Camila Reyes
On m’a laissée seule dans une loge minuscule, éclairée par une ampoule nue suspendue à un fil qui grésille. Le miroir est fendu. Le plastique du cadre jauni craque sous mes doigts. Sur le banc, des traces de poudre blanche. Le sol colle sous mes talons. Le parfum âcre de la sueur et de la peur sature l’air. Ça sent la fin d’un rêve et le début d’un piège.
Je retire lentement ma robe. Les sequins tombent en silence, comme des larmes. Mes épaules sont nues. Mon cœur bat à contretemps, comme s’il essayait de me prévenir d’un danger imminent. Je me regarde dans le miroir. Ce n’est pas moi. Ce n’est plus moi. C’est elle.
Isabela Morales.
Le rouge à lèvres est trop vif. Les yeux sont soulignés de noir. La peau brille d’une fausse chaleur. Mais au fond… dans le regard… il reste une braise. Camila n’est pas morte. Elle attend. Tapie. Résistante. Elle serre les dents sous le masque d’Isabela.
Je ferme les yeux. Je respire. Je chante un air que ma mère me fredonnait quand j’étais petite. Une chanson d’adieu. Une prière déguisée. Juste assez longue pour ralentir la panique. Juste assez douce pour faire taire la rage. La mélodie tremble sur ma langue, mais elle tient. Et moi aussi.
On frappe.
Une femme entre. Grande. Élégante. Trop belle pour être libre. Sa robe est coupée au ras de la décence, ses talons claquent comme des menaces.
— Je suis Renata. La costumière. Si t’as besoin de quoi que ce soit, tu me demandes à moi. Pas aux autres. Les autres appartiennent tous à Cristóbal.
Elle me tend une robe. Rouge sang. Transparente aux mauvais endroits. Coupée pour faire mal.
— Tu as des ennemis ? demande-t-elle sans me regarder.
Je cligne des yeux.
— Pas encore.
Elle hoche la tête, satisfaite.
— Ça viendra.
Puis elle se penche, arrange un pli de la robe, sans douceur.
— J’ai vu des filles comme toi. Celles qui regardent trop longtemps les portes de sortie. Fais gaffe. Ici, l’air est lourd, mais c’est pas lui qui tue. C’est les silences.
Elle sort, me laissant seule avec la robe et mes questions.
Cristóbal Vargas
Je l’observe derrière la vitre sans tain. Elle ne sait pas que je la regarde. Elle croit être seule. Et pourtant, elle se tient droite. Fière. Trop fière. Elle agit comme si le danger était familier. Comme si elle n’était pas venue pour fuir, mais pour infiltrer.
Son dossier est vide. Trop vide. Aucune pute ne débarque à El Infierno avec si peu de passé. Aucun accent. Aucune faille visible. Comme une actrice trop bien préparée.
Elle chante bien, pourtant. Sa voix a quelque chose de brûlé, comme du velours passé au feu. Il y a une cicatrice dans sa gorge. Une douleur ancienne qui ne s’efface pas. Et les clients adorent ça. Les tragédies qui chantent.
Je déteste les surprises.
Et elle… elle en est une.
Je me tourne vers Mateo, mon bras droit.
— Fais chercher son sang. Son ADN. Sa merde. Tout ce qu’elle cache.
— Et si elle est flic ?
Je souris.
— Alors elle apprendra ce que ça coûte d’entrer dans ma maison sans être invitée.
Camila Reyes
On m’appelle sur scène. Les lumières explosent. La foule est en transe. Pas à cause de moi. À cause de la drogue, de la musique, du frisson constant de la violence. Ils ne sont pas là pour aimer. Ils sont là pour consommer.
Je m’avance. Ma robe colle à ma peau. Chaque pas est une guerre. Chaque note, un mensonge. Ma voix s’élève, caresse l’air, s’enroule autour des têtes penchées. J’entends les soupirs, les murmures, les désirs qui rampent. Et je les noie sous la musique.
Et ses yeux.
Cristóbal. Installé au centre, comme un roi romain. Il me regarde comme un peintre regarde une toile qu’il s’apprête à mutiler. Il ne voit pas une femme. Il voit un avertissement. Ou une arme.
Je chante pour lui. Et pour Torres. Et pour moi.
Je chante pour tous les morts à venir.
Quand la chanson s’achève, le silence tombe. Comme un couperet.
