Isabella
La nuit s’est épaissie, enveloppant la forêt d’un silence presque surnaturel. Aucun cri d’animal. Aucune chouette. Rien que le bruit lent de mes pas sur la neige fondue. L’air est glacial, mais ma peau, elle, brûle. Mon cœur cogne plus fort que je ne veux l’admettre.
Il est encore là. Je le sens.
L’homme la chose que j’ai trouvé dans la neige.
Et ce n’est pas la peur qui tord mes entrailles cette fois.
C’est… autre chose.
Un frisson coupable qui me serre le bas-ventre.
Je repense à ses yeux. À cette bouche tachée de sang. À son regard brûlant planté dans le mien comme une morsure. Il n’a pas dit un mot, mais son silence, lui, m’a retournée plus violemment que n’importe quel cri. C’est comme s’il avait parlé à ma chair, pas à mon âme.
Je pousse lentement la porte de la vieille cabane, celle que j’utilise pour stocker mes peaux et mes pièges. L’air y est plus tiède qu’à l’extérieur, mais il est chargé… saturé de lui. Une odeur métallique, sauvage, presque sucrée. L’odeur du sang, oui. Mais mêlée à quelque chose d’autre. Quelque chose d’intime, d’animalesque. Un parfum qui me happe sans prévenir.
Il est là. Allongé exactement comme je l’ai laissé. Sa chemise est ouverte, le tissu collé à sa peau par les taches séchées. Son torse est un livre de cicatrices, d’histoires violentes que je ne connais pas encore. Chaque muscle semble dessiné avec précision, non pas par la nature, mais par la survie.
Il semble presque endormi.
Mais il ne dort pas.
— Tu es revenue, murmure-t-il d’une voix rauque.
Mon souffle se bloque. Sa voix est grave, presque brisée, comme s’il avait hurlé pendant des siècles et qu’il venait tout juste de s’arrêter. Elle résonne dans mon ventre.
Je reste figée. Ses paupières se lèvent lentement, comme une bête qui s’éveille. Ses yeux croisent les miens, et je jure sentir une chaleur me couler le long des cuisses. Il ne me touche pas. Il ne bouge même pas. Et pourtant, mon corps réagit comme s’il m’avait déjà possédée.
— Je t’ai laissé vivre, dis-je, presque fébrile. Tu devrais être loin. Disparu.
— Tu m’as laissé respirer ton odeur, répond-il.
Sa voix est un murmure mais elle m’atteint comme un choc.
Il se redresse légèrement, les muscles de son ventre se contractent. Un fauve blessé, oui… mais toujours capable de tuer. Ma main se crispe sur le manche de mon couteau, mais je ne recule pas. Je ne peux pas. Il y a une part de moi, une part obscure, qui veut rester. Qui veut savoir jusqu’où il pourrait aller.
Peut-être parce que j’ai envie de ce danger-là.
Je m’approche. J’ai apporté un bol d’eau tiède, des linges propres. Une excuse. En vérité, j’ai besoin de le toucher. De sentir si sa peau est aussi brûlante que ce regard-là.
Je m’agenouille à ses côtés. Il ne me quitte pas des yeux. Des yeux si sombres qu’ils semblent me dénuder.
Je défais lentement les pans de sa chemise. Trop lentement. Le tissu râpe contre sa peau. Il gémit un son grave, retenu, qui me déchire. Pas de douleur. Non. De plaisir ? De tension ? Je ne sais pas, mais ça me retourne toute entière.
Je passe le linge sur sa peau. Il est froid. Surnaturellement froid. Et pourtant, sous mes doigts, il frissonne. Je sens son corps se tendre sous mes gestes. Une contraction dans ses reins, un tressaillement à peine perceptible.
— Tu n’es pas humain, soufflé-je.
Il rit doucement. Ce rire me fait l’effet d’un souffle chaud entre les cuisses.
— Et toi… tu n’es pas faite pour cette forêt. Tu chasses… mais c’est ton désir qui m’appelle.
Je rougis, et mon ventre se contracte. Je devrais m’éloigner. Me lever. Fuir. Le planter là.
Mais je continue à essuyer le sang. Mes gestes deviennent plus doux. Plus lents. Mon souffle se fait court, et je sais qu’il le sent. Je sais que mon cœur s’accélère. Que mon sang pulse sous ma peau.
