Lyra
Le quartier pue la résignation.
Les murs suintent le renoncement. Lépreux, couverts de moisissures et de souvenirs oubliés. Les vitres sont barricadées, les toits pleurent une pluie acide. Tout semble sur le point de s’écrouler, mais rien ne tombe. Ce quartier est un mensonge qui tient debout par habitude. Comme ma famille.
À chaque pas, mes talons s’enfoncent dans un bitume fissuré, gorgé d’eau stagnante.
Les flaques puent la rouille et l’humiliation.
Un chat famélique traverse ma route en crachant. Il me ressemble trop.
Je monte les marches de l’immeuble, lentement, comme on gravit un échafaud.
L’odeur de friture rance, de linge moisi, de colère figée m’agrippe la gorge. Chez nous, l’air est lourd. Il ne circule pas.
Rien ne respire ici.
Rien ne grandit.
Même pas l’amour.
J’ouvre la porte. Elle grince comme toujours. Elle gémit, comme si elle savait ce qui m’attend.
Cassandre est là.
Reine de pacotille sur son trône éventré, jambes croisées, tasse de café en main, le regard planté dans le vide.
Les cheveux emmêlés, le maquillage effacé.
Et pourtant, toujours ce mépris sur les lèvres, comme un rictus figé.
Quand elle me voit, elle se redresse. Son masque se recompose aussitôt, venimeux.
— Où étais-tu hier ? crache-t-elle. Tu n’es pas rentrée ! T’as dû finir avec ce type sauvage, hein ? Comme une pute sans lendemain !
Sa voix m’éclate dans le crâne.
Avant, je me serais tue.
Avant, j’aurais baissé les yeux.
Avant… j’aurais demandé pardon, même sans avoir rien fait.
Mais plus maintenant.
Je m’avance.
Je n’hésite pas.
Ma main part.
La gifle claque, nette. Brutale.
Cassandre recule sous l’impact, comme soufflée par une bourrasque.
Elle perd l’équilibre. Tombe sur le sol crasseux dans un gémissement étranglé.
Et moi… je sens une chaleur me traverser. Une certitude.
Je ne suis plus la petite sœur docile.
Je suis la fille qu’ils n’ont jamais su aimer.
Elle tente de se relever. Mais ma rage explose. Je la frappe encore, pas comme une sœur. Comme une vérité qu’on a piétinée trop longtemps.
Elle hurle, se protège le visage, recule en pleurant, rampant vers le buffet.
— Espèce de tarée ! Tu vas me casser la mâchoire.
— Je t’aurais déjà brisée si j’étais comme toi, je crache. Mais moi, je frappe pour la vérité. Pas pour soumettre.
Les pas précipités dans le couloir.
Nos parents adoptifs déboulent dans le salon.
Ma mère, en peignoir rose passé, les cheveux en bataille.
Mon père, le visage rouge de rage, les poings déjà levés.
— Lyra ! rugit-il. Tu es malade ?! Comment tu peux frapper ta sœur ? Comment peux-tu…
Je le fixe.
Son regard glisse sur moi sans jamais s’accrocher.
Comme d’habitude.
— Tu m’as jamais regardée comme ta fille, dis-je. Juste comme un poids de plus. Une erreur de plus à supporter.
Cassandre se redresse lentement. La joue en feu, les yeux noyés de haine.
— Sale ingrate ! crie-t-elle. Bâtarde ! Nous t’avons adoptée et voilà comment tu nous remercies ? Tu devrais nous lécher les pieds pour chaque repas qu’on t’a donné !
Le mot tombe.
Adoptée.
Il explose dans ma tête comme une bombe au napalm.
Je n’ai même pas le temps d’en douter.
Tout s’aligne.
Tout.
La distance. Les regards. Les silences. L’indifférence. La honte qu’ils ont toujours eue de moi.
Adoptée.
Je chancelle.
Je regarde ma mère, non, cette femme et je lis dans ses yeux la panique de celle qui a trop menti.
Je regarde mon père, ce mur froid et il détourne le regard.
Ils savaient que je le découvrirais un jour.
— C’est donc pour ça… je murmure, la voix brisée. Pas étonnant que vous m’ayez toujours traitée comme une servante.
Le silence devient acide.
Je recule.
Mais mes mots continuent de couler, comme du poison trop longtemps contenu.
— Vous m’avez élevée avec rancœur. Pas avec amour. Vous m’avez tolérée. Supportée. Jamais aimée. Mais c’est fini. Je vais vous rembourser. Chaque repas. Chaque vêtement. Chaque foutue seconde que j’ai passée ici. Parce qu’à partir d’aujourd’hui… je ne fais plus partie de votre famille.
La sonnette . Brutale.