Cristóbal se lève. Il applaudit lentement. Une seule fois. Puis encore. Et la foule suit. Hypnotisée. Il s’avance. La foule s’écarte, comme l’eau autour d’un requin.
Son parfum est métallique. Son aura, glaciale.
— Toi, murmure-t-il, tu ne viens pas d’ici.
Je ne cille pas.
— Je viens d’où on apprend à survivre.
Son sourire est plus tranchant qu’un rasoir. Il approche ses lèvres de mon oreille.
— Ce soir, tu vas dormir ici. Dans mes appartements.
Un frisson de glace me traverse l’échine.
Pas de refus possible. Pas de sortie.
Je souris.
— Si tu veux, señor.
Il me mène à travers un couloir souterrain. Le sol est en marbre noir, taché de gouttes brunes. Le silence est trop lourd. Trop dense. À chaque pas, mon instinct hurle. Mais mes jambes avancent. Mon dos reste droit.
Sa chambre est une forteresse. Murs en béton, meubles en acajou, vitres blindées. Pas une seule fenêtre. Seulement lui.
Il me tend un verre. Je ne bois pas.
— Tu as peur ? me demande-t-il.
— Non.
— Tu devrais.
Je le regarde droit dans les yeux.
Je mens comme je respire.
— Et toi ? Tu n’as peur de rien ?
Son sourire s’efface un instant. Juste un instant.
Puis il rit.
— De toi, peut-être. Un jour.
Il s’approche. Trop près. Sa main se pose sur ma nuque. Pas une caresse. Une évaluation. Il me jauge. Me goûte. Me défie.
— Ce soir, tu dors là. Dans ce lit. Seule. Mais demain, on verra.
Il sort. Me laisse avec les ombres.
Je m’allonge. J’écoute la respiration du silence.
Je ferme les yeux.
Et je jure une chose.
Demain, je gagnerai un peu plus sa confiance.
Et un jour, je serrerai le canon sur son cœur.
Et je presserai la détente.
Cristóbal VargasElle croit que la résistance est ce qui la rend forte. Elle pense que chaque mot, chaque défi, chaque geste de défi peut ébranler ma position. Mais elle ne comprend pas encore que dans ce monde, il n’y a qu’une seule loi. Et c’est moi qui la dicte.Je la fixe, debout dans cette chambre bleue qui respire comme un cœur battant à l’unisson avec le mien. Les rideaux frémissent sous l’effet de la brise qui pénètre la pièce, mais la chaleur entre nous est palpable, étouffante. Elle peut sentir la tension. Elle sait que l’instant est venu.Elle croit qu’elle peut me défier. Et je vais lui montrer à quel point cette illusion est dangereuse.Je m’avance d’un pas, le souffle court mais mes gestes parfaitement maîtrisés, chaque mouvement calculé pour lui rappeler qui domine réellement cet espace. Elle n’a pas encore appris. Elle pense qu’elle peut jouer au même jeu que moi, qu’elle peut me faire plier à sa volonté. Mais elle va comprendre que tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle
Cristóbal VargasJe ne suis pas distrait.Je ne suis jamais distrait.Même quand elles s’entredéchirent derrière les murs, dans leurs querelles de venin et de fierté blessée.Même quand Isabella, avec ses yeux pleins de feu et de défi, trouble l’ordre que j’avais sculpté à la lame.Je reste maître.Et ce matin, il faut que je rappelle à l’un des miens ce que ce mot signifie.Maître.Pas allié. Pas ami. Pas égal.Le hangar sent l’huile, la sueur et la peur.Mes hommes sont alignés. Droits, silencieux, comme des chiens bien dressés.Tous sauf un.Esteban Gutiérrez.Je l’ai hissé hors de la fange. Nourri. Protégé.Je l’ai regardé ramper, puis marcher, puis courir.Et maintenant, il pense pouvoir mordre la main qui l’a façonné.Il lève à peine les yeux quand j’arrive.Grave erreur.— On m’a dit que tu parlais trop, Esteban, je dis calmement.Ma voix fend l’espace comme une lame nue.Elle ne monte jamais. Elle n’a pas besoin.Le pouvoir ne crie pas. Il murmure, et tout le monde écoute.— J
