LOGINCristóbal Vargas
La voiture n’arrive jamais à destination.
Un claquement sec. Un crissement bref. Puis le silence.
L’écran vacille un instant, une pixellisation verte qui masque les détails. Puis l’image revient, nette. Fixe. Crue.
Je vois Camila sortir du véhicule. Seule. Elle marche sans se presser. Son dos droit. Ses talons claquent dans la nuit. Pas une hésitation.
Torres, lui, ne bouge plus. Il est resté là, la tête éclatée contre la vitre. Un seul tir. Parfait. Chirurgical. Juste entre les deux yeux. Il n’a pas souffert.
Mateo a bien travaillé.
Et pourtant…
Je sens une chose étrange. Une déchirure, une fausse note. Quelque chose qui me gratte sous la peau comme une alarme trop discrète.
Je zoome.
Camila ne crie pas. Elle ne gémit pas. Elle ne regarde même pas autour d’elle. Elle fixe le corps de Torres avec un calme dérangeant. Comme si elle l’attendait, cette mort. Comme si elle l’avait déjà vécue.
Elle effleure l’enveloppe, encore intacte, puis l’enfouit sous sa veste. Sa main glisse avec précision. Elle ne tremble pas. Elle ne vacille pas.
Je plisse les yeux.
— Mateo.
— Oui ?
— Ramène-la. Vivante. Pas un bleu, pas une égratignure. Je veux la voir respirer quand je lui parle.
— Et si elle résiste ?
— Elle ne résistera pas.
Mais à voix basse, je murmure :
— Du moins, pas encore.
Parce que soudain, une idée me traverse.
Et si elle n’était pas ce que je crois ?
Et si Camila Reyes… n’était qu’une façade ?
Un masque.
Un piège.
Un nom de trop.
Mateo
J’ai tiré. Comme je le fais toujours.
Froidement. Avec méthode. Sans un bruit.
Mais cette fois, quelque chose a changé.
Ce n’est pas le sang. Ce n’est pas la mort.
C’est le regard de la fille.
Pas de panique. Pas de choc. Pas même un sursaut.
Juste… un silence tendu.
Un calcul.
Une promesse.
Elle m’a regardé comme on jauge un adversaire. Pas un bourreau. Pas un tueur. Un pion.
Elle savait.
Et elle a reculé. Lentement. Son corps effleurant la carrosserie, comme pour mieux disparaître dans les ombres. Pas un mot. Juste ce regard planté dans le mien, comme une lame dans la gorge.
Je n’aime pas ça.
J’ai l’habitude de comprendre les gens avant qu’ils ne bougent. C’est mon travail. Lire les intentions. Anticiper. Abattre.
Mais elle, je ne la lis pas.
Camila Reyes ? Non.
Ce nom sonne faux maintenant. Comme une invention.
Je sors mon téléphone. Appelle Cristóbal.
— Elle a filé. Mais je vais la retrouver.
Il ne répond pas tout de suite. Puis :
— Fais vite, Mateo. Je crois qu’elle joue une partie que nous ne comprenons pas encore.
Camila Reyes (Isabella)
Torres est mort.
Et je ne pleure pas.
Parce qu’au fond, ce n’était jamais lui que j’attendais pour me sauver. Il a été un outil. Une distraction. Un éclat du passé qui croyait encore qu’on pouvait se battre avec la vérité.
Mais la vérité n’est qu’une arme, elle aussi.
Je regarde son corps. Juste un instant. Pas pour lui. Pour moi.
Je veux m’en souvenir. De l’odeur du sang. De la chaleur qui s’échappe. De la fin.
Je veux me rappeler que tout ce que je fais depuis le début a un prix. Que chaque geste, chaque sourire, chaque chanson chantée dans ce club pourri est une lame que j’enfonce plus profondément dans la bête.
Je me glisse dans l’arrière-rue. Quinze secondes. Pas plus. Avant que Mateo réalise. Avant que les caméras me suivent.
Je retire mes talons. J’arrache les bijoux. Mon souffle est court, mais calme.
Et puis je murmure.
— Isabella.
Ce nom. Je ne l’ai pas dit depuis des années. Je l’ai enterré. Étouffé. Pour survivre.
Mais maintenant, il revient. Et avec lui, tout ce que j’ai été.
La fille de personne. L’ombre dans les archives. L’héritière du silence.
Cristóbal pense qu’il me possède.
Il pense que je suis son chef-d’œuvre. Sa sirène. Son poison apprivoisé.
Il ne sait pas qu’il a bâti son empire autour de moi.
Et que je tiens déjà la clef.
Je passe la main sous ma robe.
La clé USB est toujours là. Collée à ma cuisse. Minuscule. Indétectable.
Torres ne la connaissait pas.
Personne ne la connaît.
Parce que moi, je n’ai jamais misé sur une sortie de secours.
J’ai toujours préparé l’incendie.
Et cette fois, je vais faire tomber le roi.
Pas avec un cri.
