LOGINCristóbal Vargas
La nuit s’étire comme un fil tendu au bord de la rupture. Le genre de nuit où les fantômes chuchotent plus fort que les vivants. Je fixe les écrans. Chambre 4. Elle ne dort pas. Elle ne pleure pas. Elle pense. Trop.
Les femmes brisées s’effondrent dès la première nuit. Les autres se brisent au fil des jours.
Elle, non. Elle calcule.
Et ça, c’est plus dangereux que les larmes.
Mateo entre sans frapper. Il pue la sueur, l’adrénaline, la rue.
— Elle n’est pas dans nos bases, dit-il. Pas flic, pas pute, pas fugitive officielle. Mais…
Il me tend une photo. Une vieille impression délavée, récupérée d’un dossier oublié. Je l’attrape sans détourner les yeux de l’écran.
— Fabiola Santibanaise . Disparue depuis six mois. Ancienne chanteuse à Veracruz. Pas de famille. Pas d’ennemis connus. Mais y’a un homme qui a cherché sa trace. Un certain Torres. Avocat. Ancien procureur. Viré pour corruption.
— Il est ici ?
— À Tijuana. Il fouille dans les égouts. Il pose des questions. Aux mauvaises personnes.
Je me lève lentement. Mes os craquent comme un avertissement.
— Et maintenant, elle chante à El Infierno. Comme si c’était écrit.
Je serre la photo entre mes doigts. Le papier gémit.
— Fais crever Torres avant qu’il parle. Pas tout de suite. Mais bientôt. Qu’il sente la mort approcher, qu’elle colle à sa peau comme la sueur.
Mateo hoche la tête.
— Et elle ?
— Elle… elle reste. Jusqu’à ce que je décide ce qu’elle vaut. Jusqu’à ce qu’elle se vende ou se venge.
Camila Reyes
Je n’ai pas dormi. Pas vraiment. Les draps sentent la peur, le sperme et le sang lavé à l’eau froide. J’ai compté les secondes entre chaque pas des gardes. J’ai écouté les craquements du plafond, les murmures à travers les murs.
J’ai prié ma mère. En silence. Pas pour moi. Pour que sa mémoire reste propre.
Le jour se lève sans lumière. Gris. Dégueulasse.
Renata m’attend devant la porte. Elle fume. Elle a des cernes comme des cicatrices.
— Tu respires encore. C’est déjà pas mal, dit-elle.
Je ne réponds pas.
— Il te garde depuis longtemps ?
— Cristóbal ne garde que ce qui lui résiste. Le reste, il le jette.
Elle m’emmène vers les coulisses. C’est une ruche de femmes mortes debout.
Toutes trop maquillées, trop maigres, trop jeunes ou trop vieilles pour espérer s’en sortir.
Certaines me regardent avec pitié. D’autres avec haine.
Je suis la nouvelle. La favorite. La condamnée.
Dans un coin, une blonde se coupe une mèche de cheveux avec un couteau à beurre. Elle murmure :
— Elle finira comme les autres. Enterrée sous la scène, avec les cafards.
Je ne réponds pas. Je garde la tête haute. Même si mes jambes tremblent. Même si mon ventre brûle de peur.
Je ne leur donnerai pas ce plaisir.
Cristóbal Vargas
Je la convoque dans le patio. Là où on fait obéir les chiens. Là où les faibles apprennent à se taire.
Le soleil brûle sans chaleur. Deux molosses s’affrontent dans un enclos. Du sang éclabousse la poussière.
Elle arrive. Pas tremblante. Pas fière non plus. Une démarche de survivante.
Elle sait qu’on la regarde. Elle fait semblant de ne pas le savoir.
— Tu as volé quelque chose à Veracruz, dis-je sans détour.
— Ma liberté, señor.
Elle me fixe. Pas de défi. Pas de soumission non plus. Juste une vérité dite à voix nue.
Elle sait mentir. Mieux encore, elle sait choisir le moment où la vérité devient une arme.
— J’aime ta voix. Elle vend de la douleur. Les clients adorent ça.
— Parce qu’ils n’ont pas le courage de pleurer eux-mêmes.
Je ris. Vrai rire. Rare.
Et elle comprend. Elle vient de gagner un jour de plus. Peut-être deux.
