Léa ouvrit les yeux en sursaut, le souffle court, comme arrachée à un rêve trop réel. Ses draps étaient froissés, trempés de sueur froide. La chambre, vaste et silencieuse, baignait dans une obscurité feutrée. Seule la lumière argentée de la lune, filtrée à travers les rideaux de soie ivoire, dessinait des ombres mouvantes sur le parquet glacé. Elle cligna des yeux, désorientée, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.
Ce n’était pas sa chambre.
Ce n’était plus sa vie.
La journée s’était déroulée comme un ballet trop parfaitement orchestré : la robe blanche, les flashs des journalistes, les sourires figés, les vœux prononcés sans émotion devant une assemblée d’inconnus en costumes sur-mesure. Elle n’avait pas pleuré. Pas une larme. Elle s’était tenue droite, figée dans son rôle comme une poupée dans une vitrine de luxe.
Mais maintenant, seule dans cette pièce trop vaste pour contenir sa solitude, elle sentait tout son corps crier.
Elle se redressa lentement, une main moite sur son front brûlant. Son souffle formait une buée invisible dans l’air glacial. La soie de sa chemise de nuit, fine et étrangère, collait à sa peau. Elle avait rêvé qu’elle se tenait seule devant l’autel, vêtue de blanc, et que personne ne venait. Ni le prêtre, ni les invités. Pas même lui. Elle avait dit « oui » au vide. À l’absence.
Mais il était venu. Et elle aussi.
Un bruit la fit sursauter.
Discret. Presque irréel.
La poignée de la porte tourna avec lenteur, un craquement étouffé dans le silence de marbre.
Elle eut à peine le temps de se redresser, les draps remontés précipitamment jusqu’à sa poitrine, qu’Aiden Knight apparut dans l’encadrement.
Sans cravate, sans veste. Sa chemise blanche déboutonnée aux deux premiers boutons révélait le début de sa clavicule. Les manches roulées jusqu’aux coudes laissaient voir ses avant-bras noueux, marqués de veines fines.
À la lumière discrète de la lampe de chevet qu’il alluma d’un geste calme, Léa crut, l’espace d’un souffle, voir autre chose que l’homme de glace qu’il montrait au monde. Son visage, aux traits ciselés, était fatigué. Ses tempes, d’ordinaire impeccables, semblaient porter le poids d’une tension qu’aucun contrat ne pouvait signer loin.
Mais son regard, lui, était toujours aussi coupant. Aussi impénétrable.
— Vous... vous avez besoin de quelque chose ? balbutia-t-elle, la gorge sèche.
Il ne répondit pas tout de suite. Ses yeux balayèrent lentement la chambre : les valises ouvertes au sol, la robe de mariée jetée sans soin sur le dossier d’un fauteuil Louis XV, le bouquet abandonné sur la coiffeuse comme un reste d’une mascarade passée. Puis il s’arrêta sur elle. Longuement. Comme s’il essayait de deviner ce qu’elle pensait vraiment, sous ses cils tremblants et sa posture trop droite.
— Vous n’avez pas dormi, constata-t-il.
Il ne s’agissait pas d’une question.
Sa voix, d’ordinaire tranchante comme une lame, semblait ce soir-là plus lasse, moins précise. Léa sentit un picotement monter dans sa gorge. Elle aurait voulu dire « si », mentir pour maintenir la distance, pour ne pas le laisser deviner qu’elle avait peur — de lui, de cette maison, de demain.
Mais elle haussa les épaules, comme une enfant prise en faute.
— J’ai essayé.Un silence s’installa. Dense.
Aiden s’avança de deux pas, sans pour autant s’asseoir ou s’approcher trop. Il resta droit, les mains croisées dans le dos, et parla comme on lâche une bombe.
— Je sais que vous me détestez.
Léa écarquilla légèrement les yeux. Il n’y avait dans sa voix ni reproche ni amertume. Juste une vérité nue, froide, posée entre eux comme une frontière infranchissable. Elle sentit ses doigts se crisper sur le drap.
— Je… Non. Je ne vous déteste pas. Pas vraiment.
Sa voix n’était qu’un murmure, fuyant. Elle n’aurait jamais dû dire ça. C’était trop honnête. Trop… humain.
Aiden esquissa un sourire sans joie.
