LOGINSofia
La librairie est un lieu sombre et poussiéreux, sentant le vieux papier et la cire. C’est l’antithèse du monde clinquant de Lorenzo. Marco reste près de l’entrée, son imposante silhouette bloquant presque la lumière. Je m’enfonce dans les allées, entre des étagères montant jusqu’au plafond.
Au fond, une petite porte entrouverte laisse voir un bureau encombré. Mon cœur est un tambour fou. Je jette un regard derrière moi. Marco me surveille, mais son attention est retenue un instant par le libraire qui l’aborde pour lui demander s’il cherche quelque chose.
C’est mon moment.
Je pousse la porte et entre.
Il est là, debout, tourné vers la fenêtre qui donne sur une cour intérieure. Luca Conti. Il se retourne à mon entrée. Il ne sourit pas. Son visage est grave, tendu.
— Sofia.
Juste mon nom. Prononcé sans le possessif écrasant de Lorenzo. Comme une simple constatation. Un soulagement.
— Vous êtes fou, murmure-je, le dos contre la porte refermée. Mon garde du corps est à vingt mètres.
— C’est pour ça que nous n’avons que deux minutes, répond-il en se rapprochant. La bague… c’était un appel au secours ?
Ses yeux scrutent les miens, cherchant la vérité derrière les mensonges.
— Je ne sais pas, avoué-je, la voix brisée. Je… j’étouffe.
Les mots sortent dans un souffle, un aveu que je n’ai fait à personne.
— Je sais ce qu’il fait, Sofia. Je sais qui il est. Ce qu’il a fait. Vous n’êtes pas en sécurité.
— Vous ne comprenez pas. La prison la plus solide est celle où l’on vous dit que vous êtes aimée.
Un bruit dehors. La voix de Marco, plus forte. Il s’impatiente.
Luca pose une main sur mon bras. Son contact est chaud, réel. Une ancre.
— Je peux vous sortir de là. Mais il faut que vous soyez prête. Ce sera dangereux. Il faut des preuves. Des choses que vous avez peut-être vues, entendues.
— Il ne parle jamais de ça devant moi. Pas vraiment.
— Mais vous vivez avec lui. Vous avez accès à son bureau ? À son ordinateur ? À ses papiers ?
Le bureau de Lorenzo. Son sanctuaire interdit. Juste y penser me glace le sang.
— C’est impossible. C’est surveillé. C’est…
— C’est la seule façon, insiste-t-il, sa main serrant mon bras avec une urgence fébrile. Écoutez-moi. Dans trois jours, il y a une réception à la mairie. Lorenzo y va ?
Je hoche la tête, incapable de parler.
— Trouvez un prétexte pour ne pas y aller. Un malaise, une migraine. Je vous enverrai quelqu’un. Une femme. Elle aura une clé USB. Cachez-la. Et à la première occasion, copiez tout ce que vous pouvez trouver sur l’ordinateur de son bureau. Tout.
C’est de la trahison. C’est la guerre. Je regarde ses yeux, pleins d’une conviction qui me terrifie et m’attire. C’est le gouffre. Mais de l’autre côté, il y a peut-être la lumière.
— Sofia ! appela la voix grave de Marco depuis l’allée principale. Signora Rossi ? Tout va bien ?
Nos regards se croisent, un ultime instant de complicité volée.
— Je… je vais essayer, chuchoté-je.
— Je serai là, répond-il.
Je tourne les talons, ouvre la porte et repars dans l’allée, le visage brûlant. Marco me regarde, soupçonneux.
— Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, dis-je d’une voix que j’espère neutre. Rentrons.
En regagnant la voiture, le monde extérieur me semble différent. Les couleurs sont plus vives, les bruits plus aigus. J’ai peur. Une peur viscérale, paralysante.
Mais en serrant les poings, je sens là, au creux de ma paume moite, la mémoire du contact de sa main. Et pour la première fois, la peur a un goût qui n’est pas tout à fait celui de la mort, mais celui du risque, de l’interdit. De la possibilité.
