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Chapitre 4 — Confier l’indicible

Author: L'invincible
last update Last Updated: 2025-07-27 22:00:09

Serena

— Je crois que je suis en train de perdre pied, Léa.

Ma voix tremble, presque couverte par le crépitement discret de la pluie contre les vitres. Le salon de Léa sent le bois chaud, le sucre vanillé et le linge propre. C’est une bulle de douceur, loin du manoir, loin de cette ombre qui me serre le cœur à chaque pas dans ses couloirs.

Léa me regarde comme on scrute un tableau qui dérange. Elle n’ose pas encore parler. Je sais qu’elle attend. Elle a toujours su faire ça : laisser le silence s’étirer jusqu’à ce que je sois prête à tout dire.

— Depuis que j’ai emménagé dans ce manoir… il se passe des choses. Je me sens… observée. Envahie. Il y a une présence, Léa. Ce n’est pas dans ma tête. Je le sens. Il est là.

Je marque une pause. Mon regard dérive vers la fenêtre embuée. Je vois mon reflet flou, creusé, comme rongé de l’intérieur. Je poursuis :

— Il entre dans mes rêves. Ou peut-être que ce ne sont pas des rêves. Il me touche sans me toucher. Il chuchote mon prénom dans l’obscurité. Et quand je me réveille… il me manque.

Léa fronce les sourcils, visiblement déconcertée.

— Tu es fatiguée, Serena. Tu travailles comme une damnée depuis des mois. Tu t’enfermes là-bas, seule. Ce n’est pas bon pour toi. L’isolement, l’obscurité, les nuits blanches… ça déforme la réalité. Tu le sais.

— Ce n’est pas ça. Ce que je ressens, ce n’est pas juste de la fatigue. C’est… comme un souffle contre ma peau, une caresse sans main. Une chaleur qui me traverse. Parfois, c’est doux. Parfois, c’est brutal. Comme une pulsion étrangère.

Je m’arrête un instant. Je n’ose pas lui dire la suite. Mais elle le voit dans mes yeux. Elle devine. Et ça la fige.

— Tu parles d’un esprit ? D’un démon ? Tu penses vraiment que…

— Je n’en sais rien. Ce n’est peut-être pas un esprit. Ou alors c’est plus que ça. Il prend de la place en moi, Léa. Il efface mes pensées. Il me désire. Et… il me rend folle, parce que j’en arrive à le désirer aussi.

Ma voix se brise, étranglée de honte. Léa pâlit, profondément troublée.

— Tu veux dire que tu ressens du plaisir dans ces moments-là ?

Je hoche la tête, lentement.

— Oui. Et c’est ça le pire. Il me fait peur. Il me trouble. Mais il me possède. Il m’attire dans quelque chose de sombre et de brûlant. Je ne sais plus qui je suis, quand il est là.

Elle se lève, fait quelques pas dans le salon, les bras croisés contre sa poitrine comme pour se protéger de mes mots.

— Tu dois quitter cette maison, Serena. Ce manoir, il t’avale. Il te change. Je ne t’ai jamais vue comme ça. Tu es toujours si rationnelle, si forte. Et là… tu n’es plus toi.

— Et si je ne voulais pas partir ? Et si une part de moi avait besoin de lui ?

Je murmure, le cœur serré. Léa se retourne brusquement vers moi.

— Tu entends ce que tu dis ? C’est une emprise, Serena. Tu es en train de te perdre dans quelque chose que tu ne comprends pas. Tu devrais voir quelqu’un. Un thérapeute, un prêtre, un médium, peu importe. Mais pas… pas continuer comme ça.

— Tu crois que je suis possédée, n’est-ce pas ?

Elle ne répond pas. Mais son silence en dit plus long que n’importe quel mot.

Je me lève à mon tour, croise les bras.

— Tu crois que je suis folle.

— Non, je crois que tu es en danger. Et que tu ne veux pas être sauvée.

Elle vient vers moi, m’attrape les mains, les serre fort.

— S’il te plaît, Serena. Ne reste pas seule là-bas. Viens quelques jours chez moi. Sors. Respire. Tu n’es pas obligée d’affronter ça seule.

Je détourne les yeux. Parce que je sais qu’elle a raison. Mais je sais aussi que c’est trop tard.

Il est déjà là. Dans ma tête. Sous ma peau. Dans mon lit.

Et chaque nuit, je le laisse revenir.

Léa soupire longuement, puis murmure :

— Ce genre de lien, Serena… ce n’est pas de l’amour. C’est une chaîne. Une malédiction. Et un jour, il ne restera plus rien de toi.

Elle m’embrasse la joue, hésite, puis quitte la pièce. Je reste seule, le cœur battant, envahie d’un vertige familier.

La maison m’appelle déjà.

Et je sens son souffle contre ma nuque.

Il m’attend.

Et peut-être que moi aussi, je l’attends.

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