SERENA
— Promets-moi juste que tu gardes l’esprit ouvert. Pas de sarcasme ni de ricanements.
Léa ne me quitte pas des yeux. Son visage est tendu, ses sourcils froncés. Mais elle hoche la tête, et je vois dans ses pupilles qu’elle a déjà peur, même si elle ne le dira jamais à voix haute.
La nuit est tombée comme une chape. Lourde. Lourde d’intentions et de silence. Le manoir, en contrebas, semble exhaler une brume qui n’appartient à aucun nuage. Une brume vivante, rampante. Comme un souffle venu des entrailles d’autre chose.
— Tu veux que je garde l’esprit ouvert… dans un manoir qui a l’air tout droit sorti d’un film d’horreur. Très bien, je suis toute ouïe, dit-elle en essayant de sourire.
Mais ce sourire est une façade. Elle serre plus fort sa parka autour de ses bras, comme si elle pouvait empêcher l’air de la toucher.
Nous passons le portail. Il gémit longuement, comme un râle arraché à un corps endormi. Chaque pas sur les graviers résonne d’un écho creux, comme si la maison attendait.
Elle attend, oui.
Elle le sait : je ne suis pas seule ce soir.
Le perron craque sous nos pieds. Je déverrouille la porte avec la clé d’origine, celle de fer forgé, noire et froide, trouvée dans une cachette sous la pierre du seuil. Rien que ce détail donne déjà l’impression d’entrer dans une légende. Ou un piège.
La porte s’ouvre lentement, dans un souffle humide, et l’air tiède nous enveloppe aussitôt. Ce n’est pas la tiédeur naturelle d’un espace chauffé. Non. C’est la chaleur d’une présence. Une attente charnelle.
— Tu sens ça ? murmure Léa, sa voix un peu tremblante.
— Il sait que tu es là. Il est curieux. Il se demande pourquoi je ne suis pas seule.
Léa ne répond pas. Mais ses gestes changent. Elle marche plus lentement. Ses yeux vont de tableau en tableau, du vieux lustre au grand miroir éteint. Le bois des escaliers semble respirer, comme si chaque planche était vivante, palpitante.
Je referme la porte derrière nous. Le bruit sourd du verrou est une sentence.
Nous avançons dans le salon. Je l’éclaire faiblement d’une lampe posée sur la console. Les ombres s’étirent comme des doigts. Les murs avalent le son. Le feu de la cheminée jette des reflets orangés sur la tapisserie fanée. La maison se referme sur nous.
— Tu veux qu’on attende ici, c’est ça ?
— C’est ici qu’il vient. Toujours ici.
Je lui tends une couverture. Elle l’attrape d’un geste brusque, presque nerveux. Elle s’assied dans le grand fauteuil, face au canapé où je prends place. Le silence revient. Épais, humide. Il s’impose comme un troisième souffle entre nous.
Le temps passe. Je ne regarde pas l’horloge. Elle ne marche plus, de toute façon. Depuis le premier soir.
— Dis-moi tout, souffle Léa. Depuis le début. Comment t’as su que ce manoir… qu’il n’était pas vide.
Je respire longuement. Mon cœur bat plus fort. Rien qu’en parler, c’est déjà l’inviter.
— Il est venu doucement. Par les rêves d’abord. Des murmures. Des images que je n’osais pas nommer. Des sensations... sensuelles. Troublantes. Je croyais que c’était mon imagination. Le manque. Le stress. Mais ensuite… c’est devenu physique. Réel.
Je marque une pause.
— Il est entré dans mon lit. Pas avec des pas. Avec une intention. Avec de la chaleur. Avec… une sorte de désir palpable. Comme si ma peau l’appelait. Comme s’il me connaissait de l’intérieur.
Léa serre la couverture autour de ses genoux.
— Tu parles de lui comme s’il était humain.
— Il ne l’est pas. Pas vraiment. Mais il a une conscience. Une volonté. Et une faim.
Un craquement, sec, vient du plafond. Léa sursaute.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Il descend.
Elle se lève d’un bond. Sa voix tremble.
— Dis-moi que c’est une souris. Une tuile qui travaille. Quelque chose de rationnel.
