Alba
Le miroir me renvoie l’image d’un mensonge.
La robe noire épouse mes formes comme une arme silencieuse. Tissu fendu jusqu’à la hanche, épaules dénudées, chaque détail calibré pour détourner les regards de ce que je suis réellement. Ce n’est pas un vêtement. C’est une couverture. Une distraction. Une stratégie.
Je suis prête.
Ou je me le répète, comme un mantra.
Je sais ce que je dois faire. Ce que je suis venue chercher.
Des preuves. Des aveux. Des failles.
La voiture file à travers Milan. À mes côtés, Sandro Moretti. L’homme que je suis censée piéger. L’homme dont la voix, parfois, me trouble plus que je ne l’admets. Ce n’est pas une simple mission. C’est une guerre souterraine. Et chaque seconde passée avec lui est une ligne fine entre le danger et… autre chose.
Il ne parle pas. Moi non plus.
Il me fixe. Ce regard qui ausculte, devine, fouille. Il sent que quelque chose cloche. Mais il ne sait pas quoi.
— Tu n’as pas peur ? demande-t-il enfin, la voix basse.
Je tourne la tête vers lui.
— Si. Mais pas de ce dîner.
Un rictus, presque admiratif, soulève le coin de ses lèvres.
— Alors… tu as peur de moi ?
Je soutiens son regard. Trop longtemps.
Puis je détourne les yeux.
La voiture s’arrête devant la villa Marchesi.
Un majordome ouvre la portière. J’inspire, descends la première. Talons qui claquent sur le marbre. Démarche droite. Contrôle absolu. Chaque mouvement étudié. L’agent infiltrée prend la place de la femme.
Je pénètre dans l’antre.
Et le piège se referme.
Sandro
Elle les fait taire.
C’est la première chose que je remarque. Ce silence brutal qui tombe lorsqu’elle entre. Les Marchesi, les Costa, même les vieux rats des clubs de jeu baissent les yeux un instant. Pas par peur. Pas encore. Mais par trouble.
Parce qu’elle détonne.
Elle ne joue pas à la jolie poupée mafieuse. Elle est droite. Glaciale. Et il y a dans ses yeux une lumière que je ne sais pas nommer.
Danger ou loyauté.
Et je ne sais toujours pas pour qui elle joue.
Je les observe. Tous. Puis je les vois.
Marchesi, le patriarche. Froid, méprisant. Ses gestes sont ceux d’un roi sans couronne.
Et Riccardo.
Un visage que je n’aime pas croiser.
Ambitieux. Doux en surface. Froid jusqu’à la moelle. C’est un calculateur, un banquier du crime. Et ce soir, il s’intéresse à elle.
Alba
Je le vois.
Riccardo.
Dans son costume trois-pièces. À parler politique criminelle entre deux verres de vin. Le genre d’homme qui transforme la trahison en art de vivre.
Il me regarde. Insistant. Trop longtemps.
Je soutiens.
Je ne sais pas qui il est. Mais son regard me vrille l’échine.
Un mélange étrange. Dérangeant. Comme si quelque chose en moi se souvenait… sans comprendre.
Il tente un sourire. Je n’en offre aucun. Ce n’est pas le moment.
Marchesi s’approche.
— Sandro. Et vous devez être… la mystérieuse nouvelle recrue.
Il me tend la main.
Je la prends. Ferme. Froide. Je serre un peu trop. Test de dominance. Il réagit à peine, mais je note la tension de sa mâchoire.
— Alba. J’aime voir les monstres de près.
Il sourit. Mais ses yeux me classent déjà.
Nous sommes placés à table. Décor ridicule. Tapisseries vieillottes et verres à vin hors de prix. Tous les convives parlent trop. Ils essaient de me jauger.
Mais moi, je les analyse.
La conversation dévie. Lentement. Jusqu’au moment attendu.
— On dit que vous avez quitté votre ancienne vie avec fracas, glisse un homme à ma droite. Une chirurgienne devenue reine de l’ombre… Ou est-ce une autre légende ?
Je ris doucement.
— Les légendes naissent quand les hommes ont besoin d’expliquer ce qu’ils ne contrôlent pas.
— Et que cherchez-vous ? La gloire ? La vengeance ?
Je repose ma fourchette. Mes yeux fixent les siens.
— Ce que je cherche ? Des noms. Des visages. Des chaînes à briser.
Un silence s’installe. Puis une voix familière, venimeuse, fuse au bout de la table.
Riccardo.
— Toujours aussi théâtrale, on dirait. Vous aimez les grandes phrases.
Je le regarde, tranquille.
— Et vous, vous aimez vous cacher derrière les autres quand ça saigne ?
Je me penche légèrement.
— Vous croyez que vous êtes à l’abri ici ? C’est adorable.