Cristóbal VargasJe referme la porte derrière elle.Le loquet claque.Elle est à moi, pour cette nuit, dans cet instant. Mais mon esprit, lui, est ailleurs.Son odeur est différente.Un parfum d’homme accroché à sa robe. Une trace étrangère sur sa peau.Et ses cheveux humides n’ont rien d’innocent.Je m’approche.Elle ne bouge pas. Elle me toise, encore.Putain, cette femme…— Qui était-ce ?Ma voix est basse, calme. Mais chaque mot pèse comme une lame.— L’homme, dans la ruelle. Celui qui t’a touchée. Celui qui t’a regardée comme s’il t’avait déjà eue.Ses yeux brillent. Mais elle ne recule pas.— Tu regardes trop, Cristóbal. Et tu vois trop tard.Je serre les dents.Elle joue. Encore. Toujours.Je la saisis par le poignet, pas pour la blesser.Juste pour sentir si son pouls ment autant que sa langue.— Tu m’appartiens maintenant. Tu comprends ?— Non.Elle sourit.— Je ne suis pas une chose. Ni une promesse. Encore moins un souvenir.Je claque contre elle. Mon corps, le mur.Et ses
Cristóbal VargasLa voiture n’arrive jamais à destination.Un claquement sec. Un crissement bref. Puis le silence.L’écran vacille un instant, une pixellisation verte qui masque les détails. Puis l’image revient, nette. Fixe. Crue.Je vois Camila sortir du véhicule. Seule. Elle marche sans se presser. Son dos droit. Ses talons claquent dans la nuit. Pas une hésitation.Torres, lui, ne bouge plus. Il est resté là, la tête éclatée contre la vitre. Un seul tir. Parfait. Chirurgical. Juste entre les deux yeux. Il n’a pas souffert.Mateo a bien travaillé.Et pourtant…Je sens une chose étrange. Une déchirure, une fausse note. Quelque chose qui me gratte sous la peau comme une alarme trop discrète.Je zoome.Camila ne crie pas. Elle ne gémit pas. Elle ne regarde même pas autour d’elle. Elle fixe le corps de Torres avec un calme dérangeant. Comme si elle l’attendait, cette mort. Comme si elle l’avait déjà vécue.Elle effleure l’enveloppe, encore intacte, puis l’enfouit sous sa veste. Sa main
Camila ReyesJ’attends. J’observe. Torres. Il est là. Et je vois.Il ne m’aime plus. Il ne me veut plus.Mais il est là pour une raison. Une raison qui m’échappe, mais qui s’éclaire au fur et à mesure que le silence s’installe entre nous. Ce n’est pas lui qui peut m’aider. Ce n’est pas lui qui peut me sauver.Mais peut-être… peut-être que c’est lui qui me montrera la voie. La voie pour enfin briser ce cercle.Je tourne la tête et je fixe Cristóbal. Et cette fois, je n’ai plus peur. Parce que je sais que je ne suis plus la même. Et je suis prête à faire face à tout.La nuit est tombée comme un couperet sur le club. L’air est dense, saturé d’attentes, de murmures étouffés, de regards que l’on détourne. Je descends de scène sans un mot. Mes talons claquent sur le bois comme des coups de feu. Derrière moi, les applaudissements ont cessé depuis longtemps. J’ai chanté comme on crie un secret trop longtemps contenu. Et maintenant, je ne suis plus une voix. Je suis une menace.Torres me suit.
Camila ReyesLe silence après ma chanson est lourd, presque suffocant.Je sens les regards peser sur moi, comme des griffes invisibles, mais je ne peux pas fléchir. Je ne dois pas. Pas maintenant. Pas alors que tout est sur le point de basculer.Mon cœur tambourine dans ma poitrine, mais j’affiche un calme glacé. La scène est figée. Torres est là, mais je sais qu’il ne vient pas pour me sauver. Il est là pour quelque chose de plus grand. Pour un secret que nous avons partagé autrefois, mais que le temps a oublié. Pour une vérité qui, aujourd’hui, pourrait tout changer.Je le vois se lever lentement. Il n’a pas l’air d’un homme en panique, mais d’un homme qui s’apprête à risquer sa vie pour quelque chose qu’il croit plus grand que lui. Un instant, je m’interroge. Est-ce que je pourrais encore lui faire confiance ? Est-ce qu’il est ce héros que j’ai cru être, ou juste un autre prédateur masqué derrière des idéaux ?Il s’approche. Pas d’armement visible, pas de gestes brusques. Juste un