— Il ne supporte pas qu’on doute. Il veut qu’on le sente. Qu’on le reconnaisse.
Elle recule d’un pas. Je me lève et lui prends la main.
— Si tu veux qu’il se montre… ne résiste pas. C’est quand on résiste qu’il devient… brutal.
Léa tente de garder son calme, mais son regard est déjà paniqué. Et soudain, il est là. Le froid. Celui qui ne vient pas de l’hiver. Celui qui entre sous la peau, qui touche l’âme.
Une vibration traverse le plancher. Puis une voix. Grave. Distordue. Mêlée de feu et de glace.
— Tu n’es pas seule, ce soir.
Léa pousse un cri. Un cri d’animal traqué. Elle trébuche, recule, cogne la table basse. La lampe tombe. L’ampoule éclate. L’obscurité se referme. Le feu de la cheminée vacille.
Une ombre glisse sur le mur. Elle n’a pas de forme, mais elle pulse. Elle vibre. Elle regarde.
— Serena ! hurle Léa. Pars d’ici ! Viens avec moi ! Viens !
Mais je ne bouge pas.
Je suis là, dans l’œil du cyclone. Je le sens. Il me touche. Pas avec des doigts. Avec de la volonté. Avec cette force invisible qui me fait trembler, gémir, fondre. Il me connaît. Il me veut. Et moi… je ne lutte plus.
Léa s’enfuit, en courant, en heurtant les murs. Je l’entends crier mon nom depuis l’entrée, puis la porte claque. Le silence retombe aussitôt , moite , parfumé. Électrique.
Il est là.
Tout entier.
Pour moi.
Je ferme les yeux.
Et je m’abandonne.
Parce qu’au creux de la peur… il y a ce vertige. Ce plaisir interdit. Ce feu qui me consume et que je n’ai plus la force d’éteindre.
SERENAJe me réveille dans une flaque tiède, poisseuse, comme si mon propre corps avait fondu pendant la nuit, comme si la chaleur d’un rêve fiévreux avait liquéfié mes os, mon ventre, ma peau, comme si je n’étais plus qu’un reste de désir fondu dans les draps, une empreinte moite laissée par un corps que je ne reconnais plus, mes cuisses collées, ma gorge sèche, ma peau brûlante, le souffle court, erratique, comme si même l’air avait changé de densité, plus lourd, plus lent, plus intime.Je cligne des yeux, plusieurs fois, mais la lumière du matin m’écorche, elle est floue et tranchante à la fois, étrangère, crue, étouffée par une présence que je ne vois pas mais que je sens, une pression, une chaleur résiduelle qui ne devrait pas être là, pas dans cette chambre, pas à cette heure, pas après un simple rêve, et pourtant elle est là, palpable, diffuse, comme une respiration suspendue qui ne m’appartient pas, comme un regard encore posé sur moi.Les draps sont en désordre, trempés, froi
SERENAJe ne dors plus.Je dérive.Je flotte dans une matière sans forme, sans lumière, sans issue. Il n’y a ni haut, ni bas, ni début, ni fin. Juste cette sensation d’être suspendue dans un souffle trop chaud, trop dense, trop vivant. Chaque battement de mon cœur me lie à quelque chose d’autre, quelque chose qui n’est plus moi, mais qui pulse en moi, contre moi, à travers moi. Une présence. Un souffle. Un feu.Le rêve m’a avalée tout entière.Et cette fois, je ne cherche même plus à me réveiller.Mon corps est là, ou ailleurs, ou peut-être qu’il n’a plus aucune importance. Il est étendu dans un lit sans contour, drapé de noir, ou peut-être posé à même la nuit, entre des cendres brûlantes et des ombres rouges. Ma peau est nue, offerte, exposée à un ciel sans étoile, d’un noir profond, zébré par moments de lueurs fauves, comme si des éclairs de lave fendaient le firmament.Je suis seule.Et pourtant… je ne l’ai jamais été autant.Ashar est là. Il est dans tout. Dans l’air qui me pénètr
