le dos contre le lit. Le luxe m’enserre. Il est beau. Il est froid. Il ne m’appartient pas. Je suis une intruse dans un décor de film. Je me demande ce que mangerait Mama ici. Elle serait intimidée, puis elle rirait de cette baignoire « à pattes de lion ». Cette pensée me serre la gorge.
Je cherche un signe de vie, de désordre. Il n’y en a pas. C’est une cellule de luxe. Une cage dorée dont on m’a donné la clé, sans m’expliquer les règles.
LioraLe sujet de Naya, lancé ainsi, est comme une pierre dans l’eau stagnante.—Anaïs ? Elle était incompétente. J’ai exposé cette incompétence. C’est une leçon.— Une leçon, répète-t-il, avec une nuance d’ironie. Ou un avertissement ?Je le fixe, essayant de percer à jour son jeu.—Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Elle n’est rien.Il prend une gorgée d’eau, son regard perdu dans les profondeurs bleutées de l’aquarium.—Parce que « rien » est souvent la chose la plus intéressante. Elle ne fait pas partie de votre échiquier. Elle n’en connaît pas les règles. Cela la rend… imprévisible. Et l’imprévisible est la seule vraie variable dans toute équation.Je sens une pointe de cette jalousie méprisable, acide, me transpercer.—Vous aimez les projets, c’est ça ? Les choses à réparer, à façonner ?Il tourne enfin son regard vers moi. C’est un regard qui me déshabille, non pas de mes vêtements, mais de mes couches d’assurance, de mes titres, de mon nom.—Je n’aime pas les projets. Je c
LioraLa limousine glisse dans la nuit parisienne, un cocon de cuir et de silence. Mon reflet, parfaitement net dans la vitre teintée, me fixe. J’essaye de retrouver en moi la froide satisfaction de ce matin, après avoir relégué Naya à son insignifiance dans la salle Atlas. Elle devait se sentir minuscule, perdue, brisée.Pourtant, la victoire a un goût de cendre.Parce que lui était là.Lysandre.Le souvenir de sa présence dans la pièce me brûle encore. La façon dont il s’est dressé, sans une note, et a tenu toute l’assemblée en haleine. Pas avec des menaces ou des cris. Avec l’implacable logique d’un scalpel. Il a opposé à mon avancée stratégique, à mes arguments financiers, une vérité plus fondamentale : la survie.Il ne pense pas en termes de pouvoir. Il pense en termes de danger.Cette pensée est un vertige. Dans mon monde, tout est pouvoir. L’argent, les relations, le nom, l’apparence. Des armes que je manie depuis l’enfance. Lysandre, lui, semble manier des forces plus primitiv
NayaLe réveil sonne à six heures. Le son est un poignard dans le silence de mon sommeil lourd, agité. Je n’ai pas fermé l’œil avant trois heures du matin, mon cerveau tournant en boucle entre les humiliations de la veille, la voix de Lysandre, et le code pour un falafel.Une arme. C’est ce que j’ai décidé.Je me lève, le corps raide, les yeux cernés. Je prends une douche glacée, la seule façon de me réveiller vraiment, de chasser la peur qui veut s’incruster dans mes os. Sous le jet, je répète ma nouvelle résolution, comme une prière laïque : Je ne suis pas une victime. Je suis une survivante. Je vais apprendre.Dans le miroir embué, mon reflet est pâle, déterminé. Je m’habille avec soin, la même robe modeste mais propre. Je passe dix minutes sur internet, à apprendre les bases d’un logiciel de présentation. Ce n’est pas suffisant, mais c’est un début.À huit heures, je suis à mon poste. Avant même de m’asseoir, Claire, l’assistante aux lèvres pincées, s’approche.— Vous avez une réu
LioraLa lueur bleutée de l’écran de mon ordinateur est la seule source de lumière dans mon bureau du trente-deuxième étage. Le silence est absolu, à peine troublé par le bourdonnement lointain de la ventilation. Il est vingt-et-une heures dix-sept. Paris scintille à mes pieds, un tapis de diamants noirs.Je ne suis pas ici pour travailler. Je suis ici pour penser.Mon doigt effleure le trackpad, faisant défiler les pages du rapport que Naya ou plutôt, Anaïs a finalement envoyé à dix-huit heures vingt. Le document est médiocre. La mise en forme est bancale, l’analyse superficielle, le style hésitant. Un travail d’amateur. Le genre de chose que j’aurais jeté à la poubelle sans un second regard si elle venait de n’importe qui d’autre.Mais cela ne vient pas de n’importe qui.Je ferme le fichier. Mes paupières sont lourdes, mais mon esprit est un volcan en activité. Son visage m’obsède. Pas sa maladresse, ni ses vêtements bon marché qui sentent la sueur et la peur. Non. Ce qui me hante,
NayaJe reste un moment interdite. Puis un sourire, minuscule, fend mes lèvres sèches. Il m’a vue. Il a vu les assauts, et il ne m’a pas jugée vaincue. Il m’a donné un code pour un falafel. C’est la première marque d’humanité, de bonté même, que je reçois depuis mon arrivée. Elle vient de l’homme qu’on dit le plus dangereux de la tour.L’après-midi est un champ de mines.14h00 : Claire me demande de refaire toute la numérisation du matin parce que « les métadonnées sont mal renseignées ». Je m’exécute, plus lentement, en vérifiant chaque case.15h30 : Une tempête éclate parce qu’un rapport urgent pour le conseil d’administration n’a pas été imprimé sur le papier « vergé prestige 120g » mais sur du banal 90g. Je dois courir jusqu’au service logistique, supplier pour avoir les bonnes rames, et réimprimer 50 pages sous le regard noir de l’assistante du directeur général.16h45 : Liora repasse. Elle s’arrête devant mon bureau.— Les notes de la visio de Singapour. Je les veux synthétisées
NayaLes spécifications font trois pages. Des protocoles de connexion obscurs, des logiciels de visio que je n'ai jamais vus. La salle Omega est au 28e étage, un aquarium de verre avec une vue à 360 degrés sur Paris. J'arrive à 10h40, le cœur battant. L'équipement est un monstre de technologie : écrans tactiles, tableaux interactifs, une forêt de micros.Je tâtonne. Un écran reste noir. Le logiciel de traduction simultanée demande un code d'accès que je n'ai pas. La sueur perle dans mon dos.À 10h44, Liora entre. Elle est vêtue d'un tailleur couleur crème qui épouse ses formes à la perfection. Ses cheveux sont un casque de soie blonde. Elle me jette un regard.— Tout est prêt ?— Le… l'écran principal ne s'allume pas. Et le logiciel de traduction…— Trouvez une solution. Maintenant.Sa voix est un couteau de glace. Elle s'installe à la tête de la table, affiche un sourire professionnel parfait pour la caméra qui va s'allumer. Je suis en panique totale. Je presse des boutons au hasard.