Pas avec une balle.
Mais avec un sourire.
Et un nom que personne ne connaît encore.
Isabella Cruz.
Et c’est le début de leur fin.
Cristóbal Vargas
Ils l’ont retrouvée.
Dans une ruelle, assise sur un muret, les bras croisés, comme si elle attendait.
Elle n’a pas fui. Elle n’a pas couru.
Elle m’attendait.
Quand Mateo l’approche, elle lève la main.
— Dis-lui que je viens. Mais seule.
Et Mateo, l’imbécile, obéit.
Je l’observe entrer.
Lente. Silencieuse.
Ses talons claquent sur le marbre comme un glas.
Ses cheveux sont humides. Sa robe froissée. Mais son regard… intact.
Froid. Brillant. Insaisissable.
Elle s’arrête devant moi.
Ne baisse pas les yeux.
Et moi, pour la première fois, je sens quelque chose d’ancien se réveiller.
La faim. La vraie. Celle qui ne dévore pas le corps, mais l’âme.
— Isabella, hein ?
Elle ne répond pas. Mais son silence vaut mille vérités.
Je m’approche.
Elle ne recule pas.
Elle me défie.
Je lève la main. Pas pour la frapper.
Pour la toucher. La posséder. L’éprouver.
Sa joue est chaude. Sa peau douce. Mais je sens la morsure sous la tendresse.
— Qui es-tu, vraiment ?
Ses lèvres esquissent un sourire.
— Celle que tu veux trop tard.
Je serre la mâchoire.
Elle a du feu dans la voix.
Et moi, je la veux.
Pas comme on veut un corps.
Pas comme on veut un trophée.
Je la veux pour ce qu’elle cache. Pour ce qu’elle détruit.
Je la veux même si elle me saigne.
— Tu sais ce que je fais aux traîtres ?
Elle incline la tête, amusée.
— Tu les couches dans ton lit avant de les enterrer.
Le silence claque.
Elle sourit.
Je l’attrape par la nuque. Lentement.
Je pourrais la briser. Elle le sait.
Mais mes lèvres frôlent les siennes.
Et elle ne bouge pas.
— Dis-moi non.
Elle murmure :
— Fais-le, et je t’avale.
Je la plaque contre le mur.
Elle rit dans ma bouche.
Un rire de défi, de feu, d’explosion.
Elle est poison.
Et je suis déjà mortellement ivre d’elle.
Isabella Cruz
Je suis revenue parce que je le voulais.
Pas pour me rendre.
Pas pour supplier.
Je suis venue le regarder en face.
Lui montrer que je sais.
Lui montrer que je n’ai plus peur.
Quand il me touche, je sens son trouble.
Il me veut. D’une façon qu’il ne comprend pas encore.
Ce n’est pas du désir. C’est du besoin. Du manque. De la rage.
Il croit qu’il m’a enchaînée.
Mais c’est lui qui tourne en rond dans ma cage.
Ses lèvres brûlent les miennes.
Et moi, je le laisse croire que je cède.
Que je vacille.
Mais au fond, je n’oublie rien.
Ni la clé.
Ni les noms.
Ni la tombe que j’ai creusée pour lui depuis longtemps.
— Tu me veux, Cristóbal ?
— Comme on veut ce qu’on ne peut pas avoir.
Alors je glisse à son oreille :
— Regarde-moi bien. Ce n’est pas moi que tu possèdes. C’est ta fin que tu caresses.
Et je souris.
Parce que la nuit est à moi.
Et que le roi, déjà, chancelle.