SERENAIl est partout.Dans les murs, dans l’air, dans ma poitrine qui cogne à s’en rompre. Le manoir ne respire plus : c’est lui qui respire pour moi, avec moi, en moi. Chaque fibre de la maison, chaque parcelle de silence semble lui appartenir.Une chaleur démente s’empare de ma peau, mais ce n’est pas la chaleur du feu visible. C’est un souffle brûlant qui rampe, me lèche comme une caresse invisible, comme une langue de braise.— Ashar…Son nom se glisse entre mes lèvres comme une confession, un interdit murmuré au cœur de la nuit.Et la pièce réagit. Les flammes de la cheminée s’élancent d’un coup, avides, comme si elles venaient d’entendre leur maître. L’air se plombe, dense, presque solide. Une ombre rougeoyante se dessine sur le mur, se tord et s’étire, sans jamais devenir une forme humaine. Pourtant, je sens qu’il me regarde. Qu’il attend.Tu m’appelles.Sa voix ne résonne pas dans mes oreilles. Elle est en moi. Elle vibre dans mes os, dans mon ventre, jusque dans ma gorge. Gr
SERENA— Promets-moi juste que tu gardes l’esprit ouvert. Pas de sarcasme ni de ricanements.Léa ne me quitte pas des yeux. Son visage est tendu, ses sourcils froncés. Mais elle hoche la tête, et je vois dans ses pupilles qu’elle a déjà peur, même si elle ne le dira jamais à voix haute.La nuit est tombée comme une chape. Lourde. Lourde d’intentions et de silence. Le manoir, en contrebas, semble exhaler une brume qui n’appartient à aucun nuage. Une brume vivante, rampante. Comme un souffle venu des entrailles d’autre chose.— Tu veux que je garde l’esprit ouvert… dans un manoir qui a l’air tout droit sorti d’un film d’horreur. Très bien, je suis toute ouïe, dit-elle en essayant de sourire.Mais ce sourire est une façade. Elle serre plus fort sa parka autour de ses bras, comme si elle pouvait empêcher l’air de la toucher.Nous passons le portail. Il gémit longuement, comme un râle arraché à un corps endormi. Chaque pas sur les graviers résonne d’un écho creux, comme si la maison attend
Serena— Je crois que je suis en train de perdre pied, Léa.Ma voix tremble, presque couverte par le crépitement discret de la pluie contre les vitres. Le salon de Léa sent le bois chaud, le sucre vanillé et le linge propre. C’est une bulle de douceur, loin du manoir, loin de cette ombre qui me serre le cœur à chaque pas dans ses couloirs.Léa me regarde comme on scrute un tableau qui dérange. Elle n’ose pas encore parler. Je sais qu’elle attend. Elle a toujours su faire ça : laisser le silence s’étirer jusqu’à ce que je sois prête à tout dire.— Depuis que j’ai emménagé dans ce manoir… il se passe des choses. Je me sens… observée. Envahie. Il y a une présence, Léa. Ce n’est pas dans ma tête. Je le sens. Il est là.Je marque une pause. Mon regard dérive vers la fenêtre embuée. Je vois mon reflet flou, creusé, comme rongé de l’intérieur. Je poursuis :— Il entre dans mes rêves. Ou peut-être que ce ne sont pas des rêves. Il me touche sans me toucher. Il chuchote mon prénom dans l’obscur
SerenaLe manoir pèse sur mes épaules comme un secret trop lourd à porter. Il m’appartient, dit-on, mais je n’y trouve ni paix ni refuge. C’est une forteresse de silence et d’ombres, un lieu suspendu hors du temps, où chaque pierre semble retenir un souffle ancien, un murmure qu’on n’ose entendre.J’ai hérité de ce domaine dans des circonstances que je ne peux pas encore démêler complètement. Une lettre, scellée d’un cachet ancien, découverte au fond d’un coffre poussiéreux, parmi les affaires de ma mère après sa disparition. Elle, qui a fui ce passé, ce manoir, et tout ce qu’il représentait.Ma mère était une femme frêle, douce, mais brisée par des secrets que je ne connais que trop peu. Elle ne m’a jamais parlé du manoir, de cette terre sauvage où nos ancêtres ont vécu, ni de ce qu’elle avait fui. Tout ce que je savais, c’était que je devais prendre possession de cet héritage, même si mon cœur refusait.Mes yeux étaient pleins de rêves et d’espoirs, quand j’ai franchi pour la premiè