Serena
— Je crois que je suis en train de perdre pied, Léa.
Ma voix tremble, presque couverte par le crépitement discret de la pluie contre les vitres. Le salon de Léa sent le bois chaud, le sucre vanillé et le linge propre. C’est une bulle de douceur, loin du manoir, loin de cette ombre qui me serre le cœur à chaque pas dans ses couloirs.
Léa me regarde comme on scrute un tableau qui dérange. Elle n’ose pas encore parler. Je sais qu’elle attend. Elle a toujours su faire ça : laisser le silence s’étirer jusqu’à ce que je sois prête à tout dire.
— Depuis que j’ai emménagé dans ce manoir… il se passe des choses. Je me sens… observée. Envahie. Il y a une présence, Léa. Ce n’est pas dans ma tête. Je le sens. Il est là.
Je marque une pause. Mon regard dérive vers la fenêtre embuée. Je vois mon reflet flou, creusé, comme rongé de l’intérieur. Je poursuis :
— Il entre dans mes rêves. Ou peut-être que ce ne sont pas des rêves. Il me touche sans me toucher. Il chuchote mon prénom dans l’obscurité. Et quand je me réveille… il me manque.
Léa fronce les sourcils, visiblement déconcertée.
— Tu es fatiguée, Serena. Tu travailles comme une damnée depuis des mois. Tu t’enfermes là-bas, seule. Ce n’est pas bon pour toi. L’isolement, l’obscurité, les nuits blanches… ça déforme la réalité. Tu le sais.
— Ce n’est pas ça. Ce que je ressens, ce n’est pas juste de la fatigue. C’est… comme un souffle contre ma peau, une caresse sans main. Une chaleur qui me traverse. Parfois, c’est doux. Parfois, c’est brutal. Comme une pulsion étrangère.
Je m’arrête un instant. Je n’ose pas lui dire la suite. Mais elle le voit dans mes yeux. Elle devine. Et ça la fige.
— Tu parles d’un esprit ? D’un démon ? Tu penses vraiment que…
— Je n’en sais rien. Ce n’est peut-être pas un esprit. Ou alors c’est plus que ça. Il prend de la place en moi, Léa. Il efface mes pensées. Il me désire. Et… il me rend folle, parce que j’en arrive à le désirer aussi.
Ma voix se brise, étranglée de honte. Léa pâlit, profondément troublée.
— Tu veux dire que tu ressens du plaisir dans ces moments-là ?
Je hoche la tête, lentement.
— Oui. Et c’est ça le pire. Il me fait peur. Il me trouble. Mais il me possède. Il m’attire dans quelque chose de sombre et de brûlant. Je ne sais plus qui je suis, quand il est là.
Elle se lève, fait quelques pas dans le salon, les bras croisés contre sa poitrine comme pour se protéger de mes mots.
— Tu dois quitter cette maison, Serena. Ce manoir, il t’avale. Il te change. Je ne t’ai jamais vue comme ça. Tu es toujours si rationnelle, si forte. Et là… tu n’es plus toi.
— Et si je ne voulais pas partir ? Et si une part de moi avait besoin de lui ?
Je murmure, le cœur serré. Léa se retourne brusquement vers moi.
— Tu entends ce que tu dis ? C’est une emprise, Serena. Tu es en train de te perdre dans quelque chose que tu ne comprends pas. Tu devrais voir quelqu’un. Un thérapeute, un prêtre, un médium, peu importe. Mais pas… pas continuer comme ça.
— Tu crois que je suis possédée, n’est-ce pas ?
Elle ne répond pas. Mais son silence en dit plus long que n’importe quel mot.
Je me lève à mon tour, croise les bras.
— Tu crois que je suis folle.
— Non, je crois que tu es en danger. Et que tu ne veux pas être sauvée.
Elle vient vers moi, m’attrape les mains, les serre fort.
— S’il te plaît, Serena. Ne reste pas seule là-bas. Viens quelques jours chez moi. Sors. Respire. Tu n’es pas obligée d’affronter ça seule.
Je détourne les yeux. Parce que je sais qu’elle a raison. Mais je sais aussi que c’est trop tard.
Il est déjà là. Dans ma tête. Sous ma peau. Dans mon lit.
Et chaque nuit, je le laisse revenir.
Léa soupire longuement, puis murmure :
— Ce genre de lien, Serena… ce n’est pas de l’amour. C’est une chaîne. Une malédiction. Et un jour, il ne restera plus rien de toi.
Elle m’embrasse la joue, hésite, puis quitte la pièce. Je reste seule, le cœur battant, envahie d’un vertige familier.
La maison m’appelle déjà.
Et je sens son souffle contre ma nuque.
Il m’attend.
Et peut-être que moi aussi, je l’attends.