— Vous êtes une mauvaise menteuse, Léa.Il fit lentement le tour de la chambre. Chaque pas semblait mesuré. Précis. Comme s’il ne laissait jamais rien au hasard, même dans ses gestes les plus anodins. Il s’attarda un instant devant les cadres encore vides accrochés au mur, puis passa le doigt sur le rebord de la coiffeuse.
— Savez-vous pourquoi j’ai choisi ce contrat ?
Elle se mordit la lèvre. Elle aurait pu dire mille choses : pour sauver vos parts dans l’entreprise de mon père, pour asseoir votre réputation, pour me faire payer à sa place.
Mais elle resta muette.
Parce qu’une part d’elle voulait désespérément croire qu’il y avait une autre raison. Plus humaine.
— Parce que c’est plus simple, dit-il. Un contrat, c’est propre. C’est clair. Ça ne vous trahit pas.
Léa sentit quelque chose se tordre en elle.
Ce n’était pas simplement une justification froide. C’était un aveu. Caché sous la carapace de l’homme d’affaires, il y avait une blessure qu’il protégeait comme une forteresse. Une trahison passée, peut-être. Une douleur qu’il ne laisserait jamais voir.
Aiden relâcha le rideau qu’il avait entrouvert pour regarder les jardins baignés de clair de lune, puis revint vers le lit. Il resta au pied, droit comme un juge.
— Il n’y aura rien cette nuit.
Elle cligna des yeux. Elle ne comprit pas tout de suite.
— Rien ?Il leva un sourcil.
— Nous sommes mariés, Léa. Mais je ne touche jamais ce qui ne veut pas m’appartenir.Elle frissonna. Était-ce une menace ? Une promesse ? Une règle ?
Elle n’aurait su le dire.
Mais elle sentit un soulagement irrationnel se répandre dans sa poitrine. Elle ne voulait pas de lui. Pas ce soir. Pas ainsi. Pas comme ça.
Aiden s’approcha alors, pour la première fois. Il tendit la main, lentement, comme si chaque geste lui coûtait quelque chose. Il effleura une mèche de cheveux qui tombait sur le front de Léa.
Le contact fut bref, presque irréel. Pourtant, la chaleur de ses doigts, même fugace, sembla laisser une trace brûlante sur sa peau.
— Dormez.
Puis il se retourna et sortit, refermant la porte sans un bruit.
Léa resta figée, la respiration saccadée. Elle porta la main à sa tempe, à l’endroit où il l’avait touchée. Il n’y avait rien. Pas de brûlure. Pas de cicatrice. Et pourtant, elle sentait sa peau différente.
Il était parti.
Mais il avait laissé derrière lui un poids invisible.
Elle se rallongea, lentement. La lune, haute et pleine, veillait toujours derrière les rideaux. Elle semblait l’observer, témoin muet d’un pacte silencieux, d’un début d’histoire étrange, déformée par le mensonge.
Et alors que ses paupières se fermaient lentement, elle sentit une douleur sourde lui étreindre le ventre.
Instinct, pressentiment, simple angoisse ?
Non.
Quelque chose grandissait en elle. Quelque chose qu’elle n’osait pas encore nommer.
Un secret.
Un feu minuscule. Un battement d’aile.
Elle ne pouvait pas savoir, pas encore, que ce battement deviendrait tempête. Que ce secret-là, enfoui au creux d’elle-même, ferait éclater tout ce qu’ils croyaient contrôler.
Mais pour l’instant, elle dormait.
Et dans l’obscurité, la lune veillait.