Comme un cœur qu’on redémarre à coup d’électricité.
Tous se figent.
Je me tourne lentement.
J’ouvre.
Et là…
Sur le palier, deux silhouettes.
Une femme élégante, en manteau beige, les cheveux relevés en un chignon parfait, les yeux pleins de larmes.
Un homme droit comme une lame, rigide dans son costume.
Derrière eux, deux gardes du corps. Une berline noire étincelle devant l’immeuble.
La femme me regarde comme on retrouve la lumière après des années de nuit.
Et soudain, elle m’enlace.
— Ma chérie… tu as tant souffert…
Je reste figée.
Ses bras sont inconnus.
Mais ils ne mentent pas.
Ils sont chauds. Infiniment doux.
Je sens son cœur battre contre ma joue.
Cassandre surgit derrière moi.
— Vous vous trompez de personne ! hurle-t-elle.
Mais la femme recule. Elle me regarde dans les yeux.
— Non, murmure-t-elle. Nous cherchons notre fille depuis des années.
Je reste muette. Mon monde s’effondre.
L’homme s’approche, la voix tremblante.
— Tu t’appelais Liora. Tu avais trois ans. Tu t’es perdue un dimanche, au parc. Ta nounou t’a prise. Elle a disparu. Et toi aussi… Tu étais trop petite pour dire ton nom. Trop jeune pour te souvenir.
Il sort une photo.
Une petite fille. Robe blanche. Boucles brunes.
Un grain de beauté sur le bras.
La femme me prend la main, retrousse la manche.
Le même.
Exactement au même endroit.
Je vacille.
Ma gorge se serre.
Ma poitrine explose.
Je me retourne.
Je vois Cassandre, pâle comme la mort.
Mes parents adoptifs, paralysés.
Ils savaient.
— Tu es ma fille, dit-elle.
Et elle m’ouvre les bras.
Je m’effondre contre elle.
Je pleure.
Vraiment.
Pas des larmes de rage.
Pas de honte.
Pas de solitude.
Des larmes que je n’avais plus le droit de verser depuis l’enfance.
Elle me serre fort.
Et je sens… un mot que je n’avais jamais connu.
Chez moi.
Cassandre
Je suis restée là, sur le sol, les joues en feu, les poings fermés, les mâchoires serrées à m’en faire saigner les gencives. Tout tourne en boucle dans ma tête.
La gifle.
Le regard de Lyra.
Celui qu’elle ne m’avait jamais lancé avant. Un regard de mépris. De rupture. De vérité.
Et puis cette femme. Sortie d’un rêve. Ou d’un cauchemar.
Habillée comme dans les magazines que je feuillette pour me faire mal. Perles, chignon parfait, parfum de richesse.
Et Lyra.
Cette Lyra.
Dans ses bras.
Je serre les dents.
Non.
Ça ne peut pas finir comme ça. Pas comme ça.
CassandreIls disent que la mer efface tout. Moi, je sais qu'elle garde les derniers mots au fond des corps, qu'elle conserve les promesses tranchées et les noms qu'on a criés avant de s'éteindre. C'est pour ça que j'ai choisi la mer : elle sera la mémoire muette qui n'oublie rien. Elle recevra Lyra comme on reçoit une dette enfin rendue.Je les rassemble près du quai, trois silhouettes droites, les visages allumés d'une obéissance que j'aime. Les hommes de main n'ont pas besoin d'ordres interminables pour comprendre ; ils lisent la précision dans mes silences. Je leur donne les détails comme on donne une partition : départ à la tombée, deux heures de navigation, un point , le seul , où le courant avale les traces et où la nuit est assez profonde pour se taire. Pas de cris inutiles, pas de spectacle. Je veux que tout soit ordonné, net, irréfutable.« Vérifiez les amarres, » dit l'un en hochant la tête. « Le moteur, la réserve d'essence, l'ancre. »Je hoche la tête. La minutie m'apaise
Cassandre Je ne veux pas la tuer dans l’ignorance. Je veux qu’elle sache ce qui lui arrive, que son regard me reconnaisse quand la responsabilité lui éclatera à la figure. C’est une cruauté calculée : la faire dériver entre vie et mort, la voir lutter contre l’absurde de sa chute , sans tomber dans la pornographie de la douleur. Je décris, j’imagine, mais je ne m’attarde pas sur l’horreur des gestes. La vengeance c’est d’abord une image nette, puis un effondrement.Je me souviens d’un été, autrefois, où je regardais la mer en silence, croyant qu’elle me rendrait plus forte. Elle m’avait donné du recul, mais jamais le pardon. Le pardon me paraissait alors un luxe pour ceux qui n’avaient pas faim. Maintenant, je veux tailler cette faim dans le paysage. Je veux inscrire sur son corps la reconnaissance de ce qu’elle m’a pris. Pas seulement pour moi , pour toutes les petites choses qui n’ont pas de voix quand on les piétine.Un rire siffle dans ma poitrine, petit, presque enfantin. Je le