J’ai menti, j’ai manigancé, et j’ai un rendez-vous avec la trahison dans trois jours. Je suis plus vivante que je ne l’ai été depuis des années, et je n’ai jamais été aussi proche de la mort.
Les trois jours qui suivent sont une éternité de mensonges silencieux. Chaque minute est un poison qui goutte dans le calice de ma vie. Je vis avec le sentiment constant d’être observée, traquée. Le regard de Lorenzo, autrefois une pesanteur familière, est devenu un scanner à rayons X qui dissèque mes moindres frémissements.
Je m’entraîne. Je m’entraîne à avoir l’air fatiguée. Je me regarde dans le miroir et je répète : « Je ne me sens pas bien. » Je pince mes joues pour leur donner une pâleur maladive. Je suis une actrice préparant le rôle de sa vie. La réception à la mairie est ce soir. L’angoisse est un nœud coulant qui se resserre autour de ma gorge.
Ce matin-là, au petit-déjeuner, je pose ma fourchette. Le métal tremble contre la porcelaine. Un vrai tremblement. La peur est un maestro efficace.
— Lorenzo… je… je ne me sens pas bien.
Il lève les yeux de son journal, un lent mouvement calculé. Ses yeux, deux silex, se posent sur moi.
— Oh ?
— Une migraine. Elle a commencé cette nuit. Je vois des taches. La lumière me fait mal.
SofiaLorenzo se lève avec une grâce d'animal. Il écrase son cigare dans le cendrier, méticuleusement.— Le public est arrivé, murmure-t-il.Ses pas résonnent alors qu'il se dirige vers la porte. Il ne me jette pas un regard. Je ne suis plus sa femme, son trophée, son unique faiblesse. Je suis un spectateur. Un témoin. Le prix de la trahison.La porte d'entrée claque en bas. Des voix étouffées montent. Deux. Celle, grave et contrôlée, de Lorenzo. Et une autre, que je reconnais trop bien, malgré la distance et les murs. Luca. Elle est crispée, tendue. Il ne sait pas. Mon Dieu, il ne sait pas qu'il marche dans une gueule de loup.Les pas approchent dans l'escalier. Lourds. Déterminés. Lorenzo entre le premier, reprenant sa place face à moi. Il a ce petit sourire en coin, celui qui précède toujours la tempête.Et puis Luca franchit le seuil.Son regard me trouve immédiatement, plantée dans ce fauteuil qui n'est pas le mien, sous la lumière crue de l'écran d'ordinateur. Ses yeux, ces yeux
Lorenzo Le temps s’étire, élastique et cruel. Le seul bruit est le ronronnement à peine audible de l’ordinateur, le petit disque dur qui continue, implacable, à vider ses secrets dans la clé USB dont la lumière rouge clignote, trahissant mon crime.Je devrais bouger. Arracher la clé. Fermer les fichiers. Crier. Pleurer. Quelque chose. Mais je suis paralysée, hypnotisée par sa présence silencieuse.Il avance enfin. Ses pas sont feutrés sur le tapis épais. Il contourne le bureau avec la démarche souveraine d’un prédateur inspectant son territoire violé. Son regard passe de mon visage, sans doute livide sous la lueur bleutée de l’écran, à la clé USB, puis à la barre de progression.Il s’arrête juste à côté de moi. Je peux sentir la chaleur de son corps, respirer le parfum familier de son savon, mêlé à l’odeur indéfinissable de la nuit. Une intimité qui devient, à cet instant, la chose la plus horrible au monde.Il se penche. Son souffle effleure ma tempe. Je ferme les yeux, m’attendant