— Comment tu t’appelles ? demandé-je, presque tremblante.
— Lucien.
Ce prénom me frappe en plein ventre. Ancien. Dangereux. Il a le goût d’une promesse brisée.
— Et toi ?
Je déglutis. Cela n’a pas d’importance.
Il tend la main. Sa paume se pose contre ma joue. Elle est glacée, mais mon corps réagit comme s’il m’avait caressée à l’endroit le plus intime. Je ferme les yeux une seconde. Je ne devrais pas le laisser faire. Mais je ne bouge pas.
— Tu brûles, murmure-t-il. Ton sang chante pour moi.
Je frémis. C’est une déclaration. Une malédiction.
Son regard s’enflamme. Un rouge éclatant, comme un reflet de lune dans une flaque de sang.
— Va-t’en, grogne-t-il soudain.
Je sursaute.
— Quoi ?
— Je ne tiendrai pas… si tu restes. J’ai faim. Et toi, tu sens le feu et le désir.
Je reste immobile. Je sens mes jambes trembler. Pas de peur. Non. D’un besoin terrible, honteux. L’envie de rester là. D’approcher ma bouche de sa gorge. De goûter à l’interdit.
— Je reviendrai demain, dis-je, plus bas qu’un souffle.
Il ne répond pas. Il ferme les yeux comme s’il luttait contre un démon intérieur. Je recule, à contrecœur. Je referme la porte de la cabane derrière moi.
Mais une partie de moi… est restée avec lui.
Cette nuit-là, je ne dors pas.
Je reste allongée dans l’obscurité, les draps trempés de sueur.
Je glisse ma main entre mes cuisses.
Et je pense à lui.
À sa peau froide.
À ses yeux rouges.
À sa bouche qui n’a encore rien goûté de moi.
Je jouis en silence.
Isabella Le matin est cruel.Pas à cause de la douleur. Ni du froid. Mais à cause de ce vide.Lucien n’est plus là.Je me redresse, nue sous les fourrures éparses, encore imprégnées de sa chaleur. L’odeur de nos corps mélangés flotte dans l’air. Fer, sueur, feu. La trace d’une nuit trop réelle pour ne pas laisser de cicatrices.Mais la cabane est silencieuse. Trop. La bête a disparu.Je m’habille lentement. Mes membres sont engourdis. Pas seulement par le froid, mais par ce qui s’est brisé en moi, ou peut-être ce qui s’est révélé.Lucien. Il m’a prise comme s’il allait mourir. Comme s’il voulait tout me voler avant de s’éteindre. Et moi, je l’ai laissé faire. J’ai répondu à sa faim par la mienne.Qu’est-ce que je suis devenue ?Je sors de la cabane, les bottes s’enfonçant dans la neige gelée. Le ciel est encore teinté de nuit, entre gris et pourpre. Le silence est total. Oppressant. Pas une branche ne craque. Pas un souffle. Comme si la forêt retenait son souffle après ce que nous av
Isabella Il ne bouge pas.Ses bras m’enserrent toujours, avec cette étrange violence contenue, cette tendresse qui tranche comme une lame. Comme si je n’étais ni tout à fait proie, ni tout à fait amante. Son torse contre le mien est froid, tendu, presque tremblant. Et pourtant, je sens cette chaleur irradier entre nous, cette tension électrique qui fait vibrer l’air.Lucien me tient comme on retient un souffle. Un cri. Un dernier instant de contrôle avant l’abandon.Et moi… je ne fuis pas.Je devrais. Mon esprit me hurle de partir, de quitter cette cabane de pierre, cet abri trop silencieux, trop dangereux. Mais je suis incapable de m’éloigner. Mon corps refuse. Mon cœur s’enlise. Ce n’est pas la peur qui m’étreint. C’est autre chose. C’est cet instinct ancestral, cette pulsion presque animale qui me pousse vers lui.Je suis à genoux devant une créature née de la nuit. Et je veux qu’il me touche.— Pourquoi tu me regardes comme ça ? je murmure, la voix rauque, étranglée par l’émotion