CassandreJe m’adosse au carton humide, un coin d’entrepôt qui sent la rouille et le sel. Les néons grésillent au-dessus de ma tête comme des insectes mourants. Autour de moi, l’espace est une cathédrale basse, pleine de caisses empilées et d’ombres qui reçoivent mes pensées sans les juger. Je souris sans plaisir ; ce n’est pas un sourire de joie mais celui d’une machine qui se calibre à l’heure de l’exécution.Ils m’ont volé des mois. Ils m’ont pris des regards, des promesses, des rendez-vous qui me revenaient de droit. Ils ont pillé l’éclat que j’avais préparé patiemment, comme on accumule des pierres précieuses. Lyra a porté ces heures comme un gant, avec une insouciance que je n’ai jamais connue , elle riait, elle se laissait aimer, et son sourire devenait la monnaie qui m’ôtait mon dû. Quand elle a parlé, elle a voulu se blanchir avec la vérité ; mais la vérité est une matière malléable entre des mains pressées. Elle a façonné la sienne et, malgré moi, l’a imposée aux autres.Je
Lyra — Moi, on m’a regardée comme la coupable. On m’a retiré la liberté. On m’a arraché des mois avec mon Alexandre . Et toi ? Toi, tu vivais comme si de rien n’était. Tu riais. Tu vivais. Tu attends son enfant.Ses doigts se serrent autour du carnet, comme si chaque page était un os à mâcher. Il y a une folie froide qui brille au fond de ses prunelles : la certitude d’un droit bafoué, d’un remboursement à réclamer.— Aujourd’hui, dit-elle, ma voix s’adoucissant d’un cran sinistre, aujourd’hui c’est mon tour. Aujourd’hui, je te rends ce que tu m’as pris.Elle avance, et cette fois, pas de gifle mais une proximité choisie. Sa main effleure ma joue, puis la laisse glisser lentement, comme pour mieux mesurer la douleur qu’elle a infligée. Mon corps tout entier proteste ; la faiblesse pèse sur mes membres comme une armure trop lourde.Je veux la contredire. Je veux lui rappeler la vérité qu’Alexandre n’était la propriété de personne, que je n’ai jamais voulu briser un avenir, que mon inn
LyraLa porte claque; ce bruit me ramène au monde comme un coup de fouet. J’ai à peine le temps de reprendre mon souffle que la lumière du néon s’abat sur Cassandre qui revient comme une tornade amusée. Elle ne marche plus, elle avance en défi, chaque pas mesuré, chaque regard un verdict.Avant que je puisse prononcer un mot, elle est là, tout contre moi. Son visage est proche, ses yeux brillent d’une défiance qui n’admet aucune pitié. Puis, sans prévenir, elle lève la main.La gifle claque dans la pièce, sèche, nette. Le son résonne contre les murs, plus violent que la moindre parole. Ma tête bascule, mes joues brûlent. Pour un instant, tout s’efface , la douleur, la surprise, la honte. Les deux hommes s’écartent comme si l’air avait été fendu, hébétés, fascinés.— Voilà pour tes mensonges, dit Cassandre d’une voix qui n’a rien d’un murmure.Elle ne s’assoit pas. Elle me toise, comme on toise une proie avant de l’achever lentement. Son souffle est stable, calculé. Ses doigts jouent a
LyraCassandre. Le nom se pose dans la pièce, lourd, familier, comme une menace qui reprend ses droits. Elle se tient dans l’embrasure, pas un masque cette fois , son visage est découvert, éclairé par le néon, et son sourire est exactement ce dont je me souvenais : une lame.Elle s’avance lentement, sans hâte, savourant chaque centimètre qui la sépare de moi. Ses yeux, quand ils croisent les miens, brillent d’un plaisir cruel, comme si elle goûtait déjà ma faiblesse. Les deux hommes reculent instinctivement devant elle ; leur loyauté vacille sous son regard. Cassandre incline la tête, comme pour mieux m’étudier , comme si j’étais une plante malade qu’on examine avant de la couper.— Tiens, tiens… murmure-t-elle. On dirait que quelqu’un a soif.Sa voix n’a rien d’un reproche. C’est une caresse qui étrangle. Je sens mes forces se concentrer sur la simple tâche de garder la tête droite. Chaque mot brûle ma gorge.— Cassandre, dis-je d’une voix qui a perdu ses bords. Qu’est-ce que tu… pou