SERENAJe me réveille dans une flaque tiède, poisseuse, comme si mon propre corps avait fondu pendant la nuit, comme si la chaleur d’un rêve fiévreux avait liquéfié mes os, mon ventre, ma peau, comme si je n’étais plus qu’un reste de désir fondu dans les draps, une empreinte moite laissée par un corps que je ne reconnais plus, mes cuisses collées, ma gorge sèche, ma peau brûlante, le souffle court, erratique, comme si même l’air avait changé de densité, plus lourd, plus lent, plus intime.Je cligne des yeux, plusieurs fois, mais la lumière du matin m’écorche, elle est floue et tranchante à la fois, étrangère, crue, étouffée par une présence que je ne vois pas mais que je sens, une pression, une chaleur résiduelle qui ne devrait pas être là, pas dans cette chambre, pas à cette heure, pas après un simple rêve, et pourtant elle est là, palpable, diffuse, comme une respiration suspendue qui ne m’appartient pas, comme un regard encore posé sur moi.Les draps sont en désordre, trempés, froi
SERENAJe ne dors plus.Je dérive.Je flotte dans une matière sans forme, sans lumière, sans issue. Il n’y a ni haut, ni bas, ni début, ni fin. Juste cette sensation d’être suspendue dans un souffle trop chaud, trop dense, trop vivant. Chaque battement de mon cœur me lie à quelque chose d’autre, quelque chose qui n’est plus moi, mais qui pulse en moi, contre moi, à travers moi. Une présence. Un souffle. Un feu.Le rêve m’a avalée tout entière.Et cette fois, je ne cherche même plus à me réveiller.Mon corps est là, ou ailleurs, ou peut-être qu’il n’a plus aucune importance. Il est étendu dans un lit sans contour, drapé de noir, ou peut-être posé à même la nuit, entre des cendres brûlantes et des ombres rouges. Ma peau est nue, offerte, exposée à un ciel sans étoile, d’un noir profond, zébré par moments de lueurs fauves, comme si des éclairs de lave fendaient le firmament.Je suis seule.Et pourtant… je ne l’ai jamais été autant.Ashar est là. Il est dans tout. Dans l’air qui me pénètr
SERENAIl est partout.Dans les murs, dans l’air, dans ma poitrine qui cogne à s’en rompre. Le manoir ne respire plus : c’est lui qui respire pour moi, avec moi, en moi. Chaque fibre de la maison, chaque parcelle de silence semble lui appartenir.Une chaleur démente s’empare de ma peau, mais ce n’est pas la chaleur du feu visible. C’est un souffle brûlant qui rampe, me lèche comme une caresse invisible, comme une langue de braise.— Ashar…Son nom se glisse entre mes lèvres comme une confession, un interdit murmuré au cœur de la nuit.Et la pièce réagit. Les flammes de la cheminée s’élancent d’un coup, avides, comme si elles venaient d’entendre leur maître. L’air se plombe, dense, presque solide. Une ombre rougeoyante se dessine sur le mur, se tord et s’étire, sans jamais devenir une forme humaine. Pourtant, je sens qu’il me regarde. Qu’il attend.Tu m’appelles.Sa voix ne résonne pas dans mes oreilles. Elle est en moi. Elle vibre dans mes os, dans mon ventre, jusque dans ma gorge. Gr
SERENA— Promets-moi juste que tu gardes l’esprit ouvert. Pas de sarcasme ni de ricanements.Léa ne me quitte pas des yeux. Son visage est tendu, ses sourcils froncés. Mais elle hoche la tête, et je vois dans ses pupilles qu’elle a déjà peur, même si elle ne le dira jamais à voix haute.La nuit est tombée comme une chape. Lourde. Lourde d’intentions et de silence. Le manoir, en contrebas, semble exhaler une brume qui n’appartient à aucun nuage. Une brume vivante, rampante. Comme un souffle venu des entrailles d’autre chose.— Tu veux que je garde l’esprit ouvert… dans un manoir qui a l’air tout droit sorti d’un film d’horreur. Très bien, je suis toute ouïe, dit-elle en essayant de sourire.Mais ce sourire est une façade. Elle serre plus fort sa parka autour de ses bras, comme si elle pouvait empêcher l’air de la toucher.Nous passons le portail. Il gémit longuement, comme un râle arraché à un corps endormi. Chaque pas sur les graviers résonne d’un écho creux, comme si la maison attend
Serena— Je crois que je suis en train de perdre pied, Léa.Ma voix tremble, presque couverte par le crépitement discret de la pluie contre les vitres. Le salon de Léa sent le bois chaud, le sucre vanillé et le linge propre. C’est une bulle de douceur, loin du manoir, loin de cette ombre qui me serre le cœur à chaque pas dans ses couloirs.Léa me regarde comme on scrute un tableau qui dérange. Elle n’ose pas encore parler. Je sais qu’elle attend. Elle a toujours su faire ça : laisser le silence s’étirer jusqu’à ce que je sois prête à tout dire.— Depuis que j’ai emménagé dans ce manoir… il se passe des choses. Je me sens… observée. Envahie. Il y a une présence, Léa. Ce n’est pas dans ma tête. Je le sens. Il est là.Je marque une pause. Mon regard dérive vers la fenêtre embuée. Je vois mon reflet flou, creusé, comme rongé de l’intérieur. Je poursuis :— Il entre dans mes rêves. Ou peut-être que ce ne sont pas des rêves. Il me touche sans me toucher. Il chuchote mon prénom dans l’obscur
SerenaLe manoir pèse sur mes épaules comme un secret trop lourd à porter. Il m’appartient, dit-on, mais je n’y trouve ni paix ni refuge. C’est une forteresse de silence et d’ombres, un lieu suspendu hors du temps, où chaque pierre semble retenir un souffle ancien, un murmure qu’on n’ose entendre.J’ai hérité de ce domaine dans des circonstances que je ne peux pas encore démêler complètement. Une lettre, scellée d’un cachet ancien, découverte au fond d’un coffre poussiéreux, parmi les affaires de ma mère après sa disparition. Elle, qui a fui ce passé, ce manoir, et tout ce qu’il représentait.Ma mère était une femme frêle, douce, mais brisée par des secrets que je ne connais que trop peu. Elle ne m’a jamais parlé du manoir, de cette terre sauvage où nos ancêtres ont vécu, ni de ce qu’elle avait fui. Tout ce que je savais, c’était que je devais prendre possession de cet héritage, même si mon cœur refusait.Mes yeux étaient pleins de rêves et d’espoirs, quand j’ai franchi pour la premiè