LucienL’aube est une morsure.Elle ne se contente plus de me frôler : elle me ronge. Chaque seconde, chaque parcelle de lumière s’insinue à travers les fentes du bois comme une traque silencieuse, une brûlure invisible qui m’arrache à moi-même. Même ici, dissimulé dans cette cabane que j’ai bâtie de mes propres mains, refuge précaire fait de peaux et d’ombre, elle me trouve. Elle me rappelle ce que je suis devenu.Une ruine.Un vestige.Un monstre.Et pourtant, ce matin, je ne bouge pas. Je l’attends.Isabella Je connais son prénom maintenant. Pas parce qu’elle me l’a donné. Mais parce qu’il est imprimé en elle. Dans la manière qu’a son souffle de se suspendre au bord d’un soupir. Dans la chaleur de son sang, sa façon de serrer les dents quand elle pense que je ne regarde pas. Ce nom flotte autour d’elle comme un parfum oublié. Il est elle. Sauvage. Résiliente. Indomptable.Je l’ai vue venir bien avant qu’elle n’arrive.L’écho de ses pas dans la neige. Son odeur, mélange de cendre,
Isabella Le jour se lève lentement, comme s’il hésitait à toucher cette partie du monde. Les arbres sont figés sous une couche de givre, et la brume s’accroche encore entre les troncs, paresseuse, blanche comme le souffle des morts. Le silence est épais, presque religieux.Je suis déjà debout.Je n’ai pas dormi. À peine fermé les yeux. J’ai passé la nuit à marcher de long en large, dans la chaleur tiède de ma cabane, le feu réduit à des braises. Mes pensées tournaient en boucle autour de lui, de sa voix, de ses yeux rouges, de ses mains puissantes. Autour de cette chose qui palpite en moi depuis notre premier regard.Lucien.Son nom s’impose dans mon crâne, comme une incantation que je n’ai jamais prononcée à voix haute, mais que mon corps connaît déjà par cœur.Je rabats une peau de renard sur mes épaules. Dehors, l’air est mordant, presque cruel. Chaque bouffée que j’inspire me brûle la gorge, mais cela m’aide à garder pied, à ne pas céder entièrement à cette fièvre intérieure. Le
Isabella La nuit s’est épaissie, enveloppant la forêt d’un silence presque surnaturel. Aucun cri d’animal. Aucune chouette. Rien que le bruit lent de mes pas sur la neige fondue. L’air est glacial, mais ma peau, elle, brûle. Mon cœur cogne plus fort que je ne veux l’admettre.Il est encore là. Je le sens.L’homme la chose que j’ai trouvé dans la neige.Et ce n’est pas la peur qui tord mes entrailles cette fois.C’est… autre chose.Un frisson coupable qui me serre le bas-ventre.Je repense à ses yeux. À cette bouche tachée de sang. À son regard brûlant planté dans le mien comme une morsure. Il n’a pas dit un mot, mais son silence, lui, m’a retournée plus violemment que n’importe quel cri. C’est comme s’il avait parlé à ma chair, pas à mon âme.Je pousse lentement la porte de la vieille cabane, celle que j’utilise pour stocker mes peaux et mes pièges. L’air y est plus tiède qu’à l’extérieur, mais il est chargé… saturé de lui. Une odeur métallique, sauvage, presque sucrée. L’odeur du s
IsabellaLe froid est une vieille habitude.Il me mord les joues comme un chien affamé, me creuse les os, me rappelle que je suis bien vivante — du moins, tant que je continue à avancer. Les branches craquent sous mes pas, recouvertes de givre, et mon souffle s’élève en volutes blanches dans le matin brumeux. L’hiver est rude cette année. Mais il est toujours rude ici. C’est pour ça que je suis venue.Personne ne survit dans cette forêt sans le vouloir vraiment.Je remonte le sentier que j’ai moi-même tracé, une vieille piste de cerf que j’ai aménagée, qui serpente entre les conifères et longe la rivière figée. Les pièges sont alignés comme les battements d’un cœur régulier. Je les vérifie chaque matin. C’est ma routine. Ma survie. Ma paix.Le premier piège est vide. Le second aussi. Le troisième contient un lièvre blanc, les yeux ouverts dans la mort. Je le détache en silence, sans émotion. La nature prend, la nature donne. C’est une loi plus ancienne que les lois des hommes. Plus ju