Il pâlit. Et Sandro, calme, glisse lentement :
— Si elle est là, ce n’est pas pour jouer. Elle est là pour reprendre ce qui lui revient.
Un frisson me traverse. Pourquoi ai-je l’impression que ces mots résonnent plus loin que je ne l’avais prévu ?
Sandro
Je vois les fissures apparaître. Les alliés se jaugent. Certains détournent le regard. D’autres enregistrent. Les lignes bougent.
Et Alba… elle se tient droite au milieu du champ de mines.
Ils ne savent pas encore ce qu’elle est. Ce qu’elle est venue faire. Mais ils commencent à comprendre qu’elle ne disparaîtra pas.
Elle est le couteau qui siffle avant l’impact.
Le dîner s’achève.
Un homme m’aborde. Un autre glisse une carte dans le sac d’Alba.
Je note. Je garde tout. Mais c’est elle qu’ils regardent.
Et ils hésitent déjà.
Alba
De retour dans la voiture, je reste immobile.
Ce monde me donne la nausée.
Mais j’y suis entrée. Volontairement.
Je sens Sandro me frôler. Il effleure ma main.
— Tu as été parfaite.
Je retire mes doigts.
— Je n’ai pas fait ça pour toi, Sandro.
— Je sais. Tu l’as fait pour celle que tu étais ?
Je le regarde. Trop longtemps.
Puis je murmure :
— Non. Je l’ai fait pour ceux qu’on enterre en silence. Ceux qu’on oublie.
Je fais ça pour eux. Pour ceux qui n’ont jamais eu la chance de se défendre.
Sandro
Je la regarde entrer chez moi.
Elle ne tremble pas. Ne recule pas. Mais je sens quelque chose sous la surface.
Ce n’est plus juste du feu.
C’est une forme de rage contrôlée. Une volonté plus froide que la mienne.
— Tu veux boire quelque chose ?
— Non.
Elle s’avance. Ses yeux sont calmes. Trop calmes.
— Ce soir, je veux que tu me montres ce que tu vois quand tu me regardes. Pas comme un homme. Comme un ennemi. Comme un allié. Je veux savoir où tu me places.
Je fronce les sourcils.
— Tu veux savoir si je te crois ?
— Non. Je veux savoir si tu me redoutes.
Je m’approche.
Et je comprends.
Ce n’est pas une femme.
C’est un verdict.
Alba
Ce soir, je ne suis pas là pour aimer.
Je suis là pour apprendre ce qu’il cache derrière ses murs.
Et peut-être… pour commencer à les faire tomber.
AlbaJe suis restée dehors plus d’une heure.À marcher. À tourner en rond. À ne pas céder.À sentir le poison s’infiltrer sous la peau.Ils veulent que je m’habitue.Que j’apprenne à donner des ordres. À déléguer la violence.À m’asseoir à leur table avec du sang sous les ongles et un sourire aux lèvres.Ils veulent faire de moi leur miroir.Mais je suis flic.Je suis flic.Même si tout le monde m’a oubliée.Et c’est justement pour ça qu’ils devraient se méfier.J’ai fini par rentrer.Pas à mon ancien appartement. Pas dans l’un de leurs lofts aseptisés.Non. Un hôtel discret, tenu par une vieille connaissance. Quelqu’un qui ne pose pas de questions. Qui a encore quelques dettes envers moi.Je verrouille la porte. Deux fois.Je cale une chaise sous la poignée.Je garde mes bottes aux pieds.Et je compose le numéro.Une seule sonnerie.Puis une voix. Râpeuse. Méfiante. Masculine.— T’as mis le temps.Je ne dis rien tout de suite.Parce que cette voix, je la reconnais.Silvio Moresco.An
AlbaLe papier brûlé flotte encore dans ma gorge.Je me suis lavée les mains trois fois. Eau chaude. Froide. Frottement jusqu’à l’écorchure.Le savon mousseait rouge.Mais je sais ce que j’ai touché.Et ce n’est pas de la culpabilité.C’est plus sale.Plus profond.Plus définitif.Je quitte l’hôtel avant l’aube.Pas de regard en arrière. Pas de bagage. Juste ce que je porte sur moi. Et cette clé USB, glissée dans la doublure de ma veste.Mes doigts ont reconnu l’endroit à l’aveugle. Réflexe d’ancien flic.Double du message ? Test ? Menace ? Je n’en sais rien.Mais je reconnais les codes. La paranoïa. Les pièges.C’est comme une seconde peau. Une sale habitude.Ce que j’étais avant ne me lâche pas. Même si je n’en suis plus digne.Le téléphone prépayé a vibré à 5h12.Un seul mot à l’écran.“Monteverde.”Pas besoin de plus.Je connais le protocole.Sandro appelle.Et je dois répondre.La villa de Monteverde surplombe Rome comme un mausolée propre sur lui.Façade blanche. Allées taillées