La première lumière filtra à travers les rideaux, fine et froide comme une lame effilée.Léa ouvrit les yeux lentement, sans savoir si elle avait dormi ou simplement somnolé dans cet état étrange où l’on se sent à la fois présent et absent, flottant à la surface de sa propre conscience.Elle resta immobile, les draps remontés jusqu’au menton, comme pour se protéger d’un danger invisible.Le manoir était silencieux. Mais c’était ce genre de silence qui n’est jamais pur : un silence chargé, où chaque craquement du bois, chaque soupir des murs vous rappelle que vous êtes observé. Elle écouta un moment. Pas de pas dans le couloir, pas de voix. Seulement ce tic-tac régulier de l’horloge murale, lointain, presque étouffé.Son corps portait encore la tension de la veille. Cette nuit-là, Aiden avait effleuré ses cheveux un geste minuscule, mais qui, étrangement, brûlait encore dans sa mémoire comme une marque invisible. Ce contact furtif lui avait laissé un sentiment contradictoire : un mélan
Léa avait cru, naïvement, que cette journée serait un répit. Qu’elle aurait droit à quelques heures de silence, loin des regards, dans l’aile austère qu’on lui avait assignée. Mais dès l’aube, les coups secs sur la porte avaient brisé cette illusion.La gouvernante se tenait là, aussi droite qu’un métronome, les bras croisés comme si elle attendait qu’on lui donne une bonne raison d’exister.— Monsieur Knight attend Madame pour le gala de ce soir. Essayez ça.« Ça » était posé sur le lit comme une injonction silencieuse : une robe noire, dos nu, longue jusqu’au sol, brodée de perles minuscules qui attrapaient la lumière comme des éclats de vérité. Une pièce de haute couture qui criait luxe, pouvoir et domination. À côté, une paire de talons aiguilles, noirs eux aussi, mais vertigineux. Des échasses de verre et de cuir. Le genre de chaussures qui forçaient le monde à vous regarder — même si vous n’aviez aucune envie d’être vue.Elle ouvrit la bouche pour protester. Dire qu’elle n’avait
Léa ouvrit les yeux en sursaut, le souffle court, comme arrachée à un rêve trop réel. Ses draps étaient froissés, trempés de sueur froide. La chambre, vaste et silencieuse, baignait dans une obscurité feutrée. Seule la lumière argentée de la lune, filtrée à travers les rideaux de soie ivoire, dessinait des ombres mouvantes sur le parquet glacé. Elle cligna des yeux, désorientée, le cœur battant à tout rompre dans sa poitrine.Ce n’était pas sa chambre.Ce n’était plus sa vie.La journée s’était déroulée comme un ballet trop parfaitement orchestré : la robe blanche, les flashs des journalistes, les sourires figés, les vœux prononcés sans émotion devant une assemblée d’inconnus en costumes sur-mesure. Elle n’avait pas pleuré. Pas une larme. Elle s’était tenue droite, figée dans son rôle comme une poupée dans une vitrine de luxe.Mais maintenant, seule dans cette pièce trop vaste pour contenir sa solitude, elle sentait tout son corps crier.Elle se redressa lentement, une main moite sur
Le soleil perçait à peine à travers les vitraux anciens de la chapelle privée des Knight, filtrant la lumière comme s’il hésitait lui aussi à assister à cette mascarade. L’air y était froid, presque solennel, saturé de silence et de non-dits. Dans la sacristie attenante, Léa restait figée, immobile devant le grand miroir ovale aux dorures baroques. La robe blanche, somptueuse, semblait hurler l’ironie de la situation.C’était une œuvre d’art, sans conteste : un corset brodé de perles nacrées, une traîne de tulle fin qui s’étendait comme un soupir. Mais Léa n’avait pas eu son mot à dire. Elle n’avait rien choisi. Ni la robe. Ni les fleurs. Ni l’homme qu’elle allait épouser.Elle sentit une goutte de sueur froide glisser entre ses omoplates. Sa nuque était raide, ses doigts engourdis. Il ne s’agissait pas d’un mariage, pas vraiment. Plutôt d’un échange de pouvoir. Une alliance scellée non par l’amour, mais par des clauses. Par un contrat que personne ici ne prononcerait à voix haute.—
Léa fixait le marbre froid de la table de conférence comme s’il pouvait s’ouvrir en deux et l’engloutir. C’était un marbre lourd, veiné de noir, poli à l’excès, à l’image de celui qui siégeait en face d’elle : Aiden Knight. Costume anthracite taillé sur mesure, cravate assortie, montre en or discret mais scandaleusement chère. Chaque centimètre de cet homme criait le pouvoir, mais sans l’ostentation vulgaire de ceux qui ont besoin de prouver. Lui n’avait rien à prouver. Il était le pouvoir. Et il la regardait comme on observe un dossier qu’on juge encore un peu trop encombrant.Le silence pesait. La salle était trop grande, trop haute, trop pleine de vide. Le genre d’endroit où les vérités se signent, où les vies se vendent. Elle sentait chaque battement de son cœur cogner dans sa poitrine, irrégulier, affolé. Une goutte de sueur perla à la naissance de sa nuque, glaciale, et descendit lentement le long de son dos. Lui, en face, ne bronchait pas. Même ses paupières semblaient obéir à