— Je vais t’offrir un choix. Soit tu continues de chanter ici, pour moi. Soit je vends ta peau à celui qui paiera le plus.
— Et si je refuse ?
Je me penche. Assez pour qu’elle sente mon souffle.
— Alors je te brise. Et je garde les morceaux pour m’en souvenir.
Elle hoche la tête. Pas par peur. Par résolution.
— Je chanterai. Ce que tu veux. Mais souviens-toi… Les chansons gardent des secrets.
Je souris. Elle commence à comprendre les règles.
Mais moi, ce que je veux, c’est voir si elle sait les briser.
---
Mateo
J’ai fait ce qu’il a demandé. Torres est localisé. Hôtel minable, odeur de pisse et de bière éventée.
Il dort peu. Il parle trop.
— Tu veux qu’on le chope ce soir ?
Cristóbal me regarde, pensif.
— Non. On le suit. Il finira par tout nous dire sans qu’on le touche. Il est trop nerveux pour se taire.
— Et si elle bosse avec lui ?
Cristóbal s’approche de la vitre. Il regarde le monde comme un fauve regarde un troupeau.
— Alors ce sera encore plus amusant de la regarder s’effondrer.
---
Camila Reyes
Le soir tombe. Ma deuxième chanson. Ma deuxième condamnation.
Les lumières m’aveuglent. Ma gorge est sèche. Mais je chante.
Je chante comme si chaque mot pouvait repousser la mort.
Comme si chaque note contenait un message. Codé. Pour Torres. Pour moi-même. Pour la femme que j’étais.
Je chante comme si demain n’existait pas.
Comme si cette scène était mon dernier combat.
Et dans la foule, je vois une silhouette. Une ombre familière. Quelqu’un qui ne boit pas. Qui ne parle pas. Qui écoute.
Quelqu’un qui me reconnaît.
Mon cœur rate un battement.
Je retiens un frisson.
C’est lui. Torres.
Il m’a trouvée.
Mais dans ses yeux, il y a plus que la surprise.
Il y a la peur.
CRISTÓBAL— Tu es tendue, murmure-je contre son oreille. Tu devrais te reposer davantage.— Je me reposais, avant que tu n’arrives, dit-elle d’une voix sourde, le visage enfoui dans le tissu.— Tu ne te reposais pas. Tu t’enfuyais. Il n’y a pas d’échappatoire, Camila. Je suis partout où tu es.Je la guide hors de la baignoire, ses pieds laissant des empreintes sombres sur le carrelage. Je ne la lâche pas. Je la dirige vers la chambre à coucher adjacente, une pièce plus petite, plus intime que la nôtre, qu’elle utilise pour ses siestes avec les enfants. Le lit est défait, couvert de coussins. La lumière est dorée.Là, je lâche la serviette. Elle tombe à ses pieds en un tas humide. Elle est de nouveau nue, frissonnante sous la caresse de l’air plus frais. Elle tente de se recroqueviller, mais je pose une main à plat sur son ventre, juste sous le nombril. La paume couvre la marque de ce qu’elle m’a donné.— Regarde ce que tu as fait. Regarde ce corps. Il est à moi. Il a porté mon sang. I
CRISTÓBALJe sais que l’après-midi est son heure. Le seul moment de répit qu’elle s’accorde. Les enfants dorment, leur sommeil lourd de lait et d’explorations matinales. Les domestiques s’effacent, suivant un horaire que j’ai moi-même établi. La maison retient son souffle.Et elle, elle se réfugie dans l’eau.Je monte l’escalier de service, mes pas absolument silencieux sur les marches de pierre. Je connais chaque craquement de cette maison, chaque murmure de ses tuyauteries. Je sais à quelle heure précise l’eau chaude commence à couler dans la baignoire de la chambre bleue, celle qu’elle a réclamée pour sa « détente ». Un caprice que j’ai accordé, voyant là l’occasion d’un rituel prévisible. Un moment de vulnérabilité programmée.La porte du boudoir est entrouverte. Une vapeur parfumée s’en échappe, chargée de senteurs d’amande douce et de fleur d’oranger , des huiles qu’elle commande en secret, pensant que je l’ignore. L’odeur est enveloppante, sensuelle. Elle croit se soigner, se r