AlbaJe pensais avoir connu la peur.La vraie.Celle des couloirs vides à l’hôpital après une opération ratée.Celle d’un battement de cœur de trop pendant une filature.Celle qui surgit au fond des yeux d’un homme qu’on pensait aimer.Mais ce matin-là, ce n’est pas de la peur.C’est pire.C’est l’acceptation.La résignation froide qui s’installe quand on comprend qu’on ne pourra pas s’échapper.Quand on sait, au fond, qu’on ne veut même plus fuir.Je descends. Les marches grincent à peine. La maison est baignée de cette lumière bleue, pâle, maladive, juste avant l’aube.Sandro est déjà debout.Chemise blanche. Mains croisées dans le dos. Regard calme.Trop calme.— Tu pars ce soir, dit-il.Je m’arrête net.Il ne me regarde même pas.Comme s’il parlait à quelqu’un qui n’existe plus.— Direction Bari. Un contact sur place. Tu vas prendre en charge la livraison.Je fronce les sourcils.— Une livraison ? Pourquoi moi ?Il se tourne légèrement. Son regard me transperce.— Parce que c’est
AlbaIl fait encore nuit quand je me réveille.Pas parce que je veux. Parce que je sens que quelque chose a changé.Un courant d’air dans la maison. Un frisson dans les murs. Une tension sourde, presque imperceptible, comme une bête tapie qui retient son souffle.Je me lève sans bruit. Pieds nus sur le marbre froid. Je traverse le couloir, chaque pas plus pesant que le précédent. La maison est calme, trop calme. Les gardes changent rarement de poste avant six heures. Il est à peine quatre.Mais je le sens.Quelque chose est en train de se mettre en place.Et je ne suis pas sûre d’en faire partie.Je descends.La lumière est allumée dans le bureau de Sandro. La porte entrouverte. Une voix rauque filtre à travers.— Ils seront là à l’aube, dit-il.Je m’arrête.Pas un mot. Pas un geste.Je retiens ma respiration.Une autre voix répond. Carlo.— Tu es sûr qu’elle ne va pas les prévenir ?— Elle est encore là, non ? Si elle avait voulu parler, elle l’aurait déjà fait.Silence.Puis :— Mai
AlbaLe trajet jusqu’à Ancône se fait sans un mot.Je suis assise à l’arrière du SUV blindé, à la gauche de Sandro. À droite, Carlo. Deux murs. Deux loups. Le silence entre nous est plus dense que l’asphalte qui défile sous les roues.Le port approche.Je reconnais les rues. Les entrepôts. Les docks. J’ai patrouillé ici. En civil. En mission. En infiltration. J’y ai marché comme une ombre parmi les ombres, toujours avec ce sentiment d’être au-dessus, en contrôle.Mais aujourd’hui, je suis de l’autre côté.Pas en haut. Pas en bas.Coincée.Et tout me brûle.— Tu connais le quai 17 ? demande Sandro sans me regarder.Sa voix est basse. Tranchante. Presque calme.— Oui, je réponds.Je pourrais mentir. Je pourrais feindre l’ignorance.Mais il le saurait.Il sait déjà.Il sait tout. Ou presque.Et il attend que je fléchisse.Il ne veut pas que je prouve mon innocence. Il veut que je me trahisse moi-même. Que je cède à ce sang que je nie, à cette part que je combats.Mais je tiendrai. Encore
SandroL’aube n’a pas encore percé quand j’ouvre les yeux.Je suis allongé, seul, sur ce canapé que j’ai refusé de quitter. Pas parce que j’avais sommeil. Pas parce que j’avais besoin de repos.Mais parce qu’elle est partie.Parce qu’elle a préféré dormir dans l’autre chambre. Loin de moi. Loin du feu qu’on avait allumé, ensemble. Loin du choix qu’elle n’a pas voulu faire.Et ça, c’est pire que le rejet.Elle m’a laissé là, avec mon désir encore brûlant, avec ma colère, ma frustration, et cette sensation d’échec collée à la peau.J’ai vu sa nuque se redresser. J’ai entendu la porte se refermer.Et j’ai laissé faire.Pas par faiblesse. Ni par pitié.Mais parce qu’un fil s’est tendu entre nous hier soir.Un fil aussi fin qu’un souffle, aussi tranchant qu’un rasoir. Un fil prêt à céder. Ou à étrangler.Je me redresse. Le cuir du canapé colle à ma peau nue. Ma chemise est encore entrouverte. Mon torse est marqué de cette tension que je n’ai pas libérée. Une tension animale, profonde, et s