LOGINMAYA
Le temps se fige dans la cabine exiguë du van. La seule chose qui existe, c'est la pression de ses doigts autour de mon poignet. Une prise qui promet des ecchymoses. Sa peau est brûlante, sa fièvre une fournaise palpable même à travers mon propre sang froid. Ses yeux gris, d'un métal terni par la douleur et la perte de sang, ne clignent pas. Ils absorbent. Ils dissèquent. Ils condamnent.
Mon cœur, ce traître, cogne soudain contre mes côtes comme un oiseau pris au piège. Mais mon visage reste un masque de calme insolent. C'est mon armure. Celle que je porte sur scène, celle que je porte dans la vie.
Il essaie de parler. Ses lèvres gercées s'entrouvrent, un souffle rauque s'en échappe. Pas des mots. Un grognement. Celui d'un loup pris dans un piège, prêt à se ronger la patte.
— Du calme, Rambo, je murmure, ma voix étonnamment stable. Si tu me broies le poignet, je ne pourrai pas finir de te recoudre. Et franchement, mon ouvrage est déjà assez chaotique comme ça.
Ses doigts se resserrent une fraction de seconde. Une lueur de rage pure traverse son regard vitreux. Puis, comme si l'effort était trop grand, sa prise se relâche légèrement. Ses paupières papillotent. La conscience est une marée trop forte pour lui, elle se retire aussi vite qu'elle est venue. Sa main glisse de mon poignet, atterrit mollement sur le matelas, mais ses yeux restent entrouverts, fixes sur moi, comme s'il craignait que je ne disparaisse, ou que je ne lui plante mon aiguille dans le cou.
Je ne bouge pas. J'attends. Mon poignet palpite douloureusement. Je respire lentement, profondément, l'air chargé de l'odeur de son sang, de ma sueur et de la peur. Une odeur aigre-douce.
— C'est ça. Fais une petite sieste. Je vais juste… finir de te bricoler.
Je reprends l'aiguille, mes doigts légèrement tremblants maintenant que l'adrénaline retombe. Je termine le dernier point, je couds le fil, je le serre. Il ne réagit plus, sauf un léger tressaillement à chaque passage de l'aiguille. Je nettoie une dernière fois les blessures, applique une pommade antibiotique volée dans une pharmacie il y a des mois, et pose des bandages propres – des compresses stériles, pour une fois.
Quand j'ai fini, je me recule, m'assieds sur le petit tabouret pliant, et je l'observe.
Sous la crasse et le sang, il est… frappant. Pas beau de la beauté lisse des magazines. Beau de la beauté d'un couteau de combat. Une mâchoire carrée, serrée même dans l'inconscience. Des sourcils sombres et droits. Des cernes profonds qui parlent de nuits blanches, pas de fêtes. Ses cheveux, d'un châtain foncé presque noir, sont courts, en désordre, collés par endroits à son front par la sueur de l'agonie.
Je passe une main dans mes propres boucles, soudain consciente de mon apparence : un vieux sweat trop grand, un legging déchiré au genou, pas de maquillage, les yeux sûrement cernés. Je ressemble à ce que je suis : une fille épuisée qui vient de danser pour des inconnus et de jouer à la chirurgienne de guerre dans un van.
Mais il est là, allongé sur mon matelas, respirant grâce à mes points de suture. Le puzzle. L'inconnu dangereux.
— Qui es-tu ? je murmure, plus pour moi que pour lui.
Je tends la main, presque malgré moi, et écarte délicatement le pan de son t-shirt déchiré pour mieux voir le bandage. Ma main effleure sa peau, chaude et tendue sur des muscles durs. Un frisson me parcourt, inattendu, incongru. Ce n'est pas du désir. C'est… de la reconnaissance. La preuve tangible que c'est réel. Que je viens de faire ça.
Soudain, il marmonne. Des mots indistincts, roulés dans une langue qui pourrait être du russe, ou du polonais. Puis, plus clairement, un mot en anglais, chargé d'une urgence terrible :
— Danger.