CRISTÓBALJe ferme la porte de la chambre d’enfants avec une lenteur inhabituelle, la main sur le lourd bouton de bronze poli. Le bois massif absorbe le dernier écho du rire cristallin , celui d’Alba et l’isole du reste de la maison. De mon monde.Je reste un moment dans le couloir sombre, les doigts toujours posés sur le métal froid, écoutant le silence qui me répond. Mais derrière ce silence, dans le théâtre de mon esprit, les images persistent, tenaces.Luz. Ma petite guerrière. Secouant les barreaux de son lit comme les grilles d’une forteresse qu’elle compte bien conquérir. Ses yeux, mes propres yeux, jettent déjà des étincelles noires de défi et d’intelligence brute. J’ai vu, ce matin même, comment elle a attrapé le hochet d’argent que je lui ai offert, non pour le secouer avec la joie simple d’un bébé, mais pour l’examiner, le tourner, frapper le barreau avec, testant sa solidité, écoutant la qualité du son. Une scientifique de la puissance. Une graine de stratège. Une fierté,
Six mois.La mesure du temps n’est plus la même. Elle ne se compte plus en jours, ni en missions, ni en attentes anxieuses. Elle se compte en respirations synchrones, en regards qui se croisent et comprennent, en minuscules conquêtes qui font battre le cœur à tout rompre.Ils vont bien.C’est la première pensée, chaque matin, quand la conscience émerge du sommeil épars, haché par les pleurs et les tétées nocturnes. Une vérification immédiate, physique, avant même d’ouvrir les yeux. Les trois souffles dans la pénombre. Léger, rapide, régulier. Ils vont bien.Le berceau a été remplacé par trois petits lits à barreaux, alignés côte à côte le long du mur le plus chaud de la chambre. Le bois riche est toujours là, mais il est maintenant taché de lait séché, égratigné par des jouets en bois trop lancés, encadré par des tournesols en tissu que j’ai insisté pour accrocher. De petits territoires jumeaux, où leurs personnalités, déjà, dessinent des frontières.La petite guerrière du premier jou
CamilaJe m’assois lourdement dans le fauteuil à bascule près du berceau. Je défais ma chemise d’une main maladroite. Je n’ai aucune idée de ce que je fais. C’est mon corps qui guide, une mémoire ancestrale plus vieille que ma raison. Je la présente à mon sein. Elle cherche un instant, son petit visage se plissant d’effort, puis trouve. Et elle tète.La sensation est… électrique. C’est bien plus que physique. C’est un courant qui va de mon sein à mon âme, un circuit qui se ferme, une connexion archaïque et totale. Je regarde ses paupières palpiter, ses minuscules joues qui se creusent et se gonflent avec un rythme régulier. Je vois son petit poing se serrer contre ma peau, se raccrochant à la vie, à moi.Les larmes coulent à nouveau. Silencieuses, chaudes. Elles ne sont ni de joie ni de tristesse. Elles sont l’expression liquide de tout ce chaos, de cet amour-terreur qui me submerge. Je pleure sur sa perfection. Sur mon impuissance. Sur le lien incassable qui vient de se sceller dans
CamilaLe jour filtre à travers les persiennes, découpant des barres de lumière poussiéreuse sur le sol de la chambre. L'odeur de l'accouchement a été lavée, remplacée par des effluves de linge propre, de lait, et cette fragrance douce-amère, indéfinissable, des nouveau-nés. Un calme mortel a succédé à la tempête. Et au centre de ce calme, il y a eux.Ils dorment.C’est la première fois que je peux vraiment les regarder, sans la terreur immédiate de la douleur, sans son ombre écrasante entre nous. Elena les a nourris au biberon la nuit dernière, sur ordre. « Vous devez récupérer », avait-elle dit, évitant mon regard. Mais ce matin, après une toilette rapide et silencieuse, elle les a alignés dans le grand berceau en acajou qui trônait, sinistre et préparé, au pied du lit. Puis elle est partie.Je suis seule. Vraiment seule avec eux, pour la première fois.Mes jambes sont de coton, mon bassin n’est qu’une seule et immense douleur sourde, et mes seins sont lourds, tendus, douloureux. Ma