SofiaElena et moi nous précipitons pour éponger avec des serviettes. Dans la confusion, alors que je suis penchée, je glisse la clé USB dans la poche secrète que j’ai cousue il y a des mois, par défi, dans la doublure de mon peignoir. Un geste invisible.Quand Elena part, avec un sourire professionnel et un regard complice pour moi, la clé est sur moi. Brûlante. Accusatrice.Marco monte vérifier.— Tout va bien, Signora ?— Mieux, merci Marco. Je pense que je vais essayer de dormir.Il hoche la tête et sort. La porte se referme.Le vrai combat commence maintenant.Je compte les minutes, assise dans mon lit dans le noir. J’écoute les bruits de la maison. La télévision en bas. Les pas de Marco faisant sa ronde. Je connais son parcours. Il passe devant le bureau de Lorenzo toutes les vingt minutes.Son bureau. L’antre du lion. Interdit. J’ai la clé. J’ai l’opportunité. Et j’ai une peur qui me tord les entrailles.Une heure passe. Puis une autre. La nuit est profonde. Je me lève, mon pei
SofiaJe baisse les yeux, jouant avec ma serviette. Je sens son regard peser sur moi, évaluant, jaugeant la véracité de mes mots.— Tu as besoin de repos, dit-il finalement, sa voix neutre. C’est sans doute mieux. Ces réceptions sont épuisantes. Tu resteras ici. Marco veillera sur toi.— Je n’ai pas besoin de Marco, protesté-je faiblement. Je vais juste dormir.— Marco restera, coupe-t-il avec une douceur qui n’admet pas de réplique. Je ne veux pas que tu sois seule si tu tombes plus malade.Bien sûr. Même malade, je dois être gardée. Emprisonnée. Je hoche la tête, feignant la résignation, alors qu’un affreux soulagement m’envahit. La première étape est franchie.La journée est un supplice. Je reste alitée, écoutant les bruits de la maison se préparer pour le soir. Lorenzo entre une fois, pose une main froide sur mon front.— Tu n’as pas de fièvre.— C’est… c’est neuralgique. C’est comme ça.Il hoche la tête, son expression impénétrable. Il se penche, dépose un baiser sur mon front.—
SofiaLa librairie est un lieu sombre et poussiéreux, sentant le vieux papier et la cire. C’est l’antithèse du monde clinquant de Lorenzo. Marco reste près de l’entrée, son imposante silhouette bloquant presque la lumière. Je m’enfonce dans les allées, entre des étagères montant jusqu’au plafond.Au fond, une petite porte entrouverte laisse voir un bureau encombré. Mon cœur est un tambour fou. Je jette un regard derrière moi. Marco me surveille, mais son attention est retenue un instant par le libraire qui l’aborde pour lui demander s’il cherche quelque chose.C’est mon moment.Je pousse la porte et entre.Il est là, debout, tourné vers la fenêtre qui donne sur une cour intérieure. Luca Conti. Il se retourne à mon entrée. Il ne sourit pas. Son visage est grave, tendu.— Sofia.Juste mon nom. Prononcé sans le possessif écrasant de Lorenzo. Comme une simple constatation. Un soulagement.— Vous êtes fou, murmure-je, le dos contre la porte refermée. Mon garde du corps est à vingt mètres.
Sofia Et puis, je le vois. Une lueur brève, au loin, près des arbres qui bordent la propriété. Une seule. Puis deux. Comme un signal.Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Il a trouvé la bague. Il est là.La fissure vient de s’élargir, et dans l’obscurité, je sens le vertige de l’abîme m’appeler. Je suis terrifiée. Et pour la première fois depuis des années, je me sens vivante .La nuit a été un long combat contre les draps, peuplée de regards accusateurs et de mains qui se referment. Au petit jour, je me sens plus épuisée que lorsque je me suis couchée. Le petit-déjeuner est un rituel silencieux. Lorenzo lit des rapports, son visage un masque de pierre. Il a oublié la tension de la veille, ou il a choisi de l’ignorer. Son monde doit rester lisse, sans aspérités.— Marco te conduira chez la modiste, puis aux boutiques de la Via Montenapoleone. J’ai annulé ton déjeuner avec Chiara. Tu as l’air fatiguée. Une journée calme te fera du bien.Un ordre, déguisé en sollicitude. Je hoche la