CRISTÓBAL— Tu es tendue, murmure-je contre son oreille. Tu devrais te reposer davantage.— Je me reposais, avant que tu n’arrives, dit-elle d’une voix sourde, le visage enfoui dans le tissu.— Tu ne te reposais pas. Tu t’enfuyais. Il n’y a pas d’échappatoire, Camila. Je suis partout où tu es.Je la guide hors de la baignoire, ses pieds laissant des empreintes sombres sur le carrelage. Je ne la lâche pas. Je la dirige vers la chambre à coucher adjacente, une pièce plus petite, plus intime que la nôtre, qu’elle utilise pour ses siestes avec les enfants. Le lit est défait, couvert de coussins. La lumière est dorée.Là, je lâche la serviette. Elle tombe à ses pieds en un tas humide. Elle est de nouveau nue, frissonnante sous la caresse de l’air plus frais. Elle tente de se recroqueviller, mais je pose une main à plat sur son ventre, juste sous le nombril. La paume couvre la marque de ce qu’elle m’a donné.— Regarde ce que tu as fait. Regarde ce corps. Il est à moi. Il a porté mon sang. I
CRISTÓBALJe sais que l’après-midi est son heure. Le seul moment de répit qu’elle s’accorde. Les enfants dorment, leur sommeil lourd de lait et d’explorations matinales. Les domestiques s’effacent, suivant un horaire que j’ai moi-même établi. La maison retient son souffle.Et elle, elle se réfugie dans l’eau.Je monte l’escalier de service, mes pas absolument silencieux sur les marches de pierre. Je connais chaque craquement de cette maison, chaque murmure de ses tuyauteries. Je sais à quelle heure précise l’eau chaude commence à couler dans la baignoire de la chambre bleue, celle qu’elle a réclamée pour sa « détente ». Un caprice que j’ai accordé, voyant là l’occasion d’un rituel prévisible. Un moment de vulnérabilité programmée.La porte du boudoir est entrouverte. Une vapeur parfumée s’en échappe, chargée de senteurs d’amande douce et de fleur d’oranger , des huiles qu’elle commande en secret, pensant que je l’ignore. L’odeur est enveloppante, sensuelle. Elle croit se soigner, se r
CRISTÓBALJe ferme la porte de la chambre d’enfants avec une lenteur inhabituelle, la main sur le lourd bouton de bronze poli. Le bois massif absorbe le dernier écho du rire cristallin , celui d’Alba et l’isole du reste de la maison. De mon monde.Je reste un moment dans le couloir sombre, les doigts toujours posés sur le métal froid, écoutant le silence qui me répond. Mais derrière ce silence, dans le théâtre de mon esprit, les images persistent, tenaces.Luz. Ma petite guerrière. Secouant les barreaux de son lit comme les grilles d’une forteresse qu’elle compte bien conquérir. Ses yeux, mes propres yeux, jettent déjà des étincelles noires de défi et d’intelligence brute. J’ai vu, ce matin même, comment elle a attrapé le hochet d’argent que je lui ai offert, non pour le secouer avec la joie simple d’un bébé, mais pour l’examiner, le tourner, frapper le barreau avec, testant sa solidité, écoutant la qualité du son. Une scientifique de la puissance. Une graine de stratège. Une fierté,
Six mois.La mesure du temps n’est plus la même. Elle ne se compte plus en jours, ni en missions, ni en attentes anxieuses. Elle se compte en respirations synchrones, en regards qui se croisent et comprennent, en minuscules conquêtes qui font battre le cœur à tout rompre.Ils vont bien.C’est la première pensée, chaque matin, quand la conscience émerge du sommeil épars, haché par les pleurs et les tétées nocturnes. Une vérification immédiate, physique, avant même d’ouvrir les yeux. Les trois souffles dans la pénombre. Léger, rapide, régulier. Ils vont bien.Le berceau a été remplacé par trois petits lits à barreaux, alignés côte à côte le long du mur le plus chaud de la chambre. Le bois riche est toujours là, mais il est maintenant taché de lait séché, égratigné par des jouets en bois trop lancés, encadré par des tournesols en tissu que j’ai insisté pour accrocher. De petits territoires jumeaux, où leurs personnalités, déjà, dessinent des frontières.La petite guerrière du premier jou
CamilaJe m’assois lourdement dans le fauteuil à bascule près du berceau. Je défais ma chemise d’une main maladroite. Je n’ai aucune idée de ce que je fais. C’est mon corps qui guide, une mémoire ancestrale plus vieille que ma raison. Je la présente à mon sein. Elle cherche un instant, son petit visage se plissant d’effort, puis trouve. Et elle tète.La sensation est… électrique. C’est bien plus que physique. C’est un courant qui va de mon sein à mon âme, un circuit qui se ferme, une connexion archaïque et totale. Je regarde ses paupières palpiter, ses minuscules joues qui se creusent et se gonflent avec un rythme régulier. Je vois son petit poing se serrer contre ma peau, se raccrochant à la vie, à moi.Les larmes coulent à nouveau. Silencieuses, chaudes. Elles ne sont ni de joie ni de tristesse. Elles sont l’expression liquide de tout ce chaos, de cet amour-terreur qui me submerge. Je pleure sur sa perfection. Sur mon impuissance. Sur le lien incassable qui vient de se sceller dans
CamilaLe jour filtre à travers les persiennes, découpant des barres de lumière poussiéreuse sur le sol de la chambre. L'odeur de l'accouchement a été lavée, remplacée par des effluves de linge propre, de lait, et cette fragrance douce-amère, indéfinissable, des nouveau-nés. Un calme mortel a succédé à la tempête. Et au centre de ce calme, il y a eux.Ils dorment.C’est la première fois que je peux vraiment les regarder, sans la terreur immédiate de la douleur, sans son ombre écrasante entre nous. Elena les a nourris au biberon la nuit dernière, sur ordre. « Vous devez récupérer », avait-elle dit, évitant mon regard. Mais ce matin, après une toilette rapide et silencieuse, elle les a alignés dans le grand berceau en acajou qui trônait, sinistre et préparé, au pied du lit. Puis elle est partie.Je suis seule. Vraiment seule avec eux, pour la première fois.Mes jambes sont de coton, mon bassin n’est qu’une seule et immense douleur sourde, et mes seins sont lourds, tendus, douloureux. Ma