Mon sang se glace.
— Quoi ? Danger ? Où ? Ici ?
Je me redresse d'un coup, les sens en alerte. Je tends l'oreille, le cœur battant la chamade. Le van est garé dans un coin reculé du parking désaffecté derrière le club. Le silence règne, seulement brisé par le lointain bourdonnement de la ville et le tic-tac d'une fuite d'eau quelque part.
Puis j'entends. Des pas. Lents, mesurés. Plusieurs paires de chaussures sur le gravier. Pas les pas titubants des ivrognes ou des clients du club. Des pas professionnels. Délibérés. Qui s'approchent.
La voix de mon amie Lana résonne dans ma tête : « Tu as un déficit criant d'instinct de survie, Maya ! »
Peut-être pas tant que ça, finalement. La peur, cette fois, est un raz-de-marée, claire et glaciale. Ce n'est plus excitant. C'est mortel.
Je me lève si vite que le tabouret bascule et cogne contre la paroi du van avec un bruit sourd qui me semble assourdissant. Les pas au-dehors s'arrêtent net.
Merde.
KAÏLa porte de la salle de bains se referme sur un clic étouffé. Je reste immobile. J’écoute le silence qui se réinstalle, plus lourd maintenant, chargé de l’effroi que je viens de semer. Je l’entends vomir. Un son faible, étouffé. Suivi de sanglots ravalés. La peur a un goût, une odeur. Je les connais. Aujourd’hui, ils portent un nom : Maya.Une anomalie dans le scénario.Mes propres mots résonnent en moi, froids et précis. C’est la vérité. Elle n’aurait jamais dû être là. Dans cette ruelle. Dans ma vie. Elle a traversé le cadre de mon œuvre comme un trait de pinceau maladroit, et maintenant, la toile est compromise.Je tourne les talons. Je quitte le salon, laissant derrière moi l’écho de sa terreur. L’air est plus frais dans le hall. Je monte l’escalier, mes pas sont silencieux sur le bois verni. La maison est vaste, trop vaste pour un seul homme. Elle a été conçue pour autre chose. Pour une vie qui n’a jamais eu lieu. Maintenant, ce n’est qu’un lieu de passage. Un atelier. Une fo
MAYALe « dernier » tombe comme une pierre tombale se scellant. Ce n’est pas une menace directe. C’est pire. C’est une fatalité. Une loi de la nature qu’il a énoncée. Témoin du Boucher, on ne l’est qu’une fois. Car qui a vu le visage du démon ne peut plus jamais regarder la lumière.Je reste là, pétrifiée, non plus par la peur de Chernov, mais par la révélation de ce que je touche vraiment. La main qui a tenu la mienne n’était pas celle d’un sauveteur ou d’un geôlier.C’était la main qui tient le scalpel et le pinceau.Et dans le silence de la maison-tombe, je comprends que mon nouveau puzzle n’est pas de m’échapper.C’est de survivre à l’artiste .Le silence après ses mots est plus assourdissant qu’un coup de canon. Il m’enveloppe, épais, gluant, chargé de l’écho de cette révélation monstrueuse. Le Boucher. Ce n’est plus un mythe, une légende murmurée dans l’obscurité des réseaux cachés. C’est un homme. Il respire à moins d’un mètre de moi. Sa chaleur animale se confond avec le froid
MAYALa main de Kaï englobe la mienne, une étreinte qui est tout sauf rassurante. Ce n’est pas une main, c’est une manille. Le métal froid de ses bagues mord ma peau, promesse d’une captivité bien plus profonde que physique. Il me tire, et mon corps obéit, traître, alors que chaque fibre hurle de fuir. Le gravier crisse sous nos pas, un bruit sec qui se perd dans le silence oppressant de la propriété. La maison de pierre se dresse, non pas comme un refuge, mais comme un mausolée avant l’heure. Ses fenêtres aveugles sont des orbites vides, la lune, une lumière froide et clinique qui semble l’autopsier.Mon esprit est une ruche en folie. Chaque bourdonnement est une question, une terreur, un fragment d’échiquier trop lourd à soulever. Kaï. Chernov. Un duel titanesque. Et moi, insecte écrasé entre deux plaques tectoniques. Comment a-t-il osé ? La question n’est plus une curiosité, c’est un cri primal, une recherche désespérée de logique au bord du précipice.— Pourquoi ?Le mot s’échappe
MAYAJe déglutis, ma bouche sèche. L’échiquier vient de prendre des dimensions monstrueuses. Mon petit studio, mon club, mes énigmes… des poussières sur cet échiquier.— Alors… le plan, c’est de me cacher jusqu’à ce que tu aies… quoi ? Fait tomber Chernov ?— Le plan, c’est de te mettre en sécurité pendant que je règle la situation. Point.— Et si tu ne la règles pas ? Si tu meurs pour de vrai la prochaine fois ? Je reste cachée jusqu’à ma mort naturelle ?Il se tourne entièrement vers moi cette fois. La faible lumière du tableau de bord éclaire son regard. Il n’y a plus d’incrédulité, plus de mépris. Une lueur d’intérêt intense, presque cruelle.— Tu tiens vraiment à la vie, hein ? Pas seulement à l’adrénaline. À la vraie vie. Ton petit confort, ta routine. C’est ça ton trésor.Ses mots me frappent. Il a raison. D’une façon que je ne m’étais jamais avouée. Mes risques, mes défis… c’était un jeu. Un moyen de me sentir vivante sans jamais vraiment tout risquer. Ceci, là, maintenant… c’
MAYALa fourgonnette avance d’une allure régulière, trop calme pour le chaos qu’elle transporte. Je fixe les rues qui défilent, devenant de plus en plus larges, puis des boulevards, avant de s’engager sur une route nationale. Nous quittons la ville. La pression dans ma poitrine se resserre.Je me tourne vers lui. Il est assis à côté de moi, les yeux mi-clos, mais je sais qu’il ne dort pas. Il surveille la route, les rétroviseurs, l’attitude des deux hommes à l’avant. Il a repris son masque. Celui du contrôle.— Kai.Il tourne lentement la tête vers moi. Ses yeux gris, dans la pénombre, captent les reflets des phares.— Combien de temps ?— Pour quoi ?— Cette « protection ». Combien de temps avant que… la situation soit réglée ? Avant que je puisse rentrer chez moi ?Il me regarde comme si je venais de parler dans une langue étrangère. Un léger haussement de sourcil, presque imperceptible.— Rentrer chez toi ?— Oui. Mon studio. Mon travail. Ma vie. J’ai un planning, tu sais. Des cour
MAYAMais il est déjà reparti, englouti par ses démons.L’aube arrive, grise et lasse. Il dort enfin d’un sommeil plus paisible. Je somnole, adossée au mur, le couteau à éplucher les légumes posé sur mes genoux.Un craquement du lit me réveille. Il est assis, éveillé. La différence est frappante. La faiblesse a reculé, remplacée par une tension concentrée. Ses yeux balaient la pièce, l’évaluent, puis se posent sur moi.— Il faut que je passe un appel, annonce-t-il, sans préambule.— Un appel ? À qui ? Tes « concurrents » pour négocier ?— À mes gens. J’ai besoin de sécurité. De vrais soins. Et il faut te mettre à l’abri.Mes gens. L’expression me glace. Elle suppose une organisation, une hiérarchie. Il n’est pas juste un type en cavale. Il a des ressources.— Donne-moi le téléphone, Maya.Je le lui tends, le cœur battant. Il compose un numéro de mémoire. Il parle, d’une voix basse mais qui n’admet aucune réplique. C’est une voix d’autorité, usée par la douleur mais toujours